L’Arctique :
Un défi « hors cadre »

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Xavier Guilhou (*)
Capitaine de vaisseau (H)

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Auditionné à l’Assemblée Nationale le 27 juillet 2022, le chef d’état-major de la Marine a alerté nos élus sur l’importance que prend de plus en plus l’Arctique dans les jeux de puissance. Non seulement l’ouverture des routes nord réduirait de 30% les distances pour le commerce maritime mondial , mais elle pourrait offrir « la possibilité à la Chine de basculer ses forces navales du Pacifique vers l’Atlantique, avec l’amitié des Russes ». Rebondissant sur ces propos, l’auteur brosse ici un tableau de cette partie glaciale du monde, sans cacher ses inquiétudes.

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Le 31 juillet, lors de la journée de la flotte Russe, Vladimir Poutine a annoncé une nouvelle doctrine navale pour renforcer les positions de la Russie à la fois sur le plan économique et militaire dans l’Arctique. De son côté la Chine, qui avait déjà publié en 2018 un livre blanc sur sa stratégie sur le Grand Nord, ne cesse de réaffirmer ses ambitions avec une présence renforcée dans tous les domaines, que certains qualifient désormais de « Chinarctique ». Simultanément le Canada et la Norvège annonçaient ces dernières semaines le renforcement de leurs politiques de défense sur la région, quand la Suède et la Finlande confirmaient de leurs côtés leurs demandes d’adhésion à l’OTAN. Il est évident que toutes ces postures ne peuvent que se radicaliser avec l’évolution de la guerre en Ukraine et la montée des tensions en mer de Chine.

Si la conquête des pôles a été une véritable obsession depuis la fin du XIXème, afin d’établir les frontières des pays riverains, l’intérêt sur le plan géostratégique pour cette région du monde est récent. Il s’est affirmé avec la guerre froide et confirmé depuis la fin du XXème siècle avec la convergence d’importantes découvertes en termes de ressources énergétiques et des progrès technologiques en matière d’exploitation offshore. Par ailleurs les hypothèses de développement de nouvelles routes commerciales avec les effets du changement climatique, ainsi que les craintes des impacts dues à la fonte rapide de la banquise sur les écosystèmes, ont généré ces dernières décennies un regain d’alerte sur les plans scientifique, mais aussi de convoitises sur les plans politiques. La revue Marine, publiée par l’ACORAM, dans son dernier numéro (juillet- septembre n° 276), vient de réaliser pour sa rubrique « Réflexion » un dossier sur cette bataille de l’Arctique.

Ce cargo brise-glace chinois, le Tian-En, parti de Chine, a rallié Rouen par la route de l’Arctique. Il a gagné douze jours par rapport à la route de Suez.
Photo DR

L’Arctique c’est 40 fois la France !
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Il s’agit d’un espace de manœuvre assez unique où tout se joue à la fois sous la calotte glaciaire, sur les différentes mers (Norvège, Groenland, Barents, Kara, Laptev, Sibérie orientale, Tchouktes, Beaufort,  Labrador), autour de détroits (Davis, Danemark, Béring), de baies (Hudson, Baffin) et dans les airs, voire l’espace. Cette région est au cœur de la confrontation balistique entre les principaux détenteurs de l’arme nucléaire et négociateurs des traités sur les ADM. Nos sous-mariniers connaissent bien cet environnement très particulier en termes de jeux de puissance et de gestion de « l’eau stratégique ».

L’actualité du conflit ukrainien, avec la menace explicite des dirigeants russes d’utiliser l’arme nucléaire « si nécessaire », entre autres les missiles de cinquième génération type Sarmat, remet éminemment cette région aux avant-postes de l’histoire en termes « d’équilibre de la terreur ». L’annonce par Vladimir Poutine, lors de la dernière parade de la marine russe à Saint Pétersbourg, d’équiper la Flotte russe, en premier lieu la frégate amiral Gorkhov, des nouveaux missiles de croisière hypersonique Zircon ne fait que contribuer à cette surenchère balistique…

 Il en est de même sur le plan aéronautique. Il suffit d’observer et de suivre le tracé des routes des vols intercontinentaux pour constater que 80 % passent par cette région, ce qui permet d’économiser entre 20 et 30% des durées de vol, notamment entre le continent américain et l’Asie.

Enfin, et c’est peu connu, les plus gros volumes d’échanges de données et d’informations en termes de télécommunications sur l’hémisphère nord, qui transitent notamment par voie satellitaire, le sont au-dessus du cercle polaire. Pour toutes ces raisons de nombreux experts en géopolitique considèrent que cet espace, essentiellement maritime, va devenir l’épicentre des prochaines confrontations au XXIème siècle. Michel Rocard, qui fut notre premier ambassadeur des pôles, affirmait pour sa part que l’Arctique ressemblait à un second Moyen Orient.

Photo Oceans North-Pew Charitable Trusts

L’Arctique c’est aussi un espace de coopération unique

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Depuis la fin de la guerre froide, l’Arctique est beaucoup plus devenu un enjeu en termes de coopération politique, juridique et scientifique qu’un sujet stricto sensu de confrontation militaire. Sachant que la plupart des ressources énergétiques ou minières se trouvent dans des zones économiques exclusives qui ne sont pas contestées et que pour le moment il n’y a pas de disruption dans le trafic maritime (les potentiels restant encore limités en termes de tonnages et de primes d’assurance…) la plupart des questions se sont concentrées autour de la consolidation des espaces de souveraineté, la préservation des écosystèmes et la protection des populations autochtones. Les risques de conflictualité restent pour le moment contenus et la prise de conscience de la montée des risques systémiques environnementaux sert de colonne vertébrale pour toutes les négociations conduites sous l’égide de la CNUDM (Convention des Nations unies sur le droit de la mer).

Dans ce contexte,  le Conseil de l’Arctique, créé en 1996, peut être considéré comme une plate-forme plutôt consensuelle. Pour autant la guerre en Ukraine a remis en question les travaux en cours et toutes les réunions qui étaient prévues en Russie, en charge de la présidence tournante, ont été annulées jusqu’à nouvel ordre … Il est évident que cette actualité risque de changer la tonalité des relations entre pays riverains du cercle polaire, d’autant que la Russie a remilitarisé sérieusement ses rivages avec la construction ces dernières années de 14 bases aéronavales … Ce qui a conduit l’OTAN à renforcer ses dispositifs sur les espaces maritimes de ses états membres, et à réactiver un contrôle intensif des zones de passage dans le cadre des sanctions internationales. 

Mais pour l’avenir immédiat c’est un espace de nouveau sous tension

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La guerre en Ukraine a immédiatement généré un durcissement de toutes les postures des pays riverains du cercle polaire. Préalablement la Russie avait manifesté la vision défensive de ses intérêts sur la Baltique et sur la mer de Barentsz, ainsi qu’au large de l’Alaska, avec des exercices de grande ampleur. Depuis les américains et les membres de l’OTAN se sont engagés dans des opérations lourdes sur le grand nord, avec les exercices « Cold Response 2022» qui ont mobilisé 30 000 hommes. Les deux parties rivalisent en termes de démonstrations opérationnelles afin de montrer au reste du monde qu’ils sont les maitres des conditions extrêmes… (Parachutage de forces spéciales à 10 000 m, percée de la calotte par des SNA…).

L’énergie est le second point de tension, du fait des sanctions occidentales vis-à-vis des approvisionnements énergétiques en provenance de Russie et de la remise en cause de North Stream II sur la Baltique. Selon les experts,  la zone arctique recèlerait près de 25 % des réserves mondiales d’hydrocarbures non encore découvertes, et contiendrait plus de 10 % des réserves mondiales de pétrole et près de 30 % des réserves de gaz naturel, auxquels il faut ajouter entre 20 et 30% des réserves des terres rares mondiales. L’essentiel de ces richesses sont localisées sur la Russie et le Groenland…. Même s’il est encore trop tôt pour mesurer les impacts de la guerre en Ukraine, les Russes orientent désormais leurs productions, qui devraient atteindre les 60 millions de tonnes d’ici 2030, vers la Chine et l’Inde,  risquant de modifier durablement les marchés de l’énergie.

Un sous-marin qui perce la glace au pôle nord.
Photo US  Navy

Questions « improbables », crises « hors cadres » !

Cet espace est aussi celui des questions que l’on ne veut pas ou que l’on ne peut pas aborder, tant elles dérangent ou nous mettent devant des impossibilités…C’est clairement l’espace des extrêmes, où tout y est plus difficile et coûteux qu’ailleurs. Les questions de souveraineté sont aigües, pour certains de l’ordre d’un nouveau « Far West », chacun y allant de sa surenchère en plantant son drapeau au fond de la mer pour revendiquer un élargissement de son domaine maritime (cf. les russes avec les dorsales de Lomonossov et de Mendeleïev). Les expéditions polaires sont pour la plupart désormais motivées par des ambitions économiques et militaires. Tout se radicalise aux dépends de la sécurité environnementale et de la stabilité écologique de l’un des systèmes de vie les plus fragiles de la planète.

Le premier risque hors cadre qu’il faut évoquer est sans conteste celui du changement climatique et les mutations du permafrost. Quelles que soient les évaluations que l’on peut faire des expertises du GIEC, la fonte de la banquise est une réalité que personne ne peut contester sur le plan de l’observation scientifique. Cette perspective ouvre de multiples questions sur la sécurité des routes, des détroits, des côtes, des modes de navigation, de l’exploitation hallieutique. Elle pose entre autres le poids du droit de la mer et notamment de la convention de Montego Bay  face à la fébrilité des pays riverains de l’Arctique ou de prétendants comme la Chine qui considèrent désormais cette route comme « la route polaire de la soie ».

 Dans ce contexte l’activisme de Pékin sur cet espace n’est pas sans poser d’autres questions sur le moyen terme, notamment en termes de désastre écologique potentiel, car l’Arctique regorge de trésors : nickel, plomb, zinc, uranium, platine, terres rares. Depuis 10 ans,  la diplomatie chinoise multiplie les accords de libre-échange, accords commerciaux, pétroliers et miniers avec le Canada et les pays scandinaves (cf. la construction d’une station scientifique sur l’archipel norvégien du Svalbard ). Et bien entendu avec la Russie (approvisionnement gazier des champs de Yamal par la Sibérie) au grand dam de la diplomatie américaine, qui ne cesse d’alerter sur cet entrisme protéiforme sous couvert de multilatéralisme.

Enfin personne ne peut ignorer le risque électromagnétique qui pèse sur cette région du monde. Les aurores boréales que les marins et les touristes admirent ne sont pour les astrophysiciens que des explosions solaires. Ce risque, qui est bien connu de nombreuses instances scientifiques et intergouvernementales, dont le NORAD et l’OTAN, suppose un durcissement des réseaux vitaux, de nos systèmes de télécommunication et pose de nouveau l’intérêt stratégique des câbles sous-marins, mais aussi de la sécurisation du cyberspace qui serait le premier exposé aux effets de ces tempêtes solaires. Il pose surtout la question de la résilience de nos sociétés face aux crises « hors cadres » …

 

Dans l’état actuel des choses, la région arctique est l’objet de batailles juridiques, de débats scientifiques et de renforcements militaires. L’ensemble se déroule sur un espace essentiellement maritime où le droit de la mer joue encore un rôle crucial en termes d’arbitrages. Pour autant les jeux d’acteurs ont transformé cette région en un espace de compétition qui pourrait très vite muter en espace de contestations et de confrontations si les grandes puissances USA/Chine/Russie décidaient de franchir certains seuils, en particulier sur le contrôle des voies d’accès. Tout ceci reste encore de la rationalité géopolitique plus ou moins prévisible. Pour autant la tentation de la Russie de territorialiser la route du nord-est est de plus en plus explicite. Y défendre la liberté de naviguer est un enjeu majeur pour la France.


(*) Xavier Guilhou, ancien responsable de la DGSE (dans les années 1980), fortement engagé dans la montée en puissance des Opérations Spéciales (COS) dans la décennie 1990, a une longue expérience de terrain. Il a par ailleurs exercé pendant 15 ans des fonctions exécutives et opérationnelles au sein de grands groupes français (Schneider Electric) et a conseillé depuis 2004 des Etats et des réseaux vitaux en matière de pilotage de crise et de géostratégie. Il est auditeur de l’IHEDN et capitaine de vaisseau (h). cf. son site www.xavierguilhou.com

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