Dans le brouillard de la guerre

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Vincent Gourvil (*)
Docteur en Sciences Politiques
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A Vilnius, mercredi dernier, les membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord l’ont solennellement acté : l’Ukraine ne peut pas aujourd’hui entrer dans l’Otan. Le verdict, même s’il était connu d’avance, est un revers pour le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Mais est-ce le seul ? Les nuages qui s’accumulent ne deviennent-ils pas menaçants ? C’est la question que se pose l’auteur, irrité de constater une sorte de pensée unique dans l’esprit des commentateurs.

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« La vérité d’un jour n’est pas toujours celle du lendemain ». Il est regrettable qu’une majorité de nos dirigeants, experts en relations internationales, commentateurs… perdent de vue l’esprit de cette maxime populaire. Ancrés dans leurs convictions, ils sont persuadés de la linéarité de l’Histoire alors que nous sommes entrés dans une nouvelle ère stratégique. Comme les Ukrainiens étaient parvenus à mettre en échec la machine militaire russe, leur victoire était à portée de main. La contre-offensive annoncée par Kiev depuis plusieurs mois, lancée il y a peu, devait conduire à la défaite de l’ours face à l’agilité du renard. Jusque dans un passé récent, cette thèse ne souffrait pas la moindre contestation. Aujourd’hui, la situation semble plus complexe qu’hier si l’on veut bien affronter le réel dans ce qu’il peut avoir de dérangeant. La zone grise semble pourtant prendre le dessus sur la ligne claire. Saurons-nous concilier le désirable avec le possible ?

Victoire ukrainienne : vérité d’évidence
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Depuis le début de « l’opération militaire spéciale » lancée le 24 février 2023, la promenade de santé s’est transformée en un véritable cauchemar pour l’armée russe. La conjonction de plusieurs facteurs explique cette « étrange défaite ». Citons les plus connus : volontarisme du président Zelensky, parfait communicant ; combat légitime pour lutter contre l’agresseur ; motivation du peuple retrouvant les accents d’un nationalisme de bon aloi ; moral élevé des troupes, disposition, grâce en particulier à l’aide occidentale à l’instar de l’OTAN dont l’Europe est toujours plus dépendante, de matériels modernes, de renseignements en temps réel ; maniement exemplaire de l’arme informationnelle ; faiblesse de l’adversaire dans toute une série de domaines (impréparation, absence de stratégie, matériels obsolètes, rôle de la milice Wagner jouant un jeu trouble comme l’a démontré sa chevauchée avortée du 24 juin 2023 …).

Mois après mois, celle que l’on pensait être l’une des premières armées au monde s’est prise à son propre piège, parfois ridiculisée par un adversaire de taille peu comparable. Selon les experts occidentaux, le colosse aux pieds d’argile devait/doit s’effondrer tôt ou tard sous le poids de ses propres défaillances plus que sous les coups de boutoir de l’Ukraine. Les Russes préfèrent la fiction d’un passé fantasmé à la réalité du présent, ajoutaient-ils. Certains prédisaient/prédisent une défaite rapide la Russie, accompagnée de l’éviction par le peuple de Vladimir Poutine. La messe était dite. Toutes les voix discordantes étaient écartées au nom d’un terrorisme intellectuel ambiant.

Or, le cours de l’Histoire peut s’inverser rapidement, de manière inattendue. Peut-être est-ce ce qui se passe depuis peu ? Comme le déclarait Louis XIV : « C’est toujours l’impatience de gagner qui fait perdre ».

Essoufflement ukrainien : hypothèse plausible
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Depuis peu, les certitudes sur l’issue du conflit se transforment en interrogations. Elles peuvent ainsi se résumer. Et si la Russie parvenait, grâce à son pouvoir de nuisance, à mettre quelques grains de sable dans la machine parfaitement huilée ukrainienne. Même si nous ne disposons que de signaux faibles étayant cette thèse, elle progresse lentement. La contre-offensive, dont Kiev défend désormais la prudence, ne donne pas encore l’effet escompté, l’enfoncement décisif des défenses russes (gain territorial annoncé de 35km²). Les militaires du nouveau Tsar semblent tirer les leçons de leurs cuisants échecs, donnant du fil à retordre à leurs adversaires. Par ailleurs, ils n’hésitent pas à utiliser les vieilles ficelles ayant fait leurs preuves dans le passé : destruction du barrage de Kakhovka provoquant des inondations dans la région, menaces autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia faisant craindre le pire, exploitation d’un certain sentiment de lassitude dans la population ukrainienne, importance de la capacité de résilience… Par ailleurs, la multiplication des médiations (chinoise, africaine, indonésienne, vaticane …) donnerait à penser que le temps de la négociation (pour la paix ou pour un cessez-le-feu) n’est pas si éloigné. Que s’est-il vraiment dit lors de la visite du secrétaire d’état américain, Antony Blinken à Pékin, qui souhaitait rétablir une certaine forme de dialogue avec la Chine sur divers sujets dont l’Ukraine ?

Tous ces éléments ne doivent-ils pas nous interroger sur notre cécité stratégique ? Le cours de la guerre (le Pentagone l’estime « longue et violente ») n’est-il pas en train de s’inverser ? Les évidences ne sont-elles plus que des probabilités ? Ce que nous vivons traduit un grand bouleversement des paramètres de la guerre russo-ukrainienne, à distinguer d’une géopolitique des sentiments. Dérèglement rime souvent avec aveuglement. Tout ceci invite à une réflexion sans tabou. C’est le moins que l’on puisse faire pour prévenir une énième surprise stratégique. La seule certitude, en dehors de l’incertitude, relève de l’hypothèse. Gouverner, c’est prévoir surtout le pire, y compris une guerre qui dure, voire l’éventuelle victoire de l’agresseur qui viole les grands principes du droit international !

Les temps changent
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« Mieux vaut combattre le pire que rêver perpétuellement au meilleur » (André Comte-Sponville). Et, c’est bien la question essentielle posée aux Occidentaux dans cette période de fluidité succédant à un temps d’une certaine stabilité. Les choses peuvent prendre un tour imprévisible. Les transitions sont toujours des moments de doutes qu’il faut savoir affronter avec réalisme. Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ? Pour plagier la célèbre formule du général de Gaulle en 1940, avoir perdu une bataille ne signifie pas nécessairement avoir perdu la guerre. N’est-ce pas ce à quoi nous assistons aujourd’hui et encore plus demain ? Cultiver à la fois clarté et ambiguïté, conjuguer court et long terme, n’est-il pas le propre de toute bonne diplomatie ? Jamais l’ordre international n’a paru aussi complexe, imprévisible. Il nous met face à la fin de certaines illusions passées. Le conflit en Ukraine agit comme un accélérateur de mutations d’un monde en mouvement. Dans cet épais brouillard de la guerre, l’important est de se contraindre à penser l’impensable pour mieux s’y préparer.

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

Source de la photo : ©airsoftrang, – Page facebook des germans air-soft rangers

(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques.

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