Vers un sahelistan

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Pascal Le Pautremat (*)
Rédacteur en chef D’ESPRITSURCOUF

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Qu’ils soient en faveur ou non d’un califat, les combattants islamistes professent une haine des Occidentaux comme de tous les régimes musulmans jugés complices. Immanquablement, la victoire des talibans en Afghanistan les galvanise.

Si bien que le danger grandit de les voir intensifier leur pression sur l’Afrique pan sahélienne, quand, dans le même temps, on y assiste à une réduction significative du dispositif militaire français.

Vraisemblablement, les organisations djihadistes, qu’elles se revendiquent de l’Etat islamique ou d’Al Qaeda, sont en phase de réorientation et d’intensification de leurs actions. L’instauration d’un régime taliban en Afghanistan, avec le soutien fort du Pakistan, et plus discret du Qatar, les convainc de se repositionner sous d’autres latitudes. Car sur le sol afghan, les talibans et l’Etat islamique sont en effet loin de partager les mêmes visions quant à l’avenir du pays. Tous sont désormais sous le regard vigilant et exigeant de Pékin. La Chine de Xi Jinping reste l’un des rares pays à avoir choisi de développer les relations économiques avec l’émirat islamique d’Afghanistan et à maintenir ouverte son ambassade à Kaboul. En contrepartie, Pékin, exige du nouveau régime une politique claire visant à éradiquer les organisations terroristes d’Afghanistan. Ces dernières vont avoir peu de marge pour se réorganiser en Asie centrale.

Il leur faut donc pousser leurs pions ailleurs, et évidemment au Sahel. Début août 2021, Iyad Ag Ghali, chef du Groupe de soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), branche sahélienne d’Al-Qaida établie en 2017, saluait dans un message audio l’instauration d’un émirat islamique d’Afghanistan. Cela ne peut que conforter ses partisans dans la poursuite de leur combat au Sahel puisque tous estiment, au-delà de leurs divergences, participer au même combat pour l’extension d’une charia des plus rigoristes.

Opération Barkhane : réduction du dispositif

 

Avec quelque 5 100 hommes, 20 hélicoptères, 7 avions de chasse, et plus de 900 véhicules (blindés ou camions logistiques), le dispositif français a fait au mieux à travers un espace géographique d’une ampleur considérable, couvrant 5 pays, depuis la Mauritanie jusqu’au Tchad. Soit plus de 5 millions de km², l’équivalent de la moitié de l’Europe.

Dans un premier temps, la transformation du dispositif portait sur une baisse de 40% des effectifs, laissant entendre le maintien au minimum de 2 500 personnels sur le terrain. Stratégiquement, la fermeture de trois bases militaires implantées dans le Nord du Mali, respectivement à Tombouctou, Kidal et Tessalit, suscitait des inquiétudes légitimes. Car les Katibas des djihadistes allaient s’appliquer à reconquérir les territoires perdus. Sans assise logistique et de commandement régional, les opérations antiterroristes des Français risquaient de pâtir de cette restructuration et de subir le poids d’interventions aéromobiles à plus long rayon d’action. Ce qui se traduisait, pour les commandos au sol, par le risque de missions en autonomie plus importante, et donc potentiellement plus périlleuses.

Dans le dispositif Barkhane, ce sont les commandos « Montagne » qui fournissent l’infanterie embarquée dans les hélicoptères du groupement aéromobile. Photo MinArm

La France a d’abord décidé, en février 2022, une réarticulation de la force militaire Barkhane et de la Force européenne « Takuba », créé en mars 2020 et fort de quelques 600 opérateurs de forces spéciales (dont une majorité de Français). Paris compte bien sur une implication sensiblement plus généreuse de ses partenaires européens. Mais rien n’est moins sûr, cela fait dix ans que l’on compte sur eux pour procéder à l’engagement sur le terrain d’effectifs conséquents.

Quoiqu’il en soit, la France compte désormais renforcer son dispositif au Niger, plus particulièrement à Niamey, avec une accentuation du rôle-clé de sa base aérienne. Le Niger fait d’ailleurs face à une recrudescence de la menace djihadiste sur son sol. Les Français y renforcent logiquement leur partenariat sécuritaire avec les Etats-Unis, également implantés dans ce pays d’avec de solides et précieux moyens de renseignement et d’actions aériennes.

Au Tchad, les éléments de Barkhane, implantés à N’Djamena, où se trouve le principal Centre opérationnel français pour la zone sahélienne, vont également être réduits sans que cela n’altère le potentiel aérien. Les liens seront renforcés avec les ports de Cotonou (Bénin), d’Andijan (Côte d’Ivoire) et de Douala (Cameroun). La logistique est en effet un impératif stratégique qui ne peut être amenuisé.

Préoccupation des autorités maliennes

 

Officiellement, à Paris, on temporisait, en 2021, quant au choix de réduire l’ampleur de Barkhane,  en soulignant que les forces de la MINUSMA (mission des Nations unies pour la stabilisation du Mali) et les forces armées maliennes viendraient contrebalancer la réorganisation du dispositif français. Pourtant, la nouvelle posture de l’exécutif français a fait réagir le Premier ministre malien, Choguel Maïga, le 25 septembre 2021, lors de la 76ème session de l’Assemblée générale des Nations Unies, à New York. Il n’a pas mâché ses mots en accusant Paris de procéder à un « abandon en plein vol », faute de concertation avec les autorités maliennes. Ces dernières craignaient que le départ prochain d’une large part des forces françaises ne conduise à un chaos sécuritaire.

Et comme le régime malien réclamait depuis longtemps, en vain, que la MINUSMA (15 000 hommes) adopte une démarche plus offensive, il a cherché de nouveaux partenariats. C’est pour cette raison qu’il a pris contact avec des sociétés de sécurité privée russes, et qu’est arrivé sur place, au grand dam de Paris, le groupe Wagner.

Les casques bleus de la Minusma, même s’ils ne se montrent pas offensifs, n’en sont pas moins victimes d’attaques terroristes.
Photo ONU /Marco Dormin0

Moscou, par la voie de son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, profitait de la 76ème réunion de l’AG de l’ONU pour souligner que la Russie assurait des livraisons de moyens militaires techniques au régime malien, et appelait à une réelle synchronisation de « l’Union européenne et de la Russie dans la lutte contre le terrorisme, non seulement au Mali, mais aussi dans la région du Sahel et du Sahara ». Rappelons en effet que l’Union européenne est également impliquée dans le processus de formation des militaires maliens via la mission de formation de l’Union européenne au Mali (UETM Mali), qui compte quelques 700 militaires en provenance de 25 pays européens.

Il n’en demeure pas moins que nombre d’experts restent stupéfaits de la récurrente incapacité de l’armée malienne à œuvrer avec une efficacité opérationnelle satisfaisante, alors qu’elle a profité, dès la fin des années 1990, et encore plus depuis 2013, d’un programme de formation, d’entrainement et d’équipements, de la part de l’armée française.

Face à des djihadistes offensifs

 

Les djihadistes restent particulièrement combattifs dans la région dite des trois frontières. Elle se situe à la croisée du Mali, du Niger et du Burkina Faso, sans délimitation physiquement décelable. C’est l’espace où les combats se font récurrents et se sont avérés les plus mortels, au gré des années passés.

Si les attaques djihadistes sont l’œuvre de plusieurs groupes distincts, c’est bien l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), essentiellement composé de Peuls issus de la région du Tilabéri (où se trouve la capitale Niamey, dans le sud-ouest du Niger) qui s’y montre le plus particulièrement menaçant. Les autres organisations islamiques sont notamment le groupe Serma, katiba inhérente au Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida, plus opérationnelle sur le sol malien. Ou encore le groupe Ansaroul Islam, créé fin 2016, à majorité peule, plus représentatif dans le nord du Burkina Faso. Les alliances de circonstance entre ces divers groupes leur permettent de disposer d’une marge de manœuvre opérationnelle plus efficace. Les uns et les autres se répartissent aussi les succès revendiqués par une politique de communication savamment orchestrée ;

Les Français, en s’appuyant sur les éléments de guerre électronique (satellites, drones), et de renseignement humain affichent la volonté de neutraliser et décapiter le plus possible les groupuscules adverses. La mort du chef de l’EI au Grand Sahara (EIGS) Abou Walid Al-Sahraoui, tué par une frappe de missile dans la nuit de mercredi 15 au jeudi 16 septembre, vient rappeler que le combat est constant et nécessite un engagement de longue haleine. Abou Walid Al-Sahraoui était une « cible prioritaire »depuis le mois de janvier 2020. Ancien combattant du Front Polisario, luttant pour l’indépendance du Sahara occidental face au Maroc, il avait ensuite intégré Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), dont les premiers éléments étaient issus du GSPC algérien, puis avait prêté allégeance à l’Etat islamique, en mai 2015. Il était considéré comme l’instigateur des principales attaques menées dans la zone dite des trois frontières. On le savait notamment responsable de l’assassinat de six jeunes employés d’une association humanitaire française et de leurs deux guides nigériens, en août 2020, dans la réserve de Kouré, située à une heure de route de Niamey.

Bivouac dans la zone des trois frontières. Photo EMA

La mort d’Abou Walid Al-Sahraoui n’est sans doute pas suffisante pour endiguer l’emprise de l’EIGS, la réactivité des nébuleuses djihadistes pour reconstituer un tissu hiérarchique est toujours assez impressionnante. Certes, il ne faut pas négliger que l’organisation, au gré des mois passés, a aussi perdu plusieurs de ses chefs subalternes : Almahmoud ag Baye, alias Ikaraï, tué en juin 2021, dans la région malienne du Ménaka (nord-est), considéré comme l’un des instigateurs de l’attaque de Tongo Tongo, en octobre 2017 dans le sud-ouest du Niger. Cette attaque avait causé la mort quatre Rangers des Forces spéciales américaines, tombés dans une embuscade et traqués jusqu’au dernier, tout comme les quatre soldats nigériens qui les accompagnaient.

En juillet 2021, l’armée française neutralisait deux autres responsables de l’EIGS : Issa al-Sahraoui, responsable logistique et financier, et Abou Abderahmane al-Sahraoui, en charge des jugements et condamnations à mort selon la charia. N’oublions pas que bien d’autres chefs d’importance variable, sans compter des dizaines de combattants, ont également été neutralisés, ou arrêtés comme, en juin 2021, Dadi Ould Chouaïb, alias Abou Dardar, autre chef de poids de l’EIGS.

Et tout récemment, dans la nuit du 25 au 26 février 2022, des éléments au sol de la force Barkhane, appuyés par des aéronefs, sont parvenus à neutraliser l’un des cadres historiques et emblématique d’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), à une centaine de kilomètres au nord de Tombouctou : Yahia Djouadi, connu aussi sous son nom de guerre alias Abou Ammar al Jazairi. Il était connu pour son passé de djihadiste durant la guerre civile en Algérie, avant de rejoindre le Groupe islamiste pour la prédication et le combat (GSPC) devenu ensuite AQMI dont il était devenir l’émir en Libye en 2015, avant de s’implanter au Mali en 2019.

Vers un « Sahelistan »

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L’expression est souvent réapparue au gré des années passées. Elle semble refléter une prise de conscience devant la gravité de la situation. Est-ce que pour autant ce territoire pourrait devenir une nouvelle plate-forme du terrorisme ? Certains en sont convaincus ; d’autres en doutent fortement en faisant valoir que les groupes djihadistes régionaux, à la différence des talibans, n’ont aucune expérience de la vie politique, et n’en auraient pas la capacité. Leur seule expérience remonte, rappelons-le, à 2012, dans le triangle territorial englobant, Tombouctou, Gao et Kidal.

Faute de légitimité nationale, loin de faire l’unanimité pour leur approche de l’islam, les groupes insurrectionnels à caractère djihadiste sont condamnés à rester focalisés sur leur raison d’être, avec des moyens d’envergure régionale et, jusqu’à présent, sans véritable moyens de projection hors de l’Afrique pan sahélienne. Si les combattants djihadistes n’ont aucune expérience de la vie politique et de la gestion durable et raisonnée de vastes territoires, ils jouissent toujours et encore d’un pouvoir de nuisance qui ne doit pas être négligé. Et cela en dépit d’une faible assise populaire.

Le vrai enjeu de stabilité se porte surtout sur le domaine socio-économique. Les militaires français et leurs partenaires africains réunis dans le Groupe G5 Sahel ne peuvent tout régler. Il est surtout urgent de voir s’affirmer des corpus politiques crédibles, motivés par des logiques éthiques, collégiales et non partisanes pour dépasser les clivages ethniques.

La solution viendra donc de la capacité de la communauté internationale à favoriser une profonde transformation des Etats de la région afin que l’affairisme, la corruption et l’autoritarisme des régimes en place soient dissipés pour laisser place de toute urgence à de véritables politiques socio-économiques porteurs de résultats à court terme. Cela contribuera à saper les maillages de recrutement et de pérennisation des réseaux djihadistes qui peuvent toujours compter sur une partie des déçus et laissés pour compte.

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(*) Pascal Le Pautremat est Docteur en Histoire Contemporaine, diplômé en Défense et Relations internationales. Conférencier et chargé de cours dans l’Enseignement Supérieur, en géopolitique et économie internationale, il a enseigné à l’Ecole Spéciale militaire de Saint-Cyr, et au collège interarmées de Défense. Expert des crises et conflits contemporains, il intervient aussi auprès des médias TV et radios. Auditeur de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense nationale), ancien membre du comité de rédaction de la revue Défense, il est le rédacteur en chef d’ESPRITSURCOUF.
Son dernier ouvrage Géopolitique de l’eau : L’or Bleu est présenté dans le numéro 152 d’ESPRITSURCOUF du 30 novembre 2020


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