LE POUVOIR DE LA PEUR

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Jean-Dominique Giuliani (*)
Président de la Fondation Robert Schuman

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Avec le virus s’est répandue la peur. On la sait piètre conseillère et cause de mille maux. L’histoire nous l’enseigne ; la science politique nous en préserve.

Pourtant c’est bien elle qui a entraîné la mise sous séquestre de la moitié de l’humanité. L’Europe toute entière s’y est, un moment, convertie. Mais a-t-elle été bien uniforme et l’est-elle vraiment dans la sortie de crise ?

C’est l’Italie qui s’est ralliée la première à la méthode chinoise, terrifiée par l’ampleur de la contagion qui frappait la Lombardie. Mais elle le fit pour tout son territoire, montrant ainsi un goût insoupçonné pour un centralisme que n’osait même pas l’Empire du Milieu.

Elle fut vite suivie par la France, puis l’Espagne, puis bien d’autres, avec des régimes privatifs de liberté d’une incroyable sévérité. Depuis la « Mort noire » (1346) et la « Peste de Marseille » (1720), qui modifièrent durablement la démographie européenne, la pratique des « billets de santé » et des passeports sanitaires n’avaient plus cours. Ils réapparurent.

Mais tous les États membres de l’Union n’ont pas réagi de la même manière. S’ils ont à peu près tous privilégié le vain repli national, à défaut de parapluie européen commun, les voies qu’ils ont suivies diffèrent selon le degré de confiance dans les gouvernants, l’efficacité de l’appareil d’État, le niveau de consensus social et politique.

Les pays en mal de confiance en ont rajouté dans la transparence, augmentant ainsi dangereusement l’angoisse des citoyens, bercés du soir au matin par des statistiques de décès. De surcroît, ils s’en sont remis aux scientifiques, qui n’ont pas cessé de se déchirer pour décrire comment combattre un virus qu’ils ne connaissent pas. Enfin, ils ont voulu montrer qu’ils agissaient en imposant de sévères mesures de contrainte, dont les parlements n’ont pas vraiment délibéré, ajoutant à l’insatisfaction et à l’inquiétude pour les libertés.

Les États membres dans lesquels les politiques publiques fonctionnent de manière plus harmonieuse ont été à la fois plus modestes, moins vocaux et beaucoup plus efficaces. Dans ces pays, l’action des pouvoirs publics associe généralement, sans a priori, le public et le privé qui s’épaulent. Elle organise une saine concurrence, y compris dans le secteur de la santé. Elle ne craint pas le débat entre autorité centrale et pouvoirs décentralisés. Ce sont des régimes où le pouvoir est volontairement divisé, partagé systématiquement tant au niveau national que sur le plan local.
Le résultat en est très positif en temps de crise. Ces sociétés sont plus apaisées, n’aiment pas le conflit et s’efforcent de toujours rechercher le consensus. Leur relative paix sociale et politique devient alors un bien précieux.

Car ces qualités et ces défauts n’ont rien à voir avec les divisions nord-sud ou est-ouest de l’Europe. Elles relèvent des institutions de chaque pays, de leurs traditions, mais aussi de la modernité de leurs débats politiques. Cette diversité a donné une fois de plus une mauvaise image de l’Europe, décidément peu portée à l’unité et à la solidarité.

Pour affronter les crises de cette nature les Européens seraient bien inspirés d’y regarder à deux fois. Ces différences nationales ont démontré que nos gouvernements ne sont plus en mesure de résister seuls et durablement à ces peurs. La sortie du confinement en désordre aura un prix qui s’ajoutera à celui d’une crise économique provoquée par les réactions nationales à la peur. Peur des gouvernants d’être critiqués voire jugés, peur des administrés d’être contaminés.

Certains ont suspendu les libertés dans des proportions dont rêveraient bien des régimes totalitaires, les parlements effacés, la faculté d’aller et venir empêchée, la vie sociale interrompue, l’activité économique suspendue. Pour d’autres, plus contraints par leur histoire, leurs constitutions et leurs lois, la pression de la peur n’a pas été moins ; elle les a poussés à fermer les frontières et à cultiver un discours quasi-nationaliste qu’ils savent contraire à leurs intérêts. Or les démocraties européennes ont toujours privilégié et garanti les libertés individuelles qui font partie de leur identité. Ensemble, elles peuvent disposer d’une force plus tranquille et plus raisonnable, mieux à même de compter dans le grand jeu des puissances qui luttent pour la suprématie.

Agir ensemble, au niveau européen, autour d’institutions communes en phase directe avec les citoyens, les aurait plus facilement libérés de la peur, leur permettant d’agir vraisemblablement avec plus d’efficacité, mais surtout avec plus de mesure. Les citoyens auraient alors pu s’approprier davantage cet espace politique dont la principale vertu doit demeurer celle de ne rien céder de ses principes aux peurs et aux fantasmes.

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(*) Jean-Dominique Giuliani

Président la Fondation Robert Schuman, centre de recherche de référence sur l’Union européenne et ses politiques.
Conseiller spécial à la Commission européenne (2008-2010), il a précédemment été Maître des Requêtes au Conseil d’État, directeur de cabinet du Président du Sénat M. René Monory (1992-1998) et directeur à la direction générale du groupe Taylor Nelson Sofres (1998-2001). En 2001, il fonde: J-DG.Com International Consultants qu’il préside.
Membre du Conseil de Surveillance d’Arte France (depuis 2009) et Président de l’ILERI (Institut Libre d’Étude des Relations Internationales) (depuis 2019).
Vous pouvez suivre Jean-Dominique Giuliani sur son site :
https://www.jd-giuliani.eu/

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La Fondation Robert Schuman, créée en 1991 et reconnue d’utilité publique, est le principal centre de recherches français sur l’Europe. Elle développe des études sur l’Union européenne et ses politiques et en promeut le contenu en France, en Europe et à l’étranger. Elle provoque, enrichit et stimule le débat européen par ses recherches, ses publications et l’organisation de conférences.

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