KADHAFI DEVIENT FRÉQUENTABLE,
AVANT D’ETRE RENVERSÉ
Joseph Le Gall (*)
Ancien officier de renseignement
(3ème partie)
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Après le terrorisme d’Etat, l’arme nucléaire et le rôle des services secrets, parus dans les n°157 et 158, voici le troisième volet de l’étude de Joseph Le Gall sur le régime libyen du colonel Kadhafi. Il y a dix ans, en janvier 2011, influencée par la révolution tunisienne, une guerre civile éclate en Libye. Le 19 mars, l’OTAN engage l’opération « Unified Protector ». La dictature de Kadhafi est emportée par le « vent de l’Histoire »…
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En mars 2003, le president Geoges W. Bush a donné son accord à la CIA pur mener des négociations secretes avec Tripoli concernant le programme nucléaire libyen. Quelques mois plus tard, le colonel Kadhafi s’est engagé à renoncer définitivement aux armes de destruction massive. Dès septembre 2003, l’ONU a lévé ses sanctions contre la Libye.
Le retour des compagnies pétrolières anglo-saxones
Peu après la levée des sanctions contre la Libye, les États-Unis mettent fin à l’embargo commercial. L’année suivante, l’Union européenne autorise à nouveau les ventes d’armes vers Tripoli, tandis que des négociations s’engagent pour le retour des compagnies pétrolières anglo-saxonnes, intéressées par les réserves libyennes estimées à 46 milliards de barils. Les britanniques sont au premier rang. Le 24 mars 2004, Tony Blair se rend en visite à Tripoli. En contrepartie d’accords pétroliers, Kadhafi obtient du Premier ministre britannique » l’assurance qu’il pourrait se procurer des armes conventionnelles et, surtout, que les occidentaux ne chercheront pas à renverser son régime « . On évoquera même un possible accord de défense pour venir en aide à la Libye en cas d’agression extérieure.
Au début de 2005, Lord John Browne, directeur général de British Petroleum (BP) et administrateur de Goldman Sachs, se rend à son tour à Tripoli en vue d’obtenir des concessions pour la recherche de pétrole et de gaz. Il est accompagné de Mark Allen, l’ex-directeur Afrique du Ml-6, qui avec Steve Kappes de la CIA, a mené les tractations secrètes avec Kadhafi, et qui depuis 2004 est devenu le conseiller spécial de BP…
De son côté, le géant américain ExxonMobil a obtenu l’exploitation de l’un des plus vastes gisements du pays. En octobre 2005, ce ne sont pas moins de 17 sociétés pétrolières de onze pays (Japon, Indonésie, Chine, États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie, Norvège, Inde, Russie et Turquie) qui ont répondu à l’appel d’offre portant sur 44 périmètres off-shore et on-shore.
Le 15 mai 2006, les États-Unis raient la Libye de leur « liste noire » des États « voyous ». Les relations diplomatiques entre Washington et Tripoli se normalisent. En août 2006, Tripoli a créé la holding Libyan lnvestment Authority (LIA) pour gérer les fonds d’investissements du gouvernement libyen provenant de l’industrie du pétrole et du gaz. Dirigée par Saïf Al-Islam Kadhafi, LIA, riche de 65 milliards de dollars, a investi dans les automobiles Fiat, le club de foot de la Juventus, le Financial Times, l’immobilier à Londres, etc. Certains ont évoqué des affaires de corruption avec le cartel bancaire Inter-Alpha Group, fondé par par Lord Jacob Rothschild, et dont le fils héritier Nathaniel est un ami proche de Saïf Al-Islam.
La CIA et le Ml-6 restent en contact avec Moussa Koussa. Quand en mars 2009 ce dernier est nommé ministre des affaires étrangères, d’aucuns pensent qu’il est l’homme des américains et des britanniques à Tripoli …
En août 2009, Londres libère Abdelbaset Mohamet al Megrahi, condamné à la prison à vie pour l’attentat de Lockerbie, officiellement pour raison de santé, et officieusement pour faciliter l’implantation de BP en Libye … L’ancien terroriste sera accueilli en héros à l’aéroport de Tripoli par Saïf Al-Islam Kadhafi. Selon certaines sources, Kadhafi avait exigé sa libération en échange des contrats pétroliers.
Le 21 septembre 2010 à New York, cinq mois avant le début de la crise libyenne, Moussa Koussa, ministre des Affaires étrangères de Kadhafi, s’entretient avec la Secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, à l’hôtel Waldorf Astoria. Quelques jours plus tard, Moussa Koussa prend la parole lors de la 65ème session de l’assemblée générale des Nations Unies pour réclamer la destruction complète des armes de destruction massive dans le monde, ainsi que la stricte application du Traité de non prolifération des armes nucléaires, en rappelant que la Libye avait renoncé à l’arme atomique en 2003.
La France espère d’importants contrats
En mai 2007, Nicolas Sarkozy qui vient d’être élu Président de la République, souhaite réussir un « coup diplomatique » en obtenant la libération des infirmières bulgares emprisonnées en Libye depuis 1999. Début juin, il noue des contacts secrets avec Kadhafi auquel il propose une large coopération civile et militaire entre Paris et Tripoli, en échange de la libération des otages.
Le 22 juillet, son épouse Cécilia Sarkozy et Claude Guéant, le secrétaire général de l’Élysée, se rendent à Tripoli en compagnie de madame Benita Ferrero Walner, la commissaire européenne aux Relations Extérieures. Le 24 juillet, les six infirmières sont libérées et ramenées à Sofia à bord de l’avion présidentiel français. Le jour même, le président Nicolas Sarkozy annonce qu’il fera le lendemain une escale en Libye au début de sa tournée africaine.
Le 25 juillet, le président français est reçu par Kadhafi dans sa résidence de Syrte. Cette rencontre est l’occasion de la signature d’un « mémorandum d’entente » sur le nucléaire ouvrant la voie à une coopération de la France dans toutes les applications du nucléaire civil.
À l’issue de cette visite, il est convenu que le président libyen se rendra en France avant la fin de l’année en vue de signer plusieurs contrats de coopération.
Du 10 au 15 décembre 2007, Kadhafi est en visite en France. Pour justifier cette rencontre, le président français aura cette phrase: « Il faut encourager ceux qui tournent le dos au terrorisme… ». De son côté, le porte-parole de l’Élysée, David Martinon, déclare: « La France et la Libye collaborent depuis longtemps en matière de lutte anti-terroriste, toute la communauté internationale du renseignement ne peut d’ailleurs que se féliciter de la coopération des services de renseignement libyens… ».
On parle à l’époque d’une dizaine d’accords et de contrats d’un montant global annoncé de 10 milliards d’euros. Ils portent notamment sur l’achat de 21 Airbus et la fourniture d’un ou plusieurs réacteurs nucléaires pour le dessalement de l’eau de mer, ainsi que d’un soutien pour l’exploration et l’exploitation de l’uranium. Paris et Tripoli signent également un mémorandum sur la coopération dans le domaine de l’armement. On évoque une déclaration d’intention pour la vente de 14 avions Rafale et de 35 hélicoptères Tigre et Fennec, pour un montant total de 4,5 milliards d’euros, ainsi que la remise à niveau des 38 Mirage F-1 vendus antérieurement. D’autres projets de contrats concernent la vente de 6 bâtiments de guerre, de véhicules blindés et de radars de défense anti-aérienne. Enfin, il est prévu un arrangement pour la constitution d’une « force spéciale militaire » avec l’assistance exclusive de la France… Trois ans plus tard, la France va lâcher le colonel Kadhafi…
Le vent tourne
En Février 2011, après le renversement de Ben Ali en Tunisie, puis de Moubarak en Egypte, la contestation s’étend à la Libye. Kadhafi donne l’ordre à son armée de mater la rébellion. Le procureur de la Cour pénale internationale, Luis Moreno-Ocampo, annonce que le colonel Kadhafi, trois de ses fils, et quatre hauts responsables libyens sont spécifiquement visés par une enquête sur de possibles crimes contre l’humanité en Libye.
Le 10 mars, le président Nicolas Sarkozy reçoit à Paris les représentants du Conseil national de transition (CNT) ; il est le premier chef d’État à reconnaître officiellement cet organe de l’insurrection comme seul représentant de la Libye. Avec l’aide du Premier ministre britannique David Cameron, il engage une action diplomatique qui se traduira par l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, autorisant des frappes aériennes contre les forces de Kadhafi, en soutien au peuple libyen.
Le 19 mars, la France et la coalition lancent l’opération Unified Protector. Le 30, Moussa Koussa rejoint Londres par un vol privé, probablement avec l’aide du Ml-6. Dès son arrivée, il annonce sa démission de ses fonctions de ministre libyen des affaires étrangères. Les américains vont le rayer de la liste « noire » des responsables libyens dont les avoirs ont été gelés. Le 11 avril, à la BBC, Moussa Koussa met en garde contre une guerre civile, la Libye risquant de devenir « une nouvelle Somalie… ».
Le 27 juin, la Cour pénale internationale délivre des mandats d’arrêt à l’encontre de Mouammar Kadhafi, de son fils Saïf Al-Islam et d’Abdallah Al-Senoussi, le chef des services de renseignement libyens, pour crimes contre l’humanité. À Paris, le Quai d’Orsay déclare que le colonel Kadhafi a perdu toute légitimité. La chute du régime de Kadhafi est proche, le CNT est désormais reconnu par la communauté internationale comme l’autorité légale en Libye. Saïf al-Islam Kadhafi resté fidèle à son père, accuse la rébellion de chercher à diviser le pays et à convertir sa population au christianisme
Le 20 octobre, Kadhafi trouve la mort à Syrte dans des circonstances troublantes, on évoque l’action d’un service de renseignement étranger. Le 31, l’ o p é r a t ion Unified Protector prend fin. Le 19 novembre, Saïf al-Islam Kadhafi sous le coup d’un mandat d’arrêt émis par la CPI et Interpol pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, est arrêté dans le sud du pays. Le 17 mars 2012, Abdallah al-Senoussi, l’ancien chef des services de renseignement libyens, est arrêté par les services de sécurité mauritaniens à l’aéroport de Nouakchott. La Libye, la France et la CPI demandent son extradition.
Le 29 avril 2012, Choukri Ghanem, l’ancien ministre du pétrole, est trouvé noyé dans le Danube. Le 11 juin 2017, Saïf al-Islam Kadhafi est libéré ; sans succès la CPI va demander son arrestation. Le 19 mars 2018, dans un communiqué publié depuis Tunis, Saïf al-Islam Kadhafi déclare être candidat à l’élection présidentielle. Le 4 décembre, il envoie deux émissaires pour rencontrer Mikhaïl Bogdanov, vice-ministre russe des Affaires étrangères et envoyé spécial du président Poutine pour l’Afrique. Selon des sources africaines, la Russie estimerait que le fils de Mouammar Kadhafi est l’un des personnages clés dans le règlement de la crise libyenne. Dans une lettre de huit pages datée du 11juillet 2018,
Saïf Al-Islam Kadhafi a transmis à la justice française par l’intermédiaire de ses avocats britanniques, un courrier dans lequel il affirme que la campagne du président Nicolas Sarkozy a été financée par la Libye, précisant que l’argent a été remis par Bachir Saleh (ndr. alors directeur de cabinet de Kadhafi). Selon le site Huffington Post, Bachir Saleh aurait été exfiltré par la France lors de la chute de Tripoli, fin août 2011, après avoir négocié les conditions de son exil. Le 23 février 2018, il a fait l’objet d’une tentative d’assassinat en Afrique du sud, blessé de deux balles; il aurait été ensuite exfiltré à Dubaï. Selon diverses sources, Gaddafi International Charity and Development Foundation, la fondation dirigée par Saïf Al-Islam Kadhafi aurait joué un rôle dans les négociations pour la libération des infirmières bulgares, ainsi que dans l’attribution de marchés d’armement par la France.
Epilogue
Pendant des années, le colonel Mouammar Kadhafi s’est livré au terrorisme d’État, allant même jusqu’à vouloir disposer de l’arme nucléaire. Néanmoins, en usant d’une diplomatie de l’ombre, Washington, Londres et Paris l’ont courtisé pour son pétrole, la France espérant aussi lui vendre des armes. Après le « Printemps arabe », le « Guide » de la Jamahiriya arabe libyenne est devenu gênant. Il sera emporté par le « Vent de l’histoire ».
Depuis l’intervention militaire « Unified Protector » de l’OTAN en 2011 et la disparition de Kadhafi, la Libye est en proie au chaos, aux luttes des milices et aux ingérences étrangères. Le pays est aujourd’hui déchiré entre deux autorités rivales: le gouvernement d’union nationale (GNA}, basé dans l’Ouest à Tripoli et reconnu par l’ONU, et un pouvoir incarné par le maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’Est du pays. À ce jour, aucune des forces en présence n’est parvenue à prendre le contrôle de l’ensemble du territoire.
Le 8 juillet 2020, devant le Sénat, le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, s’est dit très préoccupé par l’ingérence de la Turquie en Libye. La France dénonce « le soutien militaire croissant » de la Turquie au GNA en violation directe de l’embargo des Nations unies Lors du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2020, le président de la République, Emmanuel Macron, a tenu à souligner la menace que représente l’infiltration, par la Turquie, de milices djihadistes en Libye; une situation qui constitue une poudrière aux portes de l’Europe.
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(*) Le capitaine de frégate (H) Joseph Le Gall a servi 27 ans à la Direction de la protection et de la sécurité de la défense. Officier de renseignement, il a occupé diverses fonctions en France, outremer et à l’étranger. De 1999 à 2005, il est Délégué général de l’ACORAM (association des officiers de réserve de la Marine). De 2006 à 2015, membre de la rédaction de la revue MARINE & Océans éditée par l’ACORAM, il est l’auteur de plusieurs articles sur la défense, le monde maritime et le renseignement. Il est actuellement président délégué de l’ANASSA (Association Nationale des Anciens des Services de Sécurité des Armées).
Joseph Le Gall est l’auteur de « 1914-1918: La Guerre secrète » publié dans le cadre du Centenaire (2015), de « L’Histoire des services de renseignement et de sécurité de la défense, du SR Guerre (1872) à la DRSD (2016)” et de « Kennedy, la CIA et Cuba: L’Histoire secrète » en 2020. Cet ouvrage est présenté dans la Rubrique LIVRES du numéro 139 d’ESPRITSURCOUF du 1er juin 2020
En préparation : « Le Renseignement français durant la Seconde Guerre mondiale : L’action clandestine des SR, du BCRA et des agents de la France Libre ».
Il est membre de l’UPF (Union de la presse francophone).
Bonne lecture et rendez-vous le 22 mars 2021
avec le n°160
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