Tigré,
Une guerre cachée

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       Théodore Rayane (*)
Étudiant en relations internationales

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Nous avons classé cet article dans la rubrique « Humeurs ». Non pas parce que l’auteur y déverse sa grogne. Mais parce qu’on y sent l’indignation qu’il éprouve
– et que nous partageons – face tout autant à ce conflit meurtrier qu’au quasi silence qui l’a recouvert. Il est vrai que la presse a très peu parlé de cette guerre civile, et il est vrai que peu de Français sauraient l’expliquer.

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L’histoire de l’Ethiopie est très ancienne, ce qui lui vaut d’avoir sans doute le titre du plus ancien « Etat » d’Afrique. Officiellement connue sous le nom de République fédérale démocratique d’Ethiopie, pays de la Corne d’Afrique de 1,1 million de kilomètres carrés, l’Ethiopie est le deuxième pays le plus peuplé du continent africain, abritant une population de 120 millions d’habitants. Elle est connue pour ses grands plateaux, qui ont vu le premier noyau identitaire du pays se former avec le mélange ethno-culturel des populations du royaume de Saba et celles des plateaux éthiopiens.

Piqûre de rappel

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Dans son histoire plus contemporaine, l’Ethiopie a focalisé l’attention lorsqu’elle a connu une effroyable crise humanitaire en 1984-1985, entrainant la mort de 1,2 million d’habitants. Deux famines ont décimé la population à quelques semaines d’intervalles, ce qui a provoqué l’émoi international et l’engagement de plusieurs Etats pour porter du secours, la France, la Grande-Bretagne et le Canada notamment.

Après ce douloureux chapitre, l’Ethiopie s’est distinguée par son important dynamisme économique. Avec une croissance de 9,6% par an entre 2010 et 2020, ce pays d’Afrique de l’Est a réussi en quelques années à changer son économie principalement agricole en une « puissance manufacturière ».

Par ailleurs, la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures (BAII), proposée et soutenue par la Chine lors de son lancement en janvier 2016, a joué un rôle significatif dans ce pays d’Afrique de l’Est. Elle a financé des projets de connectivité régionale avec la construction du chemin de fer électrique reliant la capitale éthiopienne à Djibouti, voie de transit importante pour le commerce. Elle a aussi accordé des financements pour la construction d’infrastructures dans le secteur hydroélectrique. Le grand barrage de la Renaissance en est l’exemple. Il s’étendra sur une zone de près de 1874 kilomètres carrés et aura une capacité de stockage de 74 milliards de mètres cubes d’eau. Encore en construction, il sera le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique avant l’horizon 2030.

Abiy Ahmed, 1er ministre de la République fédérale
démocratique d’Ethiopie ; photo DR

Depuis 2018, l’Ethiopie est dirigée par Abiy Ahmed. Ce dernier a été lauréat du prix Nobel de la paix 2019, pour ses actions visant à résoudre le conflit entre l’Ethiopie et l’Erythrée. Il incarne un renouveau dans la classe politique car, entre 1991 et 2018, les Tigréens (résidents du nord de l’Ethiopie, de religion orthodoxe) ont dominé la vie politique éthiopienne. Toutefois, après avoir été bienfaiteur, il a été pointé du doigt par la communauté internationale, en raison d’une guerre peu médiatisée, voire oubliée, qui a éclaté au Tigré (au nord du pays) et qui s’est déroulée de novembre 2020 à novembre 2022.

A l’instar de l’ex-Yougoslavie composée de plusieurs populations, l’Ethiopie regroupe 80 groupes ethniques distincts aux dialectes variés. Mais la langue n’est pas la seule différence : un tiers des Éthiopiens est musulman et quasiment la moitié est chrétienne orthodoxe. Pour concilier les identités culturelles et les conserver, l’Ethiopie est régie depuis 1995 en plusieurs région-Etats, c’est une République fédérale. Toutefois, l’arrivée d’Abiy Ahmed au pouvoir a fait chanceler le « rêve du fédéralisme ethno-linguistique éthiopien », car l’homme a une vision unitaire du pays. En 2020, il accuse les gouverneurs de la région du Tigré d’avoir commandité quelques mois plus tôt l’attaque de bases militaires. Il annule les élections régionales de 2020, provoquant le mécontentement des Tigréens. Ces derniers organisent leur propre mode de scrutin, attisant encore plus les tensions pré-existantes.

Le 3 novembre 2020, les affrontements commencent, les frictions ethniques ne vont que s’intensifier, la guerre va durer deux ans.

Manque de médiatisation et catastrophe humanitaire

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Le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU a « dressé un tableau très sombre » du conflit éthiopien, mais la presse internationale n’a pas suivi. Il est vrai que l’opinion publique internationale est peu informée des problématiques africaines : seulement 6 à 9% du volume total du contenu des médias occidentaux concerne l’Afrique.

Les différents groupes armés et le contexte de tension continuel ont fait obstacle au travail journalistique. Les quelques vidéos auxquelles a eu accès la communauté internationale avaient pour auteurs des organisations politiques de l’un ou l’autre camp, et étaient donc gorgées de propagande. Toute vérification d’informations était par ailleurs prohibée par les autorités locales. À cela s’ajoute que durant le conflit, le Tigré a été largement privé d’électricité et de télécommunications. Il était très difficile pour la presse internationale d’accéder sur place. Selon le Comité de Protection des Journalistes (CPJ), entre novembre 2020 et août 2022, 63 journalistes ont été arrêtés. Le CPJ dénonce également les longues détentions injustifiées de journalistes n’ayant aucune inculpation.  

Ce manque de médiatisation a caché une colossale tragédie humanitaire. Pour montrer sa force, le gouvernement d’Abiy Ahmed a coupé la possibilité aux Tigréens d’avoir accès à des médicaments, à de la nourriture et à du carburant. Le pays a compté 22 millions de personnes nécessitant une aide humanitaire urgente. Le médiateur de l’Union Africaine, l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo, a fait état de 600 000 morts depuis le début du conflit.

La torture et les viols ont été des armes exploitées sans mesure, tout comme les exactions. En janvier 2021, à Mahabere Dego, la 25ème division de l’armée gouvernementale éthiopienne a massacré 75 personnes au bord d’une falaise, alors qu’elles ne représentaient aucun danger.  Les combats ont été d’une extrême violence, tout comme les répercussions sur les civils. Lorsque le FPLT (Front Populaire pour la Libération du Tigré) a attaqué en décembre 2021 la frontière Afar, ce furent des combats à l’arme lourde qui provoquèrent l’exode de plus de 400 000 civils Afars. On estime que deux millions d’éthiopiens sont aujourd’hui déplacés, la majorité ayant fui vers le Soudan voisin. Le gouvernement éthiopien utilisait des drones de combat, l’un d’eux a frappé un camp de réfugiés dans le nord-ouest du Tigré. L’International Crisis Group (ICG) et Amnesty International (AI) décrivent le conflit en Éthiopie comme « l’un des plus meurtriers au monde ».

Et maintenant

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Le 2 novembre 2022, à Prétoria, en Afrique du Sud, un accord de cessation des hostilités a été signé entre le gouvernement fédéral d’Ethiopie et les autorités rebelles du Tigré. Il mettait un terme à deux ans d’un conflit meurtrier. Cet accord stipule une « cessation des hostilités » tant directes qu’indirectes, incluant les guerres par procuration, et un « désarmement méthodique ».

L’accord de cessation des hostilités est signé par Redwan Hussein, représentant le gouvernement éthiopien, et Getachew Reda, au nom du FPLT. Photo DR

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Il devait mener à des négociations aboutissant à un accord de paix. Mais la paix n’est toujours pas signée, même si le Parlement éthiopien, le 22 mars 2023, a retiré le FPLT de la liste des entités terroristes. L’accord entérinait implicitement la capitulation du Front Populaire de Libération du Tigré. Son seul levier politique était sa force armée, il en est désormais dépourvu. Aussi la région est-elle assujettie aux velléités territoriales et politiques d’Abiy Ahmed (1er ministre éthiopien), d’Issayas Afewerki (président de l’Erythrée) et de l’élite Amhara (groupe ethnique situé dans le centre-nord du pays).

Les Tigréens se sentent lésés. Les tensions restent vives. Human Rights Watch, organisation internationale non gouvernementale, a indiqué que les autorités locales et les forces Amhara continuent à procéder à des expulsions de civils dans le nord de l’Ethiopie. Les colonels Demeke Zewdu et Belay Ayalew sont les principaux responsables de la détention arbitraire, de la torture et des expulsions forcées des Tigréens. Le nettoyage ethnique ne s’interrompt pas. S’ajoute à cela des détentions massives, dans conditions très précaires occasionnant beaucoup de morts du côté des Tigréens. Par ailleurs, le gouvernement éthiopien n’a pas montré grand intérêt à juger les responsables de massacres, ce qui amène les civils à se faire justice par leurs propres moyens, n’arrangeant pas le processus vers la paix.

La catastrophe humanitaire que connaît le pays a poussé l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) à livrer, en août dernier, plus de 17 tonnes de fournitures médicales d’urgence à destination de 70 000 bénéficiaires dans les structures hospitalières et de santé de 9 zones de la région. L’OMS et la Société de la Croix-Rouge éthiopienne ont également fourni à la région d’Ahmara des kits de traumatologie et de chirurgie d’urgence.

Des massacres sans commune mesure et des violences sexuelles en quantité titanesque se sont produits durant la guerre du Tigré, montrant l’absence totale d’une once d’humanité, a relevé le Secrétaire d’Etat américain Antony Blinken. Un Etat fracturé, des populations hétérogènes complètement chamboulées, après deux décennies où la croissance économique éthiopienne était fulgurante, la guerre a cassé la dynamique de développement du pays et a ravivé les haines.

(*) Théodore Rayane, étudiant à l’ILERI (Institut Libre des Études en Relations Internationales), membre de l’association « ILERI Défense », est passionné par la géopolitique, et les cultures et histoires des peuples.

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