COMMENT BERCY MANIPULE LES BUDGETS DE LA DÉFENSE
Par le Général de corps d’armée (2s) Claude Ascensi
On vient d’apprendre que Matignon avait tranché : la solidarité ministérielle ne jouerait plus pour le financement des OPEX. Le projet de loi de finances rectificative pour 2018 va imputer l’intégralité des surcoûts des opérations intérieures et extérieures, soit 1,37 milliard d’euros au budget des armées, contrairement à la « sanctuarisation » annoncée du dit budget et aux engagements pris.
Le ministère des armées perd ainsi 800 millions €.
Les explications de Bercy : ouverture d’un crédit supplémentaire de 400 millions€ pour compenser le surcout des OPEX et OPINT… mais il annule 400 millions de crédit prévu dans la réserve de précaution, destinée à 3 programmes de défense et d’équipement des forces, qui passe de 650 à 250 millions. La « réserve de précaution » est imposée par Bercy au budget du ministère en cas des dépenses imprévues au budget général de l’Etat, ces crédits ne peuvent être engagés qu’avec l’accord de Bercy
Le ministère des armées tient à préciser qu’il a fait des économies : 130 millions sur les OPEX, 150 millions de masse salariale( départ de sous-officiers plus nombreux que prévus !!), 40 millions de remboursement d’OPEX faites par des organismes internationaux.
Des efforts faits par les militaires pour boucher des trous du budget de l’Etat mais pas pour conserver notre outil de défense.
Seuls les ignorants et les naïfs pourront s’étonner de cette décision.
Voici très exactement ce que j’écrivais le 11 juillet 2014 sur le budget de l’époque. Il n’y a malheureusement pas un seul mot à changer :
« Une fois de plus, la loi de programmation militaire adoptée voici quelques mois ne sera pas respectée. risque de ne pas être respectée. Le vrai scandale n’est pas tant dans le décalage permanent entre les promesses (aussi vagues soient-elles) et la réalité de l’exécution budgétaire, mais dans l’utilisation sans vergogne, depuis des lustres, des mêmes méthodes pour vider de leur sens tous les engagements pris.
La mode de l’abondement du budget ou de la loi de programmation par des recettes exceptionnelles (vente du domaine immobilier de la défense, vente de fréquences, vente de matériels réformés, etc.) a été initiée par M. André Giraud lorsqu’il était ministre de la défense ( de mars 1986 à mai 1988).
La procédure est connue : des décisions sont prises sur la base de recettes fictives dont on constatera, année après année, qu’elles n’ont pas été au rendez-vous. La faute en est généralement attribuée à « pas de chance », ce qui évite de mettre en cause qui que ce soit. On revoit donc les programmes et les ambitions à la baisse.
Parallèlement se mettent en place les procédures et manipulations habituelles : la loi de programmation n’ayant pas de valeur exécutoire, on s’en remet, chaque année, au budget voté par le Parlement.
De manière systématique, dès la première annuité budgétaire, le niveau de ce budget est inférieur à celui que nécessiterait la loi de programmation. Pas grave, explique-t-on : on se rattrapera les années suivantes.
En cours d’année, le budget voté est lui-même étroitement encadré par Bercy qui impose, outre des « gels de crédits », la constitution de « réserves » en cas de problèmes, lesquels ne manquent pas d’arriver et nécessitent de piocher dans lesdites «réserves » au profit d’autres ministères. A cela s’ajoute le coût des opérations extérieures imputé en fin d’année sur le budget de la défense. Depuis quelques années, il figure dans les prévisions de dépense, mais comme le reste, il est volontairement sous-dimensionné … avec les conséquences que l’on imagine en fin d’année.
Pour compléter le tout, l’engagement des dépenses est soumis, tout au long de l’année, au bon vouloir d’un contrôleur financier qui signe … ou ne signe pas. Sans sa signature, il n’est pas possible de passer les commandes programmées. Le petit jeu se poursuit tout au long de l’année jusqu’à la fin novembre. Là, miracle, le contrôleur financier signe … mais il est trop tard, car les délais sont trop courts pour intégrer ces dépenses dans le bilan financier de l’année en cours. Les crédits restants ne sont donc pas dépensés. Ce qui reporte les engagements sur l’année suivante, au détriment du budget à venir. Les retards s’accumulent et deviennent rapidement irrattrapables. Cerise sur le gâteau, la Cour des Comptes passe régulièrement par là et constate, impavide, que les armées demandent toujours plus de crédits alors qu’elles ne sont même pas capables de dépenser ceux qui leur ont été attribués pour l’année en cours.
Et le scénario, la comédie, devrait-on dire, se répète immuablement d’année en année, avec quelques acteurs qui changent et des jeux de rôles qui, eux, ne changent pas.
Notons, en complément, que, si les commandes initiales de matériels correspondent aux ambitions de la loi de programmation, elles sont ensuite confrontées aux réalités des budgets votés, puis aux oukases de l’administration de Bercy et enfin aux « révisions » épisodiques (toujours à la baisse) de nos ambitions et de nos engagements.
Ces pratiques ont pour conséquences, entre autres, de poser des problèmes insurmontables à nos industriels qui dimensionnent leurs chaînes de fabrication et leurs effectifs en fonction des objectifs qui leur ont été fixés et qui voient fondre, au fil des mois et des années, les commandes initiales.
Bilan : un coût unitaire des matériels qui explose, des annulations de programmes et des livraisons décalées qui entraînent des pénalités, et des équipements qui arrivent avec 10, voire 15 ans de retard sur les calendriers prévus ; Au bout du compte, en ayant dépensé autant d’argent, voire plus, que ce qui avait été programmé, on dispose, bien plus tard, de bien moins de matériels et d’équipements que prévu..
Tout cela est connu, archi-connu, dit, écrit et dénoncé, mais la farce continue. Elle ne pourra pas durer très longtemps encore, car la machine s’arrêtera avant. A tous ceux qui pensent que notre pays pourrait surmonter seul les crises graves auxquelles nous prépare le monde actuel, je conseille de se pencher sérieusement sur la réalité de notre outil de défense et sur la manière dont il est « déconstruit » méthodiquement, jour après jour. »
Il reste maintenant à examiner de près l’exécution de la loi de finances 2019 pour savoir si les pratiques de l' »ancien monde » sont passées de mode ou si, comme on peut le craindre, elles sont reconduites à l’identique des années précédentes.
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