LES SECRETS DES ANNEES KADHAFI

KADHAFI ET LE TERRORISME

Joseph Le Gall (*)
Ancien officier de renseignements

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Il y a dix ans, en janvier 2011, influencée par la révolution tunisienne, une guerre civile éclatait en Libye. Le 19 mars, l’OTAN engageait l’opération « Unified Protector » conformément à la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations Unies. En quelques mois, le régime de Kadhafi était emporté par le « vent de l’Histoire »…Retour   sur  les  années Kadhafi (1969/2011) : le  terrorisme  d’État,  le  projet  d’arme  nucléaire, la  diplomatie  de  l’ombre  et  le  rôle  des  services  secrets…Cette étude est si richement documentée que nous sommes obligés de la publier en plusieurs fois. Dans cette première partie, le rôle de Kadhafi dans le terrorisme international.
Cette étude vient éclairer la situation actuelle de la Libye telle que le Général Dominique Trinquand l’a présenté dans notre n°154 « Libye : la guerre aux portes de l’Europe »

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Mouammar Kadhafi est né vers 1942 dans la région de Syrte. En 1966, diplômé du British Army Staff College, à Camebrley, il sert dans les transmissions avec le grade de capitaine. Le 1er septembre 1969, il accède au pouvoir à l’issue d’un coup d’Etat. Fasciné par Gamal Abdel Nasser, il fait du Raïs égyptien son père spirituel. Féru d’Histoire et de lectures, il admire le général de Gaulle et Mao-Tsé-Toung. Pratiquant une politique extérieure expansionniste et interventionniste, Kadhafi réorganise les institutions de la Libye et crée, en 1977, une Jamahiriya (Etat du peuple).

Kadhafi et Nasser, en 1969
Photo : DR

Pendant des années, Khadafi va apporter son soutien aux différents mouvements de libération et groupes armés dans le monde. Il leur fournit des tonnes d’armes et de munitions en provenance des pays de l’Est, et assure aussi la formation armée de leurs membres dans des camps d’entraînement disséminés dans le désert libyen. Vont en bénéficier : la Provisional Irish Republican Army (PIRA), l’Armée républicaine irlandaise à partir de 1972, la Rote Armee Fraktion (Fraction armée rouge) en Allemagne de l’Ouest dans les années 80, les Brigate Rosse (Brigades rouges) en Italie de 1970 à 1988,  le Front Polisario au Maroc de 1973 à 1980, les factions pro-palestiniennes au Liban, l’ANC en Afrique du Sud (années 80), etc.


Le soutien à l’IRA


À partir de 1972, la Provisional Irish Republican Army (PIRA), l’Armée républicaine irlandaise provisoire, bénéficie de l’aide massive de Kadhafi. Début 1973, Joseph Cahill, chef d’état-major de la PIRA, se rend à plusieurs reprises en Libye afin d’obtenir le soutien de Kadhafi pour l’entraînement militaire des membres de l’IRA et la fourniture d’armes et de munitions. Cahill obtient également de Kadhafi un soutien financier estimé entre trois et cinq millions de dollars américains.

Le 28 mars 1973, trois patrouilleurs de la marine irlandaise interceptent le caboteur chypriote Claudia dans les eaux territoriales irlandaises, avec à son bord Joseph Cahill.
Cinq tonnes d’armes légères de fabrication soviétique sont saisies, ainsi que des munitions, des mines antichar et des explosifs. Selon « Ed » Moloney, de l’Irish Times, trois autres cargaisons d’armes sont parvenues à l’IRA, sans être interceptées, entre 1973 et 1976, année où les contacts avec la Libye seront interrompus.

D’après le quotidien britannique The Independent du 5 octobre 2009, un document déclassifié révèle que le gouvernement d’Harold Wilson (1974/1976) aurait offert 500 millions de livres à la Libye pour faire cesser la fourniture d’armes à l’IRA, avec la promesse de l’ouverture d’échanges commerciaux entre les deux pays ; mais les négociations ont échoué.

Joseph Cahill.
Photo : DR

Les livraisons d’armes libyennes reprennent dans les années 1980. Ainsi, en août 1985, le Casamara, un ancien chalutier, livre sept tonnes d’armes et de munitions, dont 70 AK-47 et des dizaines de pistolets. Deux mois plus tard, au large de l’île maltaise de Gozo, 10 tonnes d’armes sont transbordées sur le même bateau rebaptisé Kula, depuis un cargo en provenance de Tripoli. Le 10 juillet 1986, le supply villa, un ravitailleur de plate-forme pétrolière, livre 14 tonnes d’armes, et deux mois plus tard un second chargement de 80 tonnes, dont une tonne d’explosif semtex. Ces cargaisons ont été transbordées du Villa sur des petits bateaux en mer d’Irlande, au large de la côte sauvage de Clogga Strand (comté de Wicklow).  Lors de ces quatre opérations clandestines, les services de renseignement britannique et irlandais ont été mis en échec.

Dans les années 1980, le marchand d’armes allemand Peter Mulak est suivi par les services de renseignement français, il est à l’époque le fournisseur de plusieurs mouvements de guérilla en Afrique. L’intéressé travaille pour la société d’état bulgare Kintex à Sofia, laquelle est connue pour servir de couverture aux services de renseignement bulgares et soviétiques ; il est à l’époque le fournisseur de plusieurs mouvements de guérilla en Afrique.

Courant 1987, Peter Mulak négocie une importante livraison d’armes et de munitions pour l’IRA, depuis la Libye. Le 14 octobre, les services occidentaux sont informés que l’armement est en cours de chargement dans le port de Tripoli à bord du caboteur panaméen Eksund.
Dès son appareillage le navire est pisté. Le 30 octobre, alors qu’il navigue au large d’Ouessant, dans les eaux territoriales françaises, l’Eksund est arraisonné par la Marine nationale et les Douanes françaises, avant que l’équipage n’ait le temps de saborder le navire avec des charges explosives. Celui-ci est conduit  sous  escorte  jusqu’à  Brest  pour  inspection  de  sa  cargaison.  Au  total,  on  dénombre : 20 missiles SAM 7, 40 lance-roquettes RPG 7, plusieurs centaines de FM AK-47, des pistolets 7,65, 10 tonnes d’obus de 106mm et un millier d’obus de mortier. Le navire et sa cargaison sont saisis par les douanes. Sur place, l’affaire est suivie par le Poste de Protection et de Sécurité de la Défense de Brest au profit de la DPSD, en liaison avec la DST et la DGSE.

L’Eksund à Brest – en médaillon, le capitaine Adrian Hopkins
Photo : telegraph.co.uk

De 1970 à 1997, date de la signature des accords de paix, I’IRA s’est procurée d’importantes quantités d’armes et de munitions sur le marché parallèle, par l’intermédiaire de la Libye, avec l’aide des services secrets des pays de l’Est, jusqu’à la chute du communisme. En 1996, selon le Jane’s Intelligence Review la majeure partie de l’armement en possession de l’IRA dans les années 1980 provenait de Libye.

Le terrorisme d’État


Les services secrets libyens pratiquent aussi le terrorisme d’État. Le 5 avril 1986, ils sont directement impliqués  dans un attentat à la bombe contre une discothèque de Berlin-Ouest qui fait 229 victimes, dont de nombreux militaires américains. En représailles, Ronald Reagan ordonne un raid de bombardement (opération “El Dorado Canyon”) contre des sites importants de Tripoli et Benghazi. Quarante-cinq militaires et fonctionnaires libyens sont tués, ainsi que quinze civils, dont la fille adoptive de Kadhafi.

Kadhafi se vengera. Le 21 décembre 1988, le vol 103 de la Pan Am qui vient de décoller de l’aéroport de Londres Heathrow, explose en vol au-dessus de Lockerbie, faisant 259 victimes, dont une majorité d’américains.

Le 19 septembre 1989, alors que la France a contré une offensive libyenne sur le Tchad, un DC-10 français de la compagnie aérienne UTA explose au-dessus du désert du Ténéré, au Niger. 170 personnes y perdent la vie. Une instruction est ouverte par le Parquet de Paris, l’enquête confiée au juge Jean-Louis Bruguière permet d’identifier six ressortissants libyens, membres des services secrets, dont Abdallah Senoussi, beau-frère du président Kadhafi. En 1991, la justice américaine émet de son côté  un  mandat  d’arrêt  international à   l’encontre d’Abdelbaset Ali Mohamet Al Megrahi et d’Al Amin Khalifa Fhimah.

Les débris du DC 10 d’UTA, par 16 54’ N et 11 59’ E, dans le grand erg de Bilma, près du massif de Temit. Photo dc10-uta.org

En juillet 1998, dix ans après l’attentat de Lockerbie, sur instruction du président Bill Clinton, George Tenet, le directeur de la CIA, et John McLaughlin, son directeur adjoint pour le renseignement, se rendent à Djeddah pour s’entretenir du dossier avec le prince Bandar bin Sultan, ambassadeur du royaume d’Arabie saoudite à Washington, en présence d’un émissaire libyen.

En 1999, une rencontre secrète est organisée à Genève entre le directeur-adjoint de la CIA chargé du contre-terrorisme (DCI Counterterrorist Center) et Moussa Koussa, le chef des services de renseignement libyens. Kadhafi, qui souhaite normaliser ses relations avec les États-Unis, accepte de livrer à la justice les deux auteurs présumés de l’attentat et d’acter le principe d’un règlement amiable du contentieux. Les deux accusés libyens seront extradés peu après. Les contacts secrets vont se poursuivre.

 Moussa Koussa
est né en 1949. *
Photo DR

En janvier 2002, William J.Burns, secrétaire d’État adjoint pour les affaires du Proche-Orient, se rend à Londres pour rencontrer Moussa Koussa. Il est accompagné de Ben L. Bonk de la CIA. Cette fois, la réunion se tient dans l’hôtel particulier que possède le prince Bandar bin Sultan sur Regent’s Park. Moussa Koussa (*)  leur confirme  que la Libye est prête à indemniser les familles des victimes de l’attentat contre l’avion de la Pan Am. En définitive, Tripoli paiera à chaque famille la somme de 10 millions de dollars, soit un total de 2,7 milliards de dollars. Les sanctions de l’ONU envers la Libye seront levées.

Dans la foulée, en 2004, après des mois de négociations chaotiques, la France arrache un accord d’indemnisation signé à Paris avec les autorités libyennes. Globalement, la Libye a versé en France  215 millions de dollars, soit 1,25 million pour chacune des 170 familles de victimes.

*Après plusieurs postes diplomatiques, il a dirigé les services de renseignement libyens – Jamahiriya External Security Organization (ESO) – de 1994 à mars 2009, date de sa nomination au poste de ministre des affaires étrangères. Il était considéré comme l’un des plus puissants personnages du pays. Le 28 mars 2011, il a quitté clandestinement la Libye pour la Grande-Bretagne ; il s’est ensuite installé au Qatar.

A suivre dans le prochain numéro 158 : Kadhafi et l’arme nucléaire

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(*) Le capitaine de frégate (H) Joseph Le Gall a servi 27 ans à la Direction de la protection et de la sécurité de la défense. Officier de renseignement, il a occupé diverses fonctions en France, outremer et à l’étranger. De 1999 à 2005, il est Délégué général de l’ACORAM (association des officiers de réserve de la Marine). De 2006 à 2015, membre de la rédaction de la revue MARINE & Océans éditée par l’ACORAM, il est l’auteur de plusieurs articles sur la défense, le monde maritime et le renseignement. Il est actuellement président délégué de l’ANASSA (Association Nationale des Anciens des Services de Sécurité des Armées).
Joseph Le Gall est l’auteur de « 1914-1918 : La Guerre secrète » publié dans le cadre du Centenaire (2015), de « L’Histoire des services de renseignement et de sécurité de la défense, du SR Guerre (1872) à la DRSD » (2016) et de « Kennedy, la CIA et Cuba : L’Histoire secrète » en 2020. Cet ouvrage est présenté dans la Rubrique LIVRES du numéro 139 d’ESPRITSURCOUF du 1er juin 2020
En préparation : « Le Renseignement français durant la Seconde Guerre mondiale : L’action clandestine des SR, du BCRA et des agents de la France Libre ».
Il est membre de l’UPF (Union de la presse francophone).

Bonne lecture et rendez-vous le 22 février 2021
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