Ukraine,
Le long chemin vers la guerre


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Martine Cuttier

Docteur en histoire contemporaine
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La guerre en Ukraine traduit la reconfiguration des rapports de force entre puissances étatiques. Dans notre précédente publication, le numéro 188, l’auteur en a posé les jalons à travers l’Histoire. Elle nous entraine cette fois dans l’Histoire contemporaine, pour ne pas dire immédiate, à suivre le long chemin qui a mené à la guerre. Ses propos peuvent choquer, lorsqu’elle dit que la Russie a été acculée à la guerre. A chacun d’apprécier la pertinence de son analyse géopolitique.

 

Les bouleversements géopolitiques contemporains ont évidemment pour point de départ l’implosion de l’URSS, et plus précisément le 9 novembre 1989, jour où le mur de Berlin a cédé. Pendant les mois qui suivent, la priorité est à la réunification de l’Allemagne que veut à tous prix le chancelier Helmut Khol. Tout comme il veut le retrait des troupes soviétiques de RDA et de l’ensemble de l’Europe de l’est,  retrait qu’il financera et qui sera effectif en 1994.    

Si l’année 1990 est celle de la réunification de l’Allemagne, chose conclue le 3 octobre, l’année 1991 sonne la transformation de l’environnement de la sécurité en Europe.  En réponse à la proclamation d’indépendance des pays baltes, qui voguent vers l’Europe et l’Otan, la Russie a très vite organisé la sécurité de son « étranger proche ». Quelques rappels de dates. Le pacte de Varsovie n’existe plus depuis le 25 février 91. A l’automne 91, les Républiques Soviétiques proclament les unes après les autres leur indépendance. L’Union Soviétique est dissoute le 8 décembre 91, et cède la place le 19 décembre à la CEI (Communauté des États Indépendants), à laquelle l’Ukraine n’adhère pas.

Signature du protocole d’accord établissant le CEI le 19 décembre 1991. Photo Archives du Kremlin

Des pas vers la paix

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Pour contenir le désir d’anciens pays soviétiques d’entrer dans l’OTAN, et pour établir néanmoins un dialogue avec eux, les États-Unis créent un organe consultatif, le North atlantic cooperation council : NACC ou CCNA,  que rejoint l’Ukraine, indépendante depuis le 24 août. En 1992, la CEI se complète de l’organisation du traité de sécurité collective : OTSC entre la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kirghizistan, le Kazakhstan et le Tadjikistan dont les trois dernières abritent chacune une base militaire russe. La même année, le gouvernement de Boris Eltsine rapatrie sur son sol les armés nucléaires de Biélorussie, d’Ukraine et du Kazakhstan, intervient en Transnistrie (Moldavie) et signe l’année suivante le traité de réduction des arsenaux stratégiques. Janvier 1994 marque un autre pas, car le président américain Bill Clinton déclare que l’Alliance acceptera de nouveaux membres. Suit la mise en place du PPP (Partenariat Pour la Paix) avec tous les ex-membres du pacte de Varsovie (34 pays européens et asiatiques)  y compris la Russie afin d’instaurer un dialogue, une coopération militaire avec l’OTAN, le PPP étant en fait l’antichambre avant l’adhésion à l’OTAN.

Moscou répond en proposant des partenariats commerciaux et militaires aux anciennes républiques soviétiques.  Les années 1994-1996 se caractérisent par la première guerre de Tchétchénie, alors que le président Clinton réaffirme à son homologue russe que « l’opposition américaine à l’entrée du groupe de Visegard dans l’OTAN repose sur une question de principe », tout en la préparant : « Il faut d’ores et déjà, même si cela parait lointain, annoncer à l’Ukraine qu’elle pourra, dans la décennie 2005 à 2015, rejoindre l’UE et l’Otan. ».  En 1997, l’OTAN instaure un cadre de coopération entre OTAN et l’Ukraine et signe l’Acte fondateur avec la Russie. Ce dernier jette les bases d’une relation apaisée entre la Russie et les pays occidentaux bien qu’il rende possible l’extension de l’OTAN mais sans l’installation d’infrastructure militaire sur le territoire des ex-États du pacte, dont la Russie s’engage à respecter l’intégrité territoriale. Il est considéré comme la pierre fondatrice de l’édifice de la sécurité en Europe.

Le courant passait bien entre le président russe Boris Eltsine et le président américain Bill Clinton. Photo National Security Archives.

L’extension de l’OTAN

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Le 17 décembre 2021, le président Poutine a rappelé quelles étaient les frontières de l’OTAN en 1997, avant la vague des extensions qui s’est faite contre la Russie.  En 1999, l’OTAN apporte son soutien à l’alliance militaire GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie) pour contrebalancer l’influence russe, et l’Ukraine participe à des manœuvres de l’OTAN en mer Noire. 1999 est une année importante car l’OTAN bombarde la Serbie et intervient au Kosovo avec la participation de troupes ukrainiennes, contre l’avis de Moscou. A Washington, lors du sommet de l’OTAN, un nouveau programme d’action pour l’adhésion est présenté, il constitue un signal politique en vue des élargissements aux pays baltes et aux Balkans. Trois républiques influentes : la Tchéquie, la Pologne, la Hongrie rejoignent l’OTAN alors que l’Ouzbékistan se tourne vers l’alliance GUAM. La Russie, la Yougoslavie et la Biélorussie créent l’Union slave pour contrer l’expansionnisme otanien sur fond de deuxième guerre de Tchétchénie et d’arrivée au gouvernement de Vladimir Poutine.

Élu à la présidence de Russie, ce dernier se prononce pour une politique de sécurité nationale et une politique étrangère de coopération avec l’OTAN, assorti d’un programme de renforcement militaire.  Suite aux attentats sur New-York du 11 septembre 2001, il se montre solidaire et accepte l’implantation de deux bases militaires américaines sur les bases russes de Manas au Kirghizistan et de Karchi en Ouzbékistan.

Engagés en Afghanistan dans la lutte contre Al Qaïda,  les Américains prétextent la fin de la guerre froide pour sortir du traité ABM et projeter l’installation de radars et de missiles en Tchéquie et en Pologne, dirigés contre l’Iran, disent-ils. Personne n’est dupe. Tout en instaurant l’année suivante le conseil OTAN-Russie et en laissant le président ukrainien Léonid Koutchma déclarer vouloir intégrer l’OTAN, le président Poutine signe le 24 mai 2002, le traité SORT de désarmement stratégique, traité de contrôle et de réductions du nombre de têtes nucléaires déployées sur les lanceurs stratégiques, soit entre 1700 et 2200 têtes avant le 31 décembre 2012 .

En 2004, l’extension de l’Otan se poursuit avec l’adhésion de sept pays (les 3 pays baltes, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et le Slovénie) quand le nouveau président ukrainien Viktor Iouchtchenko réclame lui aussi l’adhésion. Le 10 février 2007, lors du forum annuel de Munich sur la sécurité, le président Poutine annonce rompre avec l’unilatéralisme et l’ultralibéralisme et déclare que l’extension de l’OTAN « est une provocation ».

Un an plus tard, le 4 avril 2008, au cours du sommet de Bucarest, alors qu’il vient d’annoncer le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, le président Nicolas Sarkozy s’oppose à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie. Avec la chancelière allemande Angela Merkel, il y voit là un casus belli pour la Russie. L’Alliance reconnaît cependant la vocation des deux ex-Républiques soviétiques à la rejoindre.

Lors du sommet de l’OTAN au Portugal, en 2010,, le président russe Dimitry Medvedev (à gauche), le président américain Barak Obama (au centre) et le président français Nicolas Sarkozy. Photo White House

En août, la Russie intervient en Géorgie et,  reconnaissant l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, se dit prête à assurer leur protection. Durant la guerre du Kosovo, des militaires ukrainiens participent aux opérations de l’OTAN au sein de la KFOR, et dans la lutte contre le terrorisme en Méditerranée (Active Endeavour), contre la piraterie au large de la Somalie. 2009 voit l’adhésion à l’OTAN de l’Albanie et de la Croatie, et l’ébauche d’un dialogue d’association de l’Ukraine à l’Union européenne.

En 2010, un président pro-russe Viktor Ianoukovitch accède au pouvoir à Kiev et engage un rapprochement avec la Russie par l’adhésion à l’union douanière de l’Union asiatique, qui est entrée en vigueur avec la Biélorussie et le Kazakhstan. L’année suivante, la Russie s’abstient lorsque l’OTAN intervient en Libye et, en 2013,  elle oppose son veto à toute intervention en Syrie. La voix de la Russie compte à nouveau sur la scène internationale mais l’architecture de sécurité en Europe n’est toujours pas réalisée comme le montrent les négociations sur les armes stratégiques et l’extension de l’OTAN.

La crise en Ukraine

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La crise ukrainienne qui s’ouvre à partir de 2013 et 2014 s’accompagne d’une offensive russe larvée. Tout commence lorsque le président Ianoukovitch suspend les négociations avec l’UE et se prononce pour un accord avec la Russie contre un prêt, un prix pour le gaz et un assouplissement de la dette gazière qui provoque le long mouvement de Maïdan du 30 novembre 2013 au 22 février 2014. Le nouveau pouvoir qui en découle décide d’appliquer la loi de 2012 sur les langues régionales qui supprime le russe comme langue officielle. Des manifestations anti-Maïdan embrasent les villes du Donbass dont Donetsk, Louhansk mais aussi Marioupol, Odessa, Kharkiv. La Crimée, rompant avec Kiev, proclame son indépendance et son rattachement à la Fédération de Russie, le 16 mars 2014.

En riposte, les USA abattent sur la Russie des sanctions économiques qui, dès le départ, nuisent à l’Europe et à la France. Dans le Donbass qui connaît à son tour la même opposition au gouvernement issu de Maïdan, le Donetsk et le Lougansk proclament leur autonomie en avril et mai. 2014 constitue un tournant majeur en annonçant le retour aux jeux de puissance et à la guerre entre grands États, bien que la France et l’Allemagne poussent la Russie et l’Ukraine à négocier selon le « format de Normandie ». Et tandis que les États-Unis étendent leur influence dénoncée par le président Poutine, ce dernier pousse son avantage en signant un traité d’alliance avec l’Abkhazie, en juin 2014, puis avec l’Ossétie du sud, en 2015.

Les négociations aboutissent cependant aux accords de Minsk 1 de septembre 2014 puis à ceux de Minsk 2 en février 2015 qui doivent instaurer un cessez-le-feu au Donbass en guerre depuis mai 2014.  Forts d’une résolution du Conseil de sécurité, le président Hollande et la chancelière Merkel pèsent de toute leur influence pour faire appliquer le cessez le feu et faire accepter par Kiev l’autonomie des deux républiques autoproclamées du Donbass. Deux conditions réclamées par la Russie qui l’année suivante suspend ses réunions avec l’OTAN alors qu’en 2017, le Monténégro y adhère et le parlement ukrainien fait de l’adhésion un objectif de la politique étrangère. Le 17 décembre 2018, la Russie demande à l’OTAN de renoncer à toute nouvelle adhésion. Or, en 2020, la Macédoine du nord y entre. Après l’élection du président Zelensky, en avril 2019, la tension s’accroit car les accords de Minsk n’étant pas appliqués, les combats se poursuivent au Donbass, ils y ont fait au moins 15 000 morts.

La guerre

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Les vols de reconnaissance de l’OTAN le long de la frontière russe entre la mer Noire et la mer Baltique s’intensifient, comme ceux de l’armée de l’air russe. En avril, Kiev dénonce des mouvements de troupes russes à sa frontière orientale. Des manœuvres, déclare Moscou. Le 21 juillet, les États-Unis prennent une décision lourde de conséquences pour le rapport de forces en Europe et en Asie.  Eux, qui avaient tenté de mettre en échec la construction du gazoduc « Nord Stream II » reliant l’Allemagne et la Russie par la mer Baltique, en finançant des partis écologistes, en dénonçant les risques potentiels pour l’environnement marin, eux qui refusaient la mise en service de ce gazoduc, lèvent leur opposition, à condition que l’Allemagne soutienne l’Ukraine. Ce qu’elle fait, en livrant entre autres des armes, dites « inactives ». Les américains sont parvenus au but de leur politique séculaire, qui vise à séparer l’Europe occidentale de la Russie.

Les combats se poursuivent au Donbass alors que Moscou poursuit ses manœuvres et met comme condition à leur arrêt la non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Au sommet de Bruxelles, l’OTAN répond : « nous ne ferons aucun compromis sur le droit de l’Ukraine à choisir sa propre vie, sur le droit de l’OTAN à protéger et à défendre ses membres et sur la reconduction pour 6 mois des sanctions économiques de l’UE à la Russie depuis 2014. ». Aux injonctions européennes et à la proposition de réunion du conseil OTAN/Russie, Moscou répond ne vouloir négocier qu’avec les États-Unis et demande le renoncement de l’OTAN à la décision de 2008.

Wladimir Poutine et son ministre de la Défense Sergei Shoigu au salon de l’armement de Moscou en 2021. Photo Pool (via Reuters)

En juin et juillet 2021, les deux présidents se rencontrent à Genève pour évoquer la stabilité stratégique nucléaire. La tension est telle qu’en février 2022, l’Allemagne, la France et la Russie négocient une désescalade alors que l’UE réaffirme son soutien à l’Ukraine et avec les États-Unis menace d’intensifier les sanctions contre la Russie. Depuis le 1er janvier 2022, la France préside l’UE et à partir de février, le président Emmanuel Macron tente de négocier à Moscou et à Kiev, l’application des accords de Minsk que les pays du « Format Normandie » ne parviennent pas à faire appliquer par le gouvernement ukrainien. De ce fait, le 15 février, téléguidée par le Kremlin, la Douma russe demande la reconnaissance de l’indépendance des deux Républiques autoproclamées du Donbass. Le 22 février, le président Poutine réclame encore l’application des accords de Minsk. Le 24 février, il donne l’ordre à ses corps d’armées de pénétrer en Ukraine. Le 26, il propose au président ukrainien Zelensky de négocier la reconnaissance des deux républiques autoproclamées et le rattachement de la Crimée à la Russie.

L’Europe va payer

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C’est à la lumière de la géopolitique qu’il semble plus réaliste de lire la crise actuelle où la Russie a été acculée à la guerre. Certains y voient un piège tendu de longue date par les Américains afin de couper pour longtemps la Russie de l’Europe comme le suggérait Brezinski. Impuissante mais solidaire des Ukrainiens, l’Europe, « l’alliée naturelle de l’Amérique » va d’une part payer au prix fort les conséquences des sanctions américaines contre la Russie tout en supportant le poids des réfugiés et d’autre part, voir se renforcer la domination américaine et de l’OTAN qui, après l’échec en Afghanistan,  était « obsolète » pour le président Trump et en « état de mort cérébrale » pour le président Macron. Le président français, qui se plaît à simuler la puissance alors que plus que jamais la France est à la remorque des Américains, car sa diplomatie s’est effondrée,  milite avec force communication et agitation diplomatique pour une Europe puissance et une Europe de la défense,  que les Américains contrent en persuadant les Européens d’acheter leur matériel de guerre au nom de l’interopérabilité otanienne et en les divisant, en les poussant à toujours plus d’élargissement. Ils se proposent même de remplacer la fourniture de gaz naturel russe par du gaz de schiste coûteux et très polluant, à l’extraction duquel les écologistes s’opposent en France.

Cependant, les États-Unis ayant amorcé un déclin reconnu par le président Obama, risquent de consolider la constitution d’une « alliance anti-hégémonique » russo-chinoise ce qui affaiblira leur jeu géopolitique dans un monde en recomposition vers la multipolarité. De ce point de vue, la Chine met en place depuis l’aube du 21e siècle, des contre-mesures à la puissance américaine.

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(*) Martine Cuttier est Docteur en histoire contemporaine, spécialiste des relations internationales et des politiques de puissance avec projection de forces. Elle a beaucoup travaillé sur les questions de sociologie militaire et les relations entre forces occidentales projetées et populations des pays considérés notamment dans les pays africains en faisant le distinguo entre Français, Britanniques, d’une part, et Américains d’autre part


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