LE GLAIVE
ET
LE MARCHÉ
Par la Fondation Robert Schuman
Le » moment Hamilton » de l’Europe est-il arrivé ?[1] Certains observateurs ont ainsi plaidé pour un renouveau fédéraliste impliquant la création d’un budget de la zone euro à des fins de stabilisation et de convergence économique[2]. De fait, le 19 juin 2018, la déclaration de Meseberg comportait une proposition franco-allemande visant à établir dans cet esprit un budget de la zone euro à partir de 2021. Cependant, l’Europe est encore loin d’un accord politique sur la mutualisation de la dette publique et des ressources fiscales, lesquelles ont historiquement été des éléments clés de la définition du rôle du gouvernement fédéral des États-Unis. Pour autant, la stabilisation économique n’était pas la préoccupation des pères fondateurs américains. Ce sont les dépenses militaires qui jouèrent un rôle primordial dans l’augmentation du budget fédéral américain au début du XIXème siècle[3]. En pratique, le budget fédéral avait pour rôle de financer les dépenses militaires et la protection des frontières, afin de consolider l’existence même d’une nouvelle entité politique. Quelles leçons peuvent-elles être tirées de cette expérience pour l’Europe actuellement ?
L’Union européenne (UE) est confrontée à des risques extérieurs considérables. La présidence de D. Trump et la perspective du Brexit ont suscité de nouveaux doutes sur la solidité de la solidarité atlantique et sur l’autonomie des capacités de défense européenne. À environ 1,3% du PIB, les dépenses de défense de l’Europe représentent moins de la moitié de leur équivalent américain, et restent sensiblement en deçà des engagements pris vis-à-vis de l’OTAN (2 % du PIB en 2024).
Pendant ce temps, sur le front économique, il existe un consensus sur le fait que l’architecture de l’Union monétaire européenne (UEM) reste insuffisamment complète pour prévenir la réémergence de menaces telles que la crise de la dette souveraine de 2012. L’euro et les institutions telles que la BCE garantissent une forme de protection par une monnaie stable et crédible ; cependant les États membres de la zone euro n’ont que peu d’outils à leur disposition pour atténuer les effets sur l’emploi et la croissance de chocs de grande ampleur. En outre, la convergence économique entre pays européens, qui pourrait accroître la robustesse de l’union économique, s’est également enlisée, si ce n’est inversée, depuis la crise financière, et les marchés financiers et bancaires restent divisés selon les frontières nationales. Dans ce contexte, les efforts nationaux visant à renforcer les capacités de défense pourraient créer des tensions budgétaires compte tenu de la prévalence de niveaux élevés d’endettement public et privé.
L’OTAN reste la pierre angulaire de la défense de l’Europe, tandis que les dispositions des traités de l’UE sur la politique de sécurité et de défense commune[4] sont l’archétype d’une approche intergouvernementale, avec peu de fonctions intégrées (échec du « Plan Pleven » en 1952). Pourtant, les États membres ont récemment montré une volonté accrue d’aller vers une » européanisation de la défense « . En 2016, la France et l’Allemagne ont défini une vision commune pour une union européenne de défense, tandis que l’Italie a également proposé un » Schengen pour la défense « [5] et une force militaire commune permanente. Dans son discours de septembre 2017 à la Sorbonne, le Président français E. Macron a appelé l’Europe à établir » une force d’intervention commune, un budget de la défense commune et une doctrine commune pour l’action « . En réponse à ces appels, la Commission européenne a lancé un Fonds européen de la défense et a publié un document de réflexion sur les possibilités d’une union de sécurité et de défense, suivis de la création officielle, en décembre 2017, de la coopération structurée permanente (CSP) par 25 États membres dans le cadre de l’UE. En juin dernier, la déclaration de Meseberg a souligné les ambitions de défense et de sécurité de façon encore plus visible que celles concernant l’UEM, mettant en évidence un accord entre l’Allemagne et la France pour » progresser sur la voie d’une défense européenne mieux intégrée « . L’initiative européenne d’intervention, impliquant 9 États membres, dont le Royaume-Uni, a été lancée peu après.
Relever le défi d’assurer une défense autonome de l’Europe, non pas contre, mais à l’appui de l’OTAN, nécessite une volonté commune des États membres de fournir des moyens concrets en partageant son coût tant humain que financier.
Si l’Europe coopérait davantage en matière de défense, elle serait en mesure d’assurer une plus grande sécurité collective tout en maîtrisant ses dépenses publiques et en poursuivant son intégration économique, en ligne avec ses préférences stratégiques et économiques.
Comment la perspective d’une plus grande intégration de la défense est-elle liée à l’intégration économique européenne ?
Une union de la défense peut contribuer à rendre les liens économiques plus étroits et résilients au sein de l’Union, surtout là où c’est le plus nécessaire, à savoir dans la zone euro.
Premièrement, la défense et la sécurité sont des biens publics européens étant donné le caractère commun de la plupart des menaces externes. Une attaque militaire contre un État membre par un pays tiers ne serait pas sans impact sur les autres. En outre, des terroristes ont ciblé l’Europe dans son ensemble, tout en utilisant les facilités offertes par la libre circulation des personnes pour perpétrer leurs actes dans plusieurs pays. La pression à la fermeture des frontières et à la restriction de la liberté de circulation pourrait sensiblement augmenter les coûts d’exploitation des entreprises dans toute l’Europe. Le caractère de » bien commun » d’un marché européen sécurisé met en évidence l’importance économique de la coopération européenne dans la lutte contre le terrorisme et les autres menaces à sa sécurité.
Deuxièmement, la mutualisation des capacités européennes de défense soulèvent des questions de conception qui sont similaires à celles soulevées par la coordination des politiques économiques ou par l’intégration de l’UEM. Lorsqu’il s’agit de définir une stratégie économique collective, il est nécessaire de se mettre d’accord sur les objectifs, sur la gouvernance, et sur la taille des capacités mises en commun ainsi que des ressources nécessaires pour les financer. De plus, les différences de pratiques démocratiques d’un pays à l’autre quand il s’agit d’autoriser l’usage de la force létale rendraient la prise de décisions communes sur l’envoi de troupes au combat encore plus difficile que son financement.
Troisièmement, en tant que politique » sectorielle « , une politique européenne de défense et de sécurité présente un certain nombre de bénéfices qui pourraient contribuer au renforcement de l’UEM.
L’Europe a tout à gagner à la mise en commun de ses capacités de défense et au renforcement de ses marchés de défense
L’analyse du » coût de la non-Europe » en matière de défense a mis, à juste titre, l’accent sur les économies d’échelle dans le développement des capacités de défense, et les possibilités de renforcer l’industrie européenne de défense.[6] La Commission européenne souligne que la dispersion et la duplication des dépenses de défense dans l’UE présentent de nombreuses possibilités d’amélioration. L’UE dispose de 178 types de systèmes d’armes différents, contre seulement 30 aux Etats-Unis. Au total, les estimations les plus conservatrices évaluent à environ 25 milliards € les gains d’efficacité annuels qui pourraient être obtenus par la coopération européenne en matière de défense, relativement à un montant total de dépenses de 227 milliards € pour l’UE en 2017. S’il atteint son but, le Fonds européen de défense devrait contribuer à matérialiser ces gains économiques. Enfin, la préservation d’une base industrielle et technologique de défense est une exigence stratégique, qui nécessite de bien considérer la manière dont une préférence européenne s’appliquerait.
L’impact des dépenses de défense sur l’intégration économique européenne a peu retenu l’attention
Du point de vue de l’économie de l’offre, l’amélioration des technologies de défense, l’harmonisation des normes et la création d’une industrie de défense européenne intégrée devraient également soutenir la croissance et la convergence au sein de l’UE, et en particulier de l’UEM. Les travaux de la Conférence de Munich sur la sécurité montrent que l’Europe a un besoin d’investissement de 120-140 milliards $ à satisfaire en termes d’interconnexion et de numérisation de ses équipements militaires. Ce qui se passe dans l’industrie de la défense pourrait profiter à terme à la compétitivité de l’ensemble des structures industrielles et manufacturières. Par exemple, l’agence de la défense américaine pour la recherche avancée (DARPA), a joué un rôle clé pour faire bénéficier des entreprises de nouvelles technologies des fonds et des contrats du département de la défense. L’initiative européenne de » disruption » (JEDI) lancée sur une base franco-allemande va dans ce sens.
Outre les gains de l’intégration en termes de développement des capacités industrielles et d’efficience des marchés de la défense, l’impact macro-économique des dépenses de défense peut aussi comporter des bénéfices en termes de stabilisation. Dans le cas des pays faisant l’objet d’une procédure de déficit excessif en vertu des règles budgétaires européennes, de tels gains d’efficacité ou même la mise en commun de dépenses, faciliteraient le respect de la limite de déficit de 3% du Pacte de stabilité et de croissance. Avec une Europe de la défense plus efficace, l’UE n’aurait pas à choisir entre son pacte de stabilité et son » pacte de sécurité « .
Du point de vue de l’économie de la demande, les dépenses de défense sont persistantes et non cycliques : elles peuvent en principe bénéficier à l’activité économique locale indépendamment du cycle des affaires. Les données concernant les États-Unis suggèrent que les États où le secteur de la défense représente une partie très importante de l’économie connaissent une croissance moins volatile que ceux où ce secteur est de taille réduite, voire non-existant.
L’impact économique régional des dépenses de défense a été étudié principalement dans le contexte de fermeture des bases militaires et de réductions budgétaires après la fin de la Guerre froide[7]. Ces études montrent que, pour chaque emploi dans la défense, correspondait jusqu’à un emploi supplémentaire dans l’activité économique connexe de la région. La préoccupation était à l’époque celle de politiques d’accompagnement de la baisse des dépenses de défense. Dorénavant, la préoccupation sera d’éviter le gaspillage résultant d’une rivalité des responsables politiques régionaux dans la course aux emplois liés à la défense. En outre, la poursuite des gains d’efficacité exigerait une consolidation de la base industrielle de défense à l’échelle européenne, qui peut contredire les appels à mieux répartir entre régions les emplois liés à la défense. En bref, une tension risque de se faire jour entre les avantages de stabilisation et les gains d’efficacité.
Un budget européen pour la défense et la sécurité pose aussi la question des ressources communes. À court terme, un impôt européen de défense est probablement aussi difficile à proposer politiquement qu’une taxe carbone européenne. En revanche, un budget européen de défense pourrait dans un premier temps être financé par la mise en commun des ressources budgétaires nationales; en outre, une capacité d’emprunt collective permettrait de faire face aux besoins de financement inter-temporels. Des titres obligataires (ou » emprunts de défense « ) seraient émis en euros, et devraient bénéficier de la garantie conjointe et solidaire des États membres participant à l’union européenne de défense.
Il ne fait pas de doute que l’objectif principal d’une union européenne de défense est stratégique plutôt qu’économique. Certains États se focalisent sur la protection des frontières européennes, tandis que d’autres soulignent la nécessité d’une plus grande participation au développement en Afrique. Une vision stratégique partagée constitue un préalable essentiel à une telle union. En outre, la coopération en matière de défense (comme la CSP) s’étend au-delà des 19 pays de l’UEM – et même de l’UE, ne serait-ce que pour ce qui concerne le Royaume-Uni. Après le Brexit, l’UE sera composée à 70% de pays de la zone euro, avec un engagement de la part de tous les autres (sauf le Danemark) à adopter la monnaie unique, de sorte que la distinction entre les deux ensembles deviendra de moindre importance. Il est par conséquent d’autant plus nécessaire de concevoir l’union de défense de façon à maximiser ses synergies économiques.
***
L’intégration politique et économique européenne ne peut aller de l’avant que sur la base d’un diagnostic partagé concernant les éléments manquants, et d’un terrain d’entente sur ses bénéfices mutuels. (…)Du point de vue de l’UEM, la sécurité et la défense pourraient fournir un terrain d’entente via le financement conjoint de biens publics européens, mais aussi en tant qu’accélérateur de l’intégration économique. Cette complémentarité plaide pour faire de l’union de la défense une priorité. Pour autant, il faudra surmonter les considérations de politique industrielle nationale, le lobbying régional pour les emplois militaires et les hésitations quant aux instruments de financement commun. C’est pourquoi une telle avancée ne sera peut-être possible que dans le cadre d’un plan d’action plus large de renforcement de l’Union économique européenne.
[1] Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteurs et non les institutions auxquelles ils appartiennent.
[2] Voir Pierpaolo Barbieri et Shahin Vallée, » Europe’s Hamilton Moment « , Foreign Affairs, 26 juillet 2017
[3] Voir Jacob Funk Kirkegaard et Adam Posen, Lessons for European Integration from U.S. History, Peterson Institute of Economics, janvier 2018
[4] Articles 42 et 46 du traité sur l’Union européenne
[5] P. Gentiloni, » EU needs a Schengen for defense « , Politico EU, 15 septembre 2016
[6] B. Ballester, » The Cost of Non-Europe in Common Security and Defence Policy « , Service de recherche du Parlement européen, 2013
[7] D. Braddon, » The Regional Impact of Defense Expenditure « , Handbook of Defense Economics, vol. 1, 1995
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