LIBERTE d’EXPRESSION
ET

« FAIRE NATION »

 Jean-Pierre Arrignon (*)
Historien

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Ces dernières semaines d’octobre sont marquées par des crimes épouvantables qualifiés à juste titre de barbares : l’assassinat d’un collègue professeur d’Histoire, Samuel Paty, et l’assassinat dans la basilique Notre-Dame de l’Assomption de Nice de trois personnes (le sacristain et deux femmes). Ces drames ont reçu le soutien et les hommages mérités de la grande majorité de la Nation, et suscité la prise de conscience d’une menace contre la France portée par le président turc R.T. Erdogan. Ce dernier est parvenu à obtenir le soutien de presque tous les Etats musulmans (de l’Arabie saoudite au Maroc en passant par le Pakistan). Certes, l’Union européenne et l’Inde ont manifesté leur soutien à la France.

Ces drames atroces doivent nous amener à réfléchir sur la liberté d’expression qui inclurait selon notre président, le « droit au blasphème » (déclaration du 12 février 2020). Ainsi, la liberté d’expression serait sans limite.  Mais comment concilier cette liberté constitutionnelle avec la liberté de conscience garantie par l’article premier de la loi de 1905 « la République assure la liberté de conscience ; elle garantit le libre exercice des cultes dans les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ».

La question se pose à partir du terme blasphème présenté comme un droit. Le terme a été créé par les traducteurs grecs de la Bible, la Septante. Le mot n’existe pas en Hébreux. Ils ont créé le mot blasphème à partir du verbe blaptein (faire du tort, nuire) et Femi (dire). Un blasphème est une parole nuisible qui outrage la divinité ou ce qui est sacré. Tout au long du Moyen âge, c’était un délit qui était puni par le roi jusqu’au XVIIIe siècle. Le délit de blasphème a été supprimé par la Révolution française, puis par la loi du 29 juillet 1881 à l’article 29 qui définit la liberté d’expression comme un « droit pour toute personne de penser comme elle le souhaite et de pouvoir exprimer ses opinions par tous les moyens qu’elle juge opportun dans les domaines de la politique, de la philosophie, de la religion et de la morale ».

Capture d’écran LCI

Considérée comme liberté fondamentale, la liberté d’expression est inscrite dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (ONU 1948, art 19). Pourtant cette liberté d’expression est limitée par le délit de diffamation définit comme « toute allégation ou incitation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». La diffamation est publique lorsqu’elle peut être entendue ou lue par un public étranger à la fois à la personne qui diffame et à la victime. Le fait de proférer des propos diffamatoires en pleine rue, sur internet ou dans un journal constitue un délit de diffamation publique sanctionné par une amende de 45 000 euros et/ou 1 an de prison.

Il ne fait aucun doute que certaines caricatures de Charlie Hebdo, notamment celles à caractères érotiques voire pornographiques, relèvent du délit de diffamation publique à l’encontre des croyants chrétiens et musulmans, car elles portent atteinte à des religions qui ont leur place dans la République laquelle assure la liberté de conscience et le libre exercice des cultes.

En affirmant sa volonté de continuer à diffuser les caricatures de Charlie Hebdo, le Président Macron a suscité de violentes réactions au sein des milieux musulmans islamistes intégristes en Turquie, Arabie saoudite, Iran, Maroc, Qatar, Tunisie, Pakistan, Yémen, etc. Ainsi, le monde musulman, si souvent divisé, s’est rassemblé contre l’ennemi commun incarné par la France, comme ils étaient parvenus à se rassembler pour chasser les Croisés de Syrie sous l’impulsion de Nur ad-Din (vers 1178-1174) auquel on attribue le djihad.

Faut-il interdire les caricatures ? Bien sûr que non. Le Coran, seul texte sacré pour tout musulman, n’interdit pas la représentation de Mahomet. De multiples sourates (41/43 ; 34/44, 35/4 etc.) rapportent les critiques que les Arabes reprochaient à Mahomet. A partir de ces critiques il est possible de faire des caricatures.

La caricature est une des formes de la liberté d’expression ; elle est une liberté universelle à laquelle nous ne devons pas renoncer, mais elle ne peut blesser, humilier les croyants. Elle est limitée par le délit de diffamation.

La juste volonté du Président Macron d’œuvrer au rassemblement de tous les Français dans une République laïque, une et indivisible, pour « faire nation » est bien sûr légitime. Or, pour parvenir à nous rassembler dans le respect de tous, croyants, non-croyants, athées, nous avons besoin de placer le dialogue, le respect et la considération au cœur de notre démarche en nous appuyant sur des symboles forts. A noter qu’un décret du Garde des Sceaux de 2010 condamne ceux qui portent atteintes aux symboles sacrés de la République que sont le drapeau et l’hymne national. C’est en recréant du sacré que nous parviendrons à « faire nation ».

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(*) Jean-Pierre Arrignon est professeur agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné à l’Université d’Artois et à l’Université de Poitiers, dont il a été doyen de la faculté des Sciences Humaines. En tant qu’historien, il est spécialiste du monde médiéval et de la Russie. Ses recherches portent sur le monde slave médiéval, mais son intérêt s’étend également à l’histoire de la Russie contemporaine. Il est docteur Honoris Causa de l’Université de Yaroslav, en Russie.
Son dernier ouvrage « Une histoire de la Russie »Vous pouvez suivre son blog GEOPOLITIKA. Il est répertorié dans la rubrique REVUES et LETTRES de la COMMUNAUTE DE GEOPOLITIQUE… d’ESPRITSURCOUF https://blogjparrignon.net/asc2i/author/jparrignon/

Bonne lecture et rendez-vous le 30 novembre 2020
avec le n°152

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