Ukraine
Un regard sur la guerre

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Claude Ascensi (*)
Général de corps d’armée (2s)

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Dans une de nos précédentes publications, Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE, nous livrait quelques réflexions sur la guerre en Ukraine, sur le rôle ambigüe des Américains et la solidité de l’Etat ukrainien. Ici, l’auteur a sur le conflit une vision sensiblement différente. Ne s’en laissant pas conter par les fake news, intox et manipulations qui déferlent dans les réseaux sociaux, il porte sur le conflit un regard qui en démonte les mauvaises fois, les mensonges et les absurdités.
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Alors que la guerre en Ukraine entre dans son onzième mois, les conséquences de ce conflit absurde s’avèrent d’ores et déjà dévastatrices pour l’Ukraine, la Russie et l’Europe. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les pertes et les dégâts subis à ce jour par les deux camps : 17 % du territoire ukrainien sont occupés, 7 millions d’Ukrainiens et au moins un million de Russes ont fui leur pays, plus de 100 000 morts sont comptabilisés de part et d’autre. Selon le site suédois Oryx, référence internationale pour les conflits en cours, les pertes en matériels militaires atteignent des chiffres astronomiques : au 4 janvier 2023, 8590 véhicules détruits pour la Russie dont 1603 chars et 2912 blindés, 2699 véhicules dont 441 chars et 903 blindés côté ukrainien.

On évalue à 750 milliards de dollars la reconstruction de l’Ukraine dont 40 % du système énergétique et une grande partie de l’infrastructure ont été détruits. De son côté, l’Europe se remettra difficilement du cataclysme économique qui s’est abattu sur elle avec l’arrêt des importations de gaz et de pétrole russes, la chute des exportations agricoles ukrainiennes et l’explosion du coût de l’énergie aux conséquences encore imprévisibles.

Comment en est-on arrivé là ? Quels intérêts stratégiques voire vitaux ont justifié le déclenchement d’un conflit d’une telle ampleur ? Quelle est la part de responsabilité des différents protagonistes dans le mécanisme qui a conduit à cet affrontement d’un autre âge ? Certains milieux ont cru y voir l’action insidieuse des États-Unis pour étendre leur mainmise sur l’Europe, oubliant, dans le même temps, que les pays européens, France en tête, dénonçaient leur désengagement en Europe au profit de la zone indopacifique.

Aujourd’hui, les péripéties de la guerre et les craintes d’escalade font oublier progressivement la question des responsabilités pour faire place aux inquiétudes sur les conséquences à en attendre. Pour autant, il n’est pas inutile de rappeler les origines de ce conflit pour éviter de voir s’écrire une histoire en rupture avec la réalité. Il suffit pour cela d’examiner les motifs avancés par le pouvoir russe pour justifier son entrée en guerre puisque, à l’entendre, il n’avait d’autre choix.

De manière explicite, la Russie a invoqué l’histoire commune des deux pays, la persécution des populations russophones du Donbass, la résurgence du nazisme en Ukraine, l’humiliation subie après l’implosion de l’URSS, la menace présentée par l’OTAN et le non-respect des accords internationaux dont ceux de Minsk. Au fil des mois se sont ajoutées d’autres justifications dont celle, extravagante, de la défense légitime de la nation russe « agressée » par l’Occident ! Qu’en est-il réellement ?

L’Ukraine d’aujourd’hui était en 1914 à cheval sur deux empires. Carte DR

Les racines du conflit
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L’histoire « commune » se résume en fait à celle d’une Ukraine longtemps partagée entre deux entités : la Pologne catholique à l’ouest et la Russie orthodoxe à l’est. De cette double oppression est né un nationalisme ukrainien se voulant indépendant des Russes et des Polonais. Il a trouvé son aboutissement en 1917 avec la naissance d’un État indépendant, reconnu par le traité de Versailles de 1919, et annexé un an plus tard par la Russie soviétique.

Pour soumettre le pays, Staline n’hésita pas à recourir aux méthodes les plus extrêmes en provoquant deux famines, la première en 1921 qui fit 700 000 morts, et la seconde entre 1932 et 1933, connu sous l’appellation d’Holodomor, qui entraîna la mort de 4 à 5 millions de personnes. Ces événements ont laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective des Ukrainiens. Ce qui explique qu’au moment du référendum du 1er décembre 1991, la population ukrainienne se soit prononcée pour l’indépendance avec 90,5 % des voix pour le « oui », Crimée et Donbass compris.

Survient la révolution orange de 2004, qui chasse du pouvoir Victor Ianoukovytch après une élection truquée. Puis c’est la révolution de Maïdan en 2014, après la volte-face de Ianoukovytch, qui, revenu aux affaires, suspend l’accord d’association de l’Ukraine avec l’Union Européenne. Ces deux révolutions, considérées par Moscou comme des coups d’État provoqués par la CIA, ont entraîné la sécession du Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie. L’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 a parachevé cette entreprise de reconquête. Pour expliquer ces coups de force, Moscou n’a pas hésité à convoquer l’histoire du IXème siècle en évoquant la Rus’ de Kiev tout en oubliant celle du XXème siècle et les millions de morts dus au stalinisme !

Bien loin de céder au syndrome de repentance, la Russie a choisi alors de dénoncer le « génocide » dont seraient victimes les russophones en Ukraine. Ce discours, répandu depuis les années 90 dans les milieux sécessionistes du Donbass, a été relayé par un événement tragique survenu à Odessa en 2014 avec la mort de 42 militants prorusses lors de l’incendie de la Maison des syndicats. Dans la foulée, la guerre de sécession du Donbass, alimentée par Moscou, a entrainé la mort de 13 000 personnes, à savoir 4 100 morts pour les Forces ukrainiennes, 5 650 pour les Forces séparatistes et russes et 3 350 civils répartis entre les deux camps (Source ONU). Il est donc faux de dire que les bombardements ukrainiens ont tué 14 000 civils pendant cette guerre.  

Photo UK Inform.

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Depuis, le terme de « génocide » a été utilisé à maintes reprises par le pouvoir russe dans l’espoir de contrebalancer l’impact historique de l’Holodomor. De même a été invoquée la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine pour protéger la population. Il suffit de se référer aux résultats obtenus aux élections présidentielles par le parti d’extrême-droite Svoboda pour mesurer la réalité de cette soi-disant menace : 1,43 % des voix en 2010, 1,16 % en 2014 et 1,62 % en 2019. Tout commentaire serait superflu. Quant au célèbre bataillon Azov, bien utile pour la propagande russe, il n’a jamais compté que 2 500 à 3 000 hommes dans une armée ukrainienne de l’ordre de 500 000 hommes. Ajoutons qu’une fois intégré à l’armée régulière et au fil des pertes et des remplacements, il a rapidement perdu les caractéristiques à l’origine de sa réputation.

Accords diplomatiques bafoués
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A ces données historiques et politiques censées légitimer son intervention en Ukraine, la Russie a ajouté l’humiliation qu’elle aurait subie de la part des Occidentaux. Passons sur le fait que laver une humiliation par l’emploi des armes lui paraisse un procédé naturel et penchons-nous sur le sort que lui fit le camp occidental dans les années 90. Dès 1992, les Occidentaux lui ont ouvert les portes du FMI et celles de la Banque mondiale, lui permettant ainsi de souscrire des prêts de plusieurs milliards de dollars. Moscou est aussi entrée au Conseil de l’Europe en 1996 et au G7 l’année suivante. En 1998, Washington a apporté son soutien aux autorités russes lors de la crise du rouble.

Bien après les coups de force en Tchétchénie (1994) et en Géorgie (2008), l’Occident a continué à proposer au Kremlin des partenariats et des échanges de vue, dans l’espoir vain de le voir adoucir ses pratiques. Les ouvertures faites en permettant l’accès de l’OTAN aux observateurs russes et en négociant des accords de confiance et de désarmement ont été progressivement détournées de leur objet. Simultanément, la Russie profitait des facilités qui lui étaient offertes pour infiltrer un peu partout des agents du FSB et du SVR tout en multipliant les incursions de sous-marins dans les eaux territoriales des pays membres de l’Alliance et les survols agressifs des zones frontalières.

Le comble de la mauvaise foi a été atteint avec les accusations de non-respect des accords internationaux  portées par Moscou contre les Occidentaux. Pourtant, la première et la plus grave violation de traité est bien celle du mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 signé conjointement par la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Aux termes de cet accord, les trois nouveaux Etats nés de l’éclatement de l’URSS renonçaient aux armes nucléaires stationnées sur leur territoire et s’engageaient à les restituer à la Russie. La contrepartie de ce rapatriement était la reconnaissance de l’intangibilité des frontières des nouveaux Etats. Ce sont les Etats-Unis qui ont joué les intermédiaires et ont obtenu le rapatriement et le démantèlement de ces armes.

Cet accord a été allégrement violé par les interventions russes en Tchétchénie en 1994 et en 1999, en Géorgie en 2008, en Crimée et au Donbass en 2014, avant l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Quant au prétendu engagement de l’OTAN de ne pas s’élargir, il n’a jamais existé : au moment de la réunification de l’Allemagne en 1991, il avait été promis par le secrétaire d’État américain qu’aucune troupe américaine ne stationnerait sur le territoire de l’ex-RDA. Engagement respecté jusqu’à ce jour. Il ne pouvait pas être question de l’adhésion d’autres pays de l’Est à l’OTAN puisque l’URSS n’avait pas encore éclaté en 1991.

S’agissant des accords de Minsk de 2015, ils prévoyaient un cessez-le-feu contrôlé par une mission de l’OSCE, le départ des combattants étrangers (c’est-à-dire russes), et le retrait des armes lourdes comme l’artillerie et les blindés. Ils prévoyaient également que l’Ukraine recouvre le plein contrôle de sa frontière. Contrairement à ce que l’on entend régulièrement, ces accords n’ont été respectés par aucun des deux partis. Et c’est la Russie qui a mis fin à toute perspective d’application, en reconnaissant unilatéralement l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk

Photo Ministère de la Défense de l’Ukraine

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Tous les autres accords passés avec la Russie au début des années 90   ont été progressivement vidés de leur substance ou contournés de différentes manières. Il en a été ainsi du Partenariat pour la paix (PPP), du traité sur la réduction des Forces conventionnelles en Europe (FCE), du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) et du traité « Open sky » qui permettait de vérifier l’application de ces accords.

Absurdités
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Parallèlement, la doctrine militaire russe n’a jamais cessé de désigner l’Occident comme la menace principale alors que la Russie avait totalement disparu des plans de l’OTAN dès les années 90. Qui donc menaçait la Russie en 2022 ? L’Ukraine ? L’Union européenne et ses armées squelettiques ? Les troupes américaines stationnées en Europe, passées de 315 000 en 1990 à 30 000 en 2021 ? Il n’a jamais été question pour l’OTAN d’agresser la Russie, qu’elle soit soviétique ou post-soviétique. La baisse drastique, depuis les années 90, des effectifs et des matériels US prépositionnés en Europe autant que la faiblesse militaire des pays membres de l’OTAN témoignent de l’absurdité des menaces évoquées par les Russes et complaisamment reprises par certains de leurs relais.

A la recherche permanente de justifications pour légitimer son agression, la Russie – en l’occurrence, son président – ne cesse d’avancer de nouveaux arguments dont le côté baroque n’échappe à personne. Le dernier en date fait appel à l’ordre moral et au besoin de spiritualité dont l’Occident serait dépourvu. La Russie, loin de toute ambition hégémonique, n’agirait que pour soustraire ses populations aux dangers conjugués du wokisme, de l’altérité et du transhumanisme propagés par les sociétés occidentales décadentes. Il s’agirait donc là d’un réflexe d’autodéfense visant à protéger le monde slave de la perversion née des dérives intellectuelles de l’Ouest.  

Outre le fait qu’il peut paraître curieux de combattre l’immoralisme et la dépravation à coups de canons et de missiles, l’observateur attentif ne manquera pas de s’étonner des alliances nouées par le pouvoir russe avec des États bien connus pour leur humanisme et leur moralité : l’Iran des mollahs, la Corée du Nord, la Syrie, le Venezuela, le Hezbollah et la République populaire de Chine. On passera sous silence la milice Wagner et les bandes tchétchènes de Ramzan Kadirov, parangons de loyauté et d’honorabilité. Cet assemblage hétéroclite et hautement toxique n’en trouve pas moins des relais d’opinion en France, sans doute auprès d’âmes égarées à la recherche d’une nouvelle spiritualité.

Il serait fastidieux de déconstruire toute la rhétorique moscovite tant ses arguments sont variés et évolutifs. Ainsi, pour convaincre les opinions publiques de son désir de paix et de sa répugnance à utiliser la force, le Kremlin n’hésite pas à reprocher à Kiev de refuser ses conditions de paix. Lesquelles ne sont rien d’autre que la satisfaction de ses buts de guerre : l’annexion définitive de la Crimée et du Donbass, la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine, c’est-à-dire sa vassalisation. De même, selon Moscou, aider l’Ukraine à se défendre ne conduirait qu’à faire durer la guerre et les souffrances du peuple ukrainien. Il est sûr que le même raisonnement appliqué à l’ensemble de l’Europe en 1940 aurait permis de négocier la paix bien plus rapidement. Mais pour quel résultat ?

L’histoire retiendra que cette guerre d’Ukraine a été planifiée et déclenchée par un régime autiste, vivant dans un monde parallèle et persuadé que la solution de tout problème réside dans l’usage de la force. Les raisons invoquées pour déclencher une telle catastrophe ne peuvent trouver d’écho que chez quelques idéologues et dans les pays où l’information, la libre parole et la circulation des idées sont sous étroit contrôle du pouvoir. Qu’il me soit permis de penser que cela n’est pas encore le cas chez nous !

 

(*) Claude ASCENSI est général de corps d’armée (2S). Il a commandé le 94° Régiment d’infanterie à Sissonne, dirigé le Bureau études stratégiques et militaires générales (BESMG) de l’Etat-major des armées, et a été directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire en 2000, il a servi comme chargé de mission réserves auprès du ministre de la défense jusqu’en septembre 2007.

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