Russie, Ukraine, Poutine.
Écrits et discours

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Vladimir Poutine
Textes analysés par Pierre Charrin

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Le 12 juillet 2021, la Russie a largement diffusé un article signé Vladimir Poutine, expliquant sa position sur la question ukrainienne. Particulièrement long, cet article n’a sans doute pas été suffisamment pris en compte par les dirigeants occidentaux. Pierre Charrin a pris le temps de l’analyser minutieusement, et de le comparer au discours de ce même Poutine, prononcé le 21 février dernier. Il en a extrait les passages les plus signifiants. Aussi étonnants qu’ils paraissent à nombre d’entre nous, ils sont sans doute évidents pour beaucoup de Russes.

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Pour émouvoir, exalter, expliquer le présent, « vendre » l’avenir par référence à un passé glorieux ou à venger, l’Histoire est toujours abondamment utilisée et mise en scène : De Gaulle et le 18 juin 1940 ; Hitler avec le « coup de poignard dans le dos » suivi du « diktat » du traité de Versailles ; Kennedy et la « nouvelle frontière » ; Mussolini et les grandeurs de l’Empire romain à recouvrer, etc… Dans cette tradition, Poutine est un champion, surtout quand il s’agit d’évoquer le couple Russie-Ukraine (l’Ukraine était autrefois souvent dénommée petite Russie).

Il y a bientôt près d’un siècle Paul Valéry avait déjà stigmatisé les dangers de l’empoisonnement par transfiguration du passé : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout ». Mais Poutine a-t-il jamais lu Valéry ?

Un seul peuple

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L’article du 12 juillet 2021 et le discours du 24 février 2023 devant l’Assemblée Fédérative de Russie sont intéressants à comparer car distants d’un peu plus dix-huit mois. Le sujet principal est le même : la relation russo-ukrainienne. L’article a été publié sept mois avant le début de l’offensive russe sur l’Ukraine, il s’agit en fait de préparer les lecteurs à un affrontement encore dans les limbes. Le discours pour sa part a été prononcé un an après le début de cette offensive : ce sont les parlementaires que Poutine devait informer de l’état de la situation militaire et politique passée et présente, tout en ouvrant des perspectives sur l’avenir.

Ce que veut faire partager Poutine dans son article, en prologue à un long cours d’histoire à sa manière, est « que russes et ukrainiens ne forment qu’un seul peuple – un ensemble unique » […] « Russes, Ukrainiens et Biélorusses sont tous des descendants de la Rus’ ancienne » […] Russie et Ukraine forment « un espace historique et spirituel qui, sur l’essentiel est le même ».

La Rus’ du VIe au XIIIe siècle, communément appelée la « Rus’ de Kiev ». 
Son territoire, variable au cours du temps, est aujourd’hui réparti entre la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine.
Carte Panonian

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Bref, cette unité de la Rus’ remonte à près d’un millénaire et ce sont les ennemis de la Russie qui de siècle en siècle « ont  appliqué la formule connue depuis des temps immémoriaux – diviser pour régner », sans jamais, in fine, y parvenir, nous raconte Poutine à longueur de pages. Une fois de plus, depuis les années 1990 et de façon croissante jusqu’à aujourd’hui, les occidentaux essayent de diviser cette Russie grande, petite ou blanche, tout comme, avant eux, l’ont tenté les polonais, les autrichiens ou les suédois. Le passé, vu par Poutine, est garant du présent : l’entreprise d’occidentalisation de l’Ukraine est vouée à l’échec. Poutine ne mentionne en aucune façon les mouvements autonomistes puis indépendantistes qui se sont développés en Ukraine depuis le XIXe siècle.

Ce thème de l’unité fondamentale des russes et ukrainiens est beaucoup moins développé dans le discours du 24 février. Poutine y affirme cependant, en évoquant l’affrontement russo-ukrainien : « Nous défendons des vies humaines et notre foyer commun… »

L’occident fauteur de guerre

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Que ce soit dans l’article de juillet 2021 ou le discours de février dernier Poutine donne toutes les apparences de sa conviction sur un point : la Russie a négocié loyalement pour tenter de résoudre les problèmes russo-ukrainiens. Les occidentaux et Kiev, eux, se sont révélés de mauvaise foi, voire fourbes, notamment dans l’application des accords de Minsk. « Permettez-moi de répéter que ce sont eux [Kiev, aidé par les occidentaux] qui ont commencé cette guerre, tandis que nous avons utilisé la force pour arrêter la guerre » martèle Poutine en février dernier.

Quand il s’agit d’actions supposées belliqueuses de Kiev, Poutine emploie le mot « guerre ». Lorsque Moscou utilise la force des armes, il s’agit non d’une guerre mais d’une « opération militaire spéciale ». Au-delà de l’hypocrisie, il y a une attention certaine de Poutine pour le choix des mots, couplée à un pseudo juridisme : si Moscou était en guerre, il eût fallu déclarer la guerre. Moscou ne l’a pas fait donc Moscou n’est pas en guerre contre l’Ukraine. Ce paralogisme n’est pas énoncé, mais assez clairement sous-entendu

En juillet 2021, Poutine désignait déjà l’Ukraine comme fauteur de guerre potentiel : tous les projets et actions récentes de Kiev sont « anti-russes …Et nous ne permettrons jamais que nos territoires historiques et le peuple vivant là, proche de nous, soient utilisés contre la Russie ». N’est-il pas clair, dès lors, que la responsabilité de « l’opération militaire spéciale » qui devait suivre est imputable à la seule Ukraine.

Si Poutine à un goût prononcé pour les écrits et discours-fleuve, peut-être, en juillet 2021, a-t-il résumé dans les phrases suivantes l’idéal essentiel qu’il veut revivifier et propager : « J’ai la conviction que l’authentique souveraineté de l’Ukraine n’est seulement possible qu’en association avec la Russie. Nos liens spirituels, humains, civilisationnels forgés depuis des siècles, trouvent leurs origines dans les mêmes sources … Ensemble nous avons toujours été et serons beaucoup plus forts et remporterons plus de succès. Car nous sommes un seul peuple ».

Si cela est bien la pierre angulaire de la politique de Poutine, il est amené en fonction des circonstances à faire des variations et ajouts.

Ce tableau du 19e siècle représente Vladimir le Grand, grand-prince de la Rus’ de Kiev en train de choisir le christianisme orthodoxe comme nouvelle religion d’État en l’an 988.
Œuvre exposée au musée d’Histoire de la Religion, reproduction autorisée via Bridgemann Images

Inattendue : la religion

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Dans son article de 2021, essentiellement consacré à sa vision de l’histoire russe, Poutine avait nettement insinué la spécificité de la culture russe sachant résister à l’influence occidentale, notamment lorsqu’en son temps la Pologne avait voulu catholiciser l’orthodoxie de la sainte Russie. Dans son discours de février, il passe violemment à l’offensive : « Regardez ce qu’ils [les dirigeants occidentaux] font à leur propre peuple. Il s’agit de la destruction de la famille, de l’identité culturelle et nationale, de la perversion et de l’abus des enfants, y compris la pédophilie, toutes choses qui sont déclarées normales dans leur vie. Ils obligent les prêtres à bénir les mariages homosexuels ».

Dans cette charge, pour le moins sans nuance et non exempte d’erreurs flagrantes, d’abord sur la pédophilie, Poutine, face aux élites occidentales, se pose en défenseur de la chrétienté et de valeurs universelles, prenant à son compte, ironiquement, l’ultime parole du Christ qu’il cite textuellement, apparemment sans guillemets, tout en réservant un tacle spécifique au Royaume-Uni : « Mais voici ce que je voudrais leur dire [à ces élites occidentales] : regardez les saintes écritures et les principaux livres des autres religions du monde. Ils disent tout, y compris que la famille est l’union d’un homme et d’une femme, mais ces textes sacrés sont aujourd’hui remis en question. L’Église anglicane aurait l’intention d’explorer l’idée d’un dieu non sexiste. Qu’y a-t-il à dire ? Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font (Sic !) ».

« Des millions de personnes en Occident réalisent qu’elles sont conduites à un désastre spirituel. Franchement, l’élite semble être devenue folle, et il semble qu’il n’y ait pas de remède à cela. Mais comme je l’ai dit, ce sont leurs problèmes, tandis que nous devons protéger nos enfants, ce que nous ferons. Nous protégerons nos enfants de la dégradation et de la dégénérescence ».

Une économie libérale

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Poutine est un fervent partisan de la liberté du commerce et de l’industrie : « Permettre aux entreprises russes et aux petites entreprises familiales d’exploiter le marché avec succès est une victoire en soi. Ce qui compte, c’est que chacun d’entre nous contribue à notre réussite commune […] La liberté d’entreprise est un élément vital de la souveraineté économique. Je le répète : dans le contexte des tentatives extérieures visant à contenir la Russie, les entreprises privées ont prouvé leur capacité à s’adapter rapidement …  Ainsi, toute initiative d’entreprise visant à bénéficier au pays doit être soutenue ». Reagan et Thatcher ont-ils été plus éloquents sur ce thème haï par Lénine ?

Dans son discours de février dernier, Poutine déroule un programme économique, d’équipement des armées, pratiquement homothétique dans la forme à celle d’un Biden ou d’un Macron, tout en suggérant cependant que cette tragique affaire ukrainienne permettra de sortir par le haut. « Ces dernières années, nous avons beaucoup parlé et longuement de la nécessité de restructurer notre économie. Aujourd’hui, ces changements sont une nécessité vitale, un changement de jeu, et tout cela pour le mieux.  …  Je tiens à rappeler et à souligner que l’essence de notre tâche n’est pas de nous adapter aux circonstances. Notre tâche stratégique est d’amener l’économie vers un nouvel horizon. Horizon que Poutine définit aussi classiquement que l’aurait fait un Kennedy modernisateur.

Des lacunes et des ajouts inquiétants

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Un an après le début de « l’opération militaire spéciale » il aurait été normal que Poutine livre un compte-rendu des opérations militaires et de leurs perspectives. Il n’en fit rien, tout en précisant : « … Il y a une circonstance dont tout le monde devrait être conscient : plus la portée des systèmes occidentaux qui seront fournis à l’Ukraine sera longue, plus nous devrons éloigner la menace de nos frontières. C’est évident ». Qu’est-ce à dire ? Plus l’Occident aidera l’Ukraine, plus la Russie exigera une extension de son glacis protecteur. Cette évidence n’est-elle pas directement inquiétante pour les voisins de la Russie ?

Et Poutine ajoute : « L’élite occidentale ne fait pas mystère de son objectif, qui est, je cite, “la défaite stratégique de la Russie” … ils prévoient de transformer un conflit local en une confrontation mondiale … nous répondrons en conséquence, car cela représente une menace existentielle pour notre pays. Cependant, ils réalisent eux aussi qu’il est impossible de vaincre la Russie sur le champ de bataille… » Impossible, pourquoi ? Ne s’agit-il pas d’une menace, sans le dire pour ne pas froisser la Chine et l’Inde, d’utiliser si nécessaire les armes nucléaires ?

Enfin, quand à la fin du discours de février, l’audience commençait à s’endormir, il y a cette phrase, surgissant de façon saugrenue, qui lie sur un mode inquiétant le sang et la virilité : « D’une manière générale, rien ne peut remplacer l’école de la guerre. Les gens en reviennent complètement différents, et ils sont prêts à donner leur vie pour la Patrie, quel que soit le lieu où ils travaillent ». Une telle phrase sur les capacités transformatrices de la guerre, semble faire écho à la formule de Mussolini : la guerre est pour l’homme ce que la maternité est pour la femme.

Huntington dans son controversé Choc des civilisations de 1993-96 croyait pouvoir distinguer aujourd’hui huit civilisations, dont la civilisation orthodoxe, qui sépare la Russie du reste du monde chrétien. Ces territoires ont été peu exposés à la Renaissance, à la Réforme, aux Lumières, et aux « autres expériences occidentales ». De là, nous dit l’historien Toynbee, le drame prolongé de l’empreinte occidentale sur la Russie, conduisant à une lutte continuelle entre la puissance technologique du monde occidental, et la non moins vive détermination de la Russie de préserver sa propre indépendance contre n’importe qui, et d’étendre son empire en Asie centrale et orientale. … tout en protégeant jalousement la Rus’ historique à l’ouest

In fine, Poutine, et avec lui la Russie d’aujourd’hui, n’est-il pas simplement fidèle à cette culture chrétienne qu’il glorifie tant : la tradition biblique n’annonce-t-elle pas qu’un paroxysme de violence précédera l’instauration ici-bas du Royaume de paix éternel du Christ ?

(*) Pierre Charrin est un ancien Consultant à la Cegos, puis dans le secteur bancaire : activités de capital-développement, fusions-acquisitions, réorganisation et direction d’une direction des crédits. Actuellement consultant en financement de l’hébergement touristique. Chroniqueur économique dans une revue professionnelle, membre de la rédaction d’ESPRITSURCOUF.fr Rubrique « Économie-Entreprise »

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