Le Yunnan,
pivot de l’ambition chinoise en Asie du Sud-Est

Ariane de Pompignan (*)
Etudiante en Relations Internationales

Certains se diront peut-être : pourquoi le Yunnan ? En effet, si peu de gens connaissent cette région chinoise qui se caractérise par sa pauvreté et sa marginalité ! Elle joue pourtant un rôle clé dans la stratégie chinoise visant à étendre son influence en Asie du Sud-Est. Après avoir rappelé les étapes qui ont conduit à cette situation, l’article s’interroge sur les raisons de cette mise en avant du Yunnan par le pouvoir central.

Jusqu’en 1992, une province pauvre, marginale et rebelle 
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Le Yunnan est situé à l’extrême sud-ouest de la Chine, à la frontière avec le Myanmar, le Laos et le Vietnam. Sa capitale, Kunming, est l’une des capitales provinciales les plus éloignées de Pékin. Sa population de 48 millions d’habitants, inclut au moins 25 minorités nationales, dont aucune n’est dominante. Ceci explique l’absence de statut régional autonome du Yunnan à la différence du Xinjiang, Tibet ou Guangxi.

Source : GOOGLE

Rattachée tardivement au XIIIème siècle à l’empire chinois, le Yunnan s’est invité sur la scène politique comme une terre de rebellions (par exemple la rébellion des Panthays). Elle a vu naître au cours de son histoire des mouvements sociaux remettant parfois en question l’autorité centrale chinoise. Enfin, l’activité intellectuelle intense déployée à Kunming a parfois conduit à des productions culturelles très critiques. Ces éléments illustrent l’éloignement institutionnel du Yunnan, peu contrôlée par le pouvoir central.

Sur le plan économique, le Yunnan a historiquement été une province tournée vers l’Asie du Sud Est, insérée dans le Triangle d’Or. Avec l’isolement forcé de la période maoïste et par la suite le démantèlement des entreprises d’état, les sources de richesse de la province se sont réduites à la vente de ses matières premières, notamment ses productions agricoles. N’ayant que peu d’interactions économiques avec les autres provinces, elle n’a pas participé au décollage économique de la Chine. En 1992, la province était l’une des provinces les plus pauvres de Chine (9ème plus pauvre sur 31 provinces en termes de PIB nominal, et 2ème en termes de PIB/hbt).

Au final, jusqu’en 1992, la marginalisation du Yunnan était économique, sécuritaire, ethnique et politique.

Depuis 1992, Le yunnan au cœur de la stratégie d’ouverture sur l’asie du sud-est

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En 1992, Deng Xiaoping annonce la décision du gouvernement central de transformer le Yunnan en tête de pont de la Chine vers l’Asie du Sud-Est. Cette ouverture vers l’Asie du Sud-Est est stratégique pour la Chine. D’abord, celle-ci considère cette zone comme un marché prometteur pour ses entreprises. Ensuite, elle vise sur le plan diplomatique à renforcer l’influence chinoise dans la zone pour contrer l’influence américaine. Enfin, elle a aussi vocation à sécuriser l’approvisionnement en matières premières en ouvrant des voies alternatives au détroit de Malacca. Presque 80% des importations d’hydrocarbures transitent en effet par ce détroit alors qu’il est exposé à des risques de piraterie ou à un éventuel blocus organisé par les Etats-Unis en cas d’affrontement.

Source : Diplomatie.gouv.fr

Cette annonce sera suivie de nombreuses initiatives dans lesquelles le Yunnan jouera un rôle central. Le phénomène va s’accélérer à partir de 2013 avec le projet de « Belt & Road Initiative » (BRI) aussi appelé « nouvelles routes de la soie », priorité du président Xi Jinping à son arrivée au pouvoir. D’une certaine façon, ce projet étend les objectifs de l’ouverture sur l’Asie du Sud-Est à l’ensemble du continent asiatique et au-delà. Rattachées à la BRI, les initiatives lancées à partir du Yunnan, vont bénéficier des moyens financiers considérables mobilisés dans le cadre de ce projet tentaculaire.

Plusieurs initiatives majeures mérites d’être mentionnées à titre d’illustration. La première est sans doute, dès 1992, le « Great Mekong Subregion » (« GMS »), qui regroupe les 6 pays baignés par le Mekong : Birmanie, Cambodge, Laos, Thaïlande, Vietnam et Chine qui est représentée par le Yunnan. L’objectif est de se reconnecter à la péninsule indochinoise avec la construction de corridors économiques dont la mise en place passe, au préalable par le développement des infrastructures de transport et la libéralisation des échanges transfrontaliers.

Source : Diplomatie.gouv.fr

En termes de connectivité, un projet phare a été la construction d’une ligne à grande vitesse reliant Kunming à la Thaïlande, en passant par le Laos. Cette ligne permet à la Chine de délocaliser des industries à main-d’œuvre intensive au Laos pour restaurer la compétitivité des entreprises chinoises. De même, créé en 2012, le nouvel aéroport international de Kunming, déjà le 4ème plus fréquenté en Chine, illustre la volonté d’inscrire Kunming comme hub de l’Asie du Sud-Est reliant Beijing, Shanghai, à New Delhi et Singapour.

Un autre projet fondamental est la construction d’un gazoduc et d’un oléoduc reliant le Yunnan à l’océan indien via la Birmanie. Transitant par le Yunnan, il vise à contribuer à la sécurité énergétique du pays en acheminant les hydrocarbures vers les provinces de l’Est qui concentrent les besoins.

Ce projet sera suivi par le renforcement de la liaison Kunming-Birmanie et, pour tirer pleinement partie de cette connexion, par la construction à Kyaukphyu en Birmanie d’un port en eaux profondes. Cette initiative participe aussi à la stratégie dite du « collier de perles ». Celle-ci fait référence au rachat ou la location par la Chine d’installations portuaires ou aériennes pour placer stratégiquement les forces navales chinoises et sécuriser les principales routes commerciales.

Comme on a pu l’observer, le Yunnan s’est progressivement vu propulsé au cœur de l’ouverture vers l’Asie du Sud-Est. Compte tenu du contrôle limité du pouvoir central sur cette province, on peut s’étonner de cette politique volontariste de mise en avant. Nous allons voir de cette stratégie vise un triple objectif.

La « tête de pont », un accélérateur de croissance et un outil d’intégration

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Le développement économique du Yunnan figure au cœur de la décision d’ouverture vers l’Asie du Sud-Est. Le Conseil d’Etat donne au Yunnan l’autorisation de développer le commerce extérieur pour se développer lui-même. Cela passe notamment par la création de ZES (zones économiques spéciales) sur l’ensemble de ses postes frontières avec la Birmanie, le Laos et le Vietnam. Cette décision est un puissant moyen de désenclaver le Yunnan en l’insérant dans les flux internationaux et d’attirer les entreprises pour développer la région. Face à une province pauvre et instable, le pouvoir politique chinois utilise l’économie de marché comme facteur de régulation sociale. De fait, 20 ans après le début de la politique d’ouverture, les résultats sont impressionnants. De 1992 à 2016, le Yunnan a connu une formidable accélération de son développement économique. Son PIB a été multiplié par 22, passant de 10 milliards de dollars à 220 milliards de dollars.

Désigner le Yunnan comme tête de pont en Asie du Sud-Est ne signifie pas seulement une ouverture sur les pays voisins. Cela signifie également l’intégration du Yunnan dans un réseau économique le reliant au reste du territoire chinois pour participer à son développement économique. Un projet emblématique de cette volonté d’intégration économique est l’inauguration en 2014 de la première ligne de train à grande vitesse reliant Kunming à Shanghai, le cœur économique de la Chine. De même, la création d’oléoduc & gazoduc entre Kunming et Kyaukpyu ne se conçoit que si l’acheminement des hydrocarbures vers les provinces de l’Est où se trouvent des besoins massifs est assuré – le Yunnan n’est qu’un point de transit et de stockage des ressources énergétiques.

Une volonté de renforcement du contrôle sur le yunnan et de sécurisation des frontières

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L’intégration économique progressive n’a pas seulement pour but le développement économique du Yunnan. En effet, elle constitue en réalité une transformation du contrôle politique chinois qui utilise désormais l’intégration économique comme moyen de contrôle de ses provinces.

L’implication du Yunnan dans la politique étrangère chinoise, à travers la représentation de la Chine à la GMS justifie davantage de contrôle. Certes, le Yunnan a la possibilité de mener des opérations de coopération internationale mais le Parti communiste et l’Etat central chinois à Pékin restent seuls maîtres conduisant la politique étrangère. Les négociateurs du Yunnan sont systématiquement accompagnés par des représentants de l’Etat central. A partir des années 2010, un bureau du ministère des affaires étrangères a ouvert à Kunming afin, justement, de superviser les actions diplomatiques du Yunnan.

On peut même aller plus loin. En effet, le développement des relations Chine-Asie du Sud-Est participe d’une stratégie de contrôle des frontières internes de la Chine dans la mesure où il est difficile de s’insérer pleinement dans les échanges internationaux sans un contrôle certain de son propre territoire.

L’ouverture des frontières du Yunnan s’est en effet accompagnée de nouvelles menaces. La frontière avec le Vietnam est ainsi devenue un point de passage de ceux que la Chine considère comme des ouighours terroristes. En 2014, un attentat à la gare de Kunming a entraîné des opérations antiterroristes conjointes menées par la Chine et le Vietnam. De même, l’ouverture des frontières rend plus difficile la lutte contre le trafic de drogue dans le Triangle d’or et rend plus sensible le problème de l’instabilité à la frontière birmane. Ces difficultés sont autant de raisons de d’élargir le pouvoir réglementaire d’organismes de sécurité et de renforcer l’intervention du pouvoir central dans les affaires du Yunnan.

En réalité, le développement des échanges aux frontières est un instrument visant à mieux contrôler la stabilité de la nation chinoise elle-même. Le contrôle renforcé du pouvoir central sur la province peut être ainsi illustré par le parachutage de Ruan Chengfa en tant que nouveau gouverneur. On peut également penser à la campagne de lutte contre la corruption mise en œuvre par Xi Jinping à partir de 2014 et qui a été utilisée pour reprendre en main un certain nombre de provinces. A cet égard, la province du Yunnan a été la plus touchée.

Une vitrine pour apaiser les tensions avec les pays voisins

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Si comme nous l’avons vu, la mise en avant du Yunnan vise des objectifs internes, c’est également un outil diplomatique pour tenter d’atténuer les réticences des états voisins à accepter les projets & crédits proposés par la Chine dans le cadre de l’initiative BRI. Ceux-ci ont en effet peur de perdre leur indépendance financière, à l’image ce qui est arrivé au Sri Lanka à Hambantota. La Chine a offert d’y financer un projet portuaire mal dimensionné et non viable pour ensuite en prendre le contrôle pour des raisons stratégiques (contrôle des voies maritimes vers l’Inde).

Le Myanmar, dont la dette extérieur est déjà détenue par la Chine à hauteur de 40%, s’est montré très sensible à ce problème et a imposé une baisse très significative du budget de création du port de Kyaukphyu. De même, la Malaisie a décidé de revoir à la baisse les projets chinois. Enfin, la Thaïlande a bloqué pour l’heure le projet du canal de Thaï perçant l’isthme de Kra pour offrir une route alternative au passage par le détroit de Malacca. La Chine proposait de le financer à 100% pour réduire son risque d’approvisionnement en hydrocarbures.

L’ambition chinoise en Asie du Sud-est rencontre ainsi des obstacles, nécessitant l’utilisation d’autres moyens que la BRI pour accroître sa zone d’influence dans la région. C’est dans cette perspective que s’inscrit la place laissée au Yunnan dans la représentation à l’international de la Chine. Il est utile que les projets soient promus par une province peu développée économiquement qui d’une certaine façon a fait face aux mêmes difficultés que ses partenaires de négociation. Cela permet de rassurer les interlocuteurs inquiets des manœuvres chinoises. Le Yunnan joue le rôle de vitrine de la Chine, moins menaçant que Pékin mais avec une économie dynamisée pouvant attirer les pays en développement.

 

 

(*) Ariane de Pompignan, actuellement étudiante en Relations Internationales, a été stagiaire chez Espritsurcouf de mai à juillet 2023. Elle est réserviste au sein du 24ème régiment d’Infanterie.

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