NUCLEAIRE
EN ACTION
Interview de Philippe Wodka-Gallien (*)
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Dictionnaire d’un récit national
Une nouvelle génération de théoriciens de la dissuasion nucléaire s’est installée, Philippe Wodka-Gallien s’y taille une place de choix. Il vient de publier son cinquième ouvrage sur la question, préfacé par François Géré, président de l’Institut français d’Analyse stratégique. Essais nucléaires nord-coréens, retour de la Russie, relance de la course aux armements, abandon du traité des Euromissiles par Washington, velléités de Téhéran, ce nouveau livre surfe sur une actualité bien chargée en plutonium. Rencontre avec l’auteur.
Votre livre porte en sous-titre « dictionnaire
d’un récit national ». C’est un récit ou un dictionnaire ?
Les deux, mon général ! C’est un dictionnaire. En 200 entrées, je propose
un décryptage de la dissuasion nucléaire et de ses moyens. Les entrées, par
exemple, se consacrent à De Gaulle, évidemment, mais aussi aux leaders de la IVe
République, Edgar Faure ou Guy Mollet. Dans le sillage de Joliot-Curie, la
science tricolore a eu un rôle essentiel. Il convenait aussi de mettre en visibilité
des composantes fortement technologiques, le tout donnant une manœuvre globale
de défense par la dissuasion.
La dissuasion est action, car elle nous procure liberté et émancipation. D’où
le titre du livre. Le « récit national » nous renvoie aux
traumatismes vécus, particulièrement la déroute de 40, mais il y eu aussi 14-18.
Le sujet inspire le cinéma, depuis le film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour, à celui tout récent
d’Antonin Baudry, Le Chant du Loup. Dès
1945, le sujet fait débat, d’où aussi une relecture de Raymond Aron, des
actions d’un Jean-Jacques Servan Schreiber et des campagnes de Greenpeace et d’ICAN.
Il faut citer le ralliement du parti communiste, les revirements de François Mitterrand
ou les états d’âme de Valéry Giscard d’Estaing. Démocratiquement élu, le Parlement
intervient dans l’information et l’animation d’un débat, vivace au demeurant, contrairement
à une idée établie. Mais, bâtir cet édifice n’a pas été un long fleuve
tranquille au regard des sacrifices consentis, sacrifices qui soulignent la
légitimité actuelle de la force de frappe.
Qu’entendez-vous par « récit
national » ?
L’expression nous vient d’Emmanuel Macron, président de la République, dans
le discours sur la défense prononcé le 19 janvier 2018 sur le
porte-hélicoptères Dixmude. Ce récit
est une épopée qui remonte aux années 1930, d’où la légitimité de notre
ambition, en révélant une dimension qui relève du sacré. Cette ambition, c’est «
plus jamais ça » en référence aux traumatismes de 14-18 et de 1940. Hors
de question pour les Français de revivre une situation de péril. Tel est le
message de l’exposition Résistance et
Dissuasion au Château de Vincennes Ce travail a donné en 2018 le livre
animé par Céline Jurgensen et Dominique Mongin chez Odile Jacob.
Élément d’identité, la dissuasion devient un exercice de mémoire qui soutient une
stratégie tournée vers l’avenir. On entend « la dissuasion est une arme de
non-emploi ». C’est exact. L’emploi au sens « lancement des
missiles » signerait l’échec de la stratégie de dissuasion. Mais, cette
posture qui souligne la permanence de la stratégie de défense se complète d’une
manœuvre de dissuasion conduite 24/24 par les forces stratégiques. L’amiral
François Dupont le décrit très bien dans son livre tout récent Commandant de sous-marin, où il nous
fait revivre de l’intérieur la patrouille opérationnelle d’un SNLE. L’action
est bien l’autre face de la dissuasion. En France, « dissuasion »
sous-entend « nucléaire ». C’est une spécificité de notre stratégie.
L’atome est au sommet d’un édifice de défense pensée pour le long terme. On
qualifie la force de frappe, donc nos sous-marins et nos Rafale, de clé de voute de
notre défense. On l’enlève et tout s’écroule. Au passage, la formule introduit
du religieux à la défense du territoire, désormais « sanctuarisé ».
Sa mission est sacrée, comme le chante la Marseillaise.
Le Traité de non-prolifération, que Paris a signé, prône le désarmement. Pourquoi entretenir l’arme nucléaire ?
En réponse, je vous propose de partager un constat. La dissuasion française a largement gagné en crédibilité et en légitimité. La stratégie, c’est affaire de moyens et de circonstances. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, les progrès du désarmement nucléaire, des Américains, des Russes, des Britanniques et des Français étaient nécessaires et impératifs. Pour autant, ils n’ont eu aucun d’effet sur les puissances régionales qui ont décidé de se doter d’une force atomique : le Pakistan et l’Inde à compter de 1998, puis dix ans plus tard, la Corée du Nord, cela hors du Traité de non-prolifération. En considérant Israël, la planète compte neuf puissances nucléaires. On regarde donc l’Iran comme le lait sur le feu, tant son passage à l’acte ferait voler en éclat le TNP, avec le risque d’une vague d’options nucléaires au Moyen-Orient.
Au bilan, la guerre froide 1945-1990 qui a motivé le projet nucléaire des cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU n’occupe qu’une partie de l’ère nucléaire. La stratégie française « nucléaire » est dès lors perçue comme une option de défense qui garantit notre sécurité devant les incertitudes d’un monde régit par les rapports de forces et les revendications d’intérêts nationaux. Sa modernisation et son renouvellement, comme prévus par la nouvelle Loi de programmation militaire, n’est pas incompatible avec un désir de désarmement dans le monde. En outre, les autres capitales ne partagent pas toutes notre humanisme européen. Hiroshima et Nagasaki est un message clair : en quelques instants, une civilisation peut disparaître. On ne peut raisonner la dissuasion sans cela à l’esprit.
L’ambition nucléaire de la France, outre la sécurité, dites-vous, engendre des bénéfices ?
Au fond, notre dissuasion permet de déployer une ambition globale plus vaste, bien au-delà du cadre régional de l’Europe. La parole de la France sur les grands dossiers, même s’il elle dérange, ne peut donc qu’être entendue. On le voit sur la prolifération en Iran et dans le partenariat recherché avec la Russie. Souvent, cette parole dérange les postures par trop conformistes, donc confortables. L’arme atomique nous a apporté l’émancipation et la sécurité. C’était l’idée du général de Gaulle. C’est bien parce que la France maîtrise la force suprême, que ses dirigeants en responsabilité peuvent délivrer un message humaniste. A cet égard, la Francophonie saurait être un relais puissant.
Dès lors, de l’Elysée, le président de la République a toute la légitimité de dire à ses partenaires, via la presse internationale que « l’Otan est bien en état de mort cérébrale ». Notre force de dissuasion, parce que souveraine, donne à notre diplomatie de quoi désigner les choses sans tabou.
Dès lors, Jacques Chirac a pu refuser l’initiative de Georges W. Bush en Irak. Ceci nous distingue de nos partenaires européens qui n’ont que l’OTAN pour se défendre.
Dès lors, un désarmement unilatéral serait une aventure qui nous placerait aussitôt sous la tutelle des Américains – après tout ce peut-être un choix – tout en créant un vide stratégique en Europe qui ne profiterait à personne. Exit alors notre diplomatie d’équilibre en faveur du multilatéralisme et notre dialogue constructif avec les autres grands.
L’atome est un sceptre diplomatique à effet immédiat. J’insiste donc sur ce potentiel apte à servir la sécurité et la stabilité, d’autant que notre pays sait élaborer une réflexion globale en matière de défense. Tous les acteurs sont impliqués : le ministère des Armées, le Quai d’Orsay, le Parlement, le CEA, les Think-tank, les historiens, jusqu’aux universités, à l’image de Lyon III et les instituts d’études politiques, et bien évidement les médias. La formule du dictionnaire m’a ainsi permis d’offrir un accès aisé aux multiples dimensions d’un dossier particulièrement riche.
La bombe atomique a donc un bel avenir,
Dix ans après le discours de Prague de Barack Obama, on a bien compris que l’on ne dés-inventera plus le nucléaire. Il faut se pencher sur les conflits régionaux. Ils engagent les intérêts des grandes puissances, qui forcément, pour peser, ne renonceront jamais à leurs forces atomiques. On ne peut imaginer l’action de la Russie sans considérer son statut nucléaire, idem pour Pékin en mer de Chine, idem pour Washington, y compris dans son influence sur l’Otan.
La décennie 2010 a signé l’arrêt des processus de désarmement, les années 2020 n’annoncent rien de positif. Non contents de ne plus désarmer, USA, Russie et Chine se livrent à une nouvelle course aux armements, alors même que des forces nucléaires suffisantes sauraient assurer leur défense. Un chiffre : Washington et Moscou possèdent 90% des stocks de charges nucléaires dans le monde. Quant aux nouveaux terrains de lutte, défense anti-missiles, cyber, espace, ils viennent consolider à leur tour les stratégies de défense par armes nucléaires. .
(*) Philippe Wodka-Gallien
Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris (promotion 1990), Philippe Wodka-Gallien est membre de l’Institut Français d’Analyse Stratégique. Il est auditeur de la 47è session nationale de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense Nationale) – Armement Économie de Défense. En 2015, il anime l’ouvrage collectif « Le nucléaire militaire – perspective stratégique » de la revue Défense Nationale. Contributeur régulier de la Revue Défense Nationale, il est l’auteur de nombreux articles dans les revues Airways, Sub-Marine, Le Fana de l’Aviation, Marines & Forces Navales, et dans Défense, le magazine de l’Union-IHEDN, où il anime les Chroniques de la dissuasion.
Bonne lecture et rendez-vous le 27 janvier 2020
avec le n°130 d’ESPRITSURCOUF
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