MILITARISATION CROISSANTE
EN CRIMEE
Dominique Dubarry (*)
Expert en géostratégie
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Faut-il le rappeler ? Depuis la révolution de la Dignité à Maïdan en 2015, l’Ukraine a claqué la porte de la Fédération de Russie. En riposte, Moscou a annexé la Crimée, et les populations d’origine russe de la région du Donbass ont déclenché une guerre larvée aux épisodes sanglants. Depuis, la tension n’est jamais retombée. Les russes, en mer noire, tendent un filet visant à asphyxier les ports ukrainiens. L’élection magistrale à la présidence de l’Ukraine, en mai dernier, de Volodymir Zelenski, un homme de spectacle (humoriste, acteur, scénariste, producteur et réalisateur) va-t-elle faire bouger les lignes ?
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Un premier signe de détente a eu lieu le 7 septembre, avec l’échange de prisonniers annoncé simultanément à Kiev et à Moscou. Parmi la trentaine d’Ukrainiens libérés se trouvait le cinéaste Oleg Semtsov, arrêté en Crimée le 11 mars 2014. Condamné à vingt ans de prison, incarcéré à Yakutsk, sa notoriété avait pris de l’ampleur avec une grève de la faim de 145 jours.
Le cas des 24 marins libérés en même temps est très significatif de la tactique russe en mer Noire. En novembre 2018, deux patrouilleurs côtiers et un remorqueur ukrainiens longent le sud de la Crimée pour rejoindre la mer d’Azov. Attaqués brutalement par des commandos du FSB (successeur du KGB) qui tirent à balles réelles, causant 12 blessés, les équipages sont menottés, les bateaux confisqués. Les captifs retrouveront la liberté le 7 septembre lors de cet échange de 70 prisonniers négocié entre Vladimir Poutine et Volodymir Zelenski. Les trois bateaux seront rendus le 20 novembre dans un triste état. L’examen réalisé dans le chantier militaire naval Ochakov constate des dommages considérables qui dénotent une volonté manifeste d’acharnement et de destruction.
La mission de ces marins était tout à fait légitime selon les règles du droit maritime international. La mer d’Azov appartient à l’Ukraine pour 62%, la Russie n’en a que 38%, selon un accord conclu entre les deux pays le 6 août 1999 et reprécisés le 15 mai 2008 par les deux gouvernements.
Voyants rouges sur la mer noire.
La militarisation des zones contestées et le renforcement qualitatif de l’armement sont croissants, depuis l’occupation de la Crimée en mars 2015 suivie de la guerre dans le Donbass. Le journaliste russe Zakhar Prilepine, dans son livre Ceux du Donbass, souligne l’apport considérable de Moscou. Il évoque l’arrivée dans le Donbass de 30 000 hommes pour suppléer aux faiblesses des indépendantistes russes durant l’hiver 2015. Ces hommes, soldats de fortune, ex militaires ou anciens des services spéciaux, provenaient de la Fédération de Russie, mais surtout de Russie.
L’occupation de la Crimée accroit de manière considérable la présence et l’activité russe avec l’extension territoriale des 200 000 milles nautiques (ZEE), mais aussi des puits gaziers à l’ouest de la péninsule en mer Noire et la presqu’île de Kerch à l’est, véritable verrou d’entrée en mer d’Azov. La marine russe contrôle donc presque totalement cet espace terrestre et naval, car en Géorgie le blocus du port de Poti empêche le trafic depuis 2015.
L’appropriation des ZEE nous rappelle la situation de la mer Noire à l’époque de l’URSS. Depuis, les bases aériennes militaires en Crimée ont plus que doublé, la flotte aérienne opérationnelle dépasse 450 appareils, le redéploiement des missiles de croisière en mer Caspienne a été dirigé en mer Noire via les canaux et la mer d’Azov. Des radars S 400 sont en cours d’installation pour la défense balistique, ainsi que des lance-missiles BUK (l’un d’entre eux s’est sinistrement illustré dans la destruction du Boeing malaisien MH17). Les forces air-terre-mer de la Fédération de Russie dans la seule Crimée dépassent 31 000 hommes, la flotte militaire a triplé le volume de ses corvettes depuis 2014.
Le drapeau rouge régnait en maître au nord de la mer Noire, il rencontrait la marine turque au sud. Aujourd’hui, il ne reste qu’un court corridor pour le port d’Odessa, il longe les côtes roumaines et bulgares. Là encore, se trouve l’île Zmllnyl où les forces russes ont installé un radar, portée de 55 km, nouvel œil géostratégique qui fera parler de lui. Le blocus naval imposé à l’est vise à asphyxier les ports de Berdiansk et Marioupol, 30% du total des exportations ukrainiennes y transitaient. La situation s’est aggravée depuis l’inauguration du pont reliant Kerch à Touzla ; avec une hauteur limitée à 33 m, il interdit définitivement le passage des grands bateaux.
L’heure de la diplomatie.
La réunion organisée à Paris par le président Macron le 9 décembre a soigneusement écarté les divergences rédhibitoires : le contrôle de la frontière Russie-Ukraine et l’occupation de la Crimée. Si ces questions, que l’on peut qualifier d’«irrédentisme » n’ont pas été abordés, une troisième, en revanche, a reçu une réponse positive : la lancinante question des prisonniers.
Une décision politique salutaire a été prise : désaccoupler la confrontation habituelle Ukraine-Russie, pour la remplacer par un dialogue Ukraine et séparatistes. Décision positive ! L’Ukraine a vu revenir 76 personnes, les séparatistes 124. Surprise, certains d’entre eux ont préféré rester dans les geôles ukrainiennes ! Ce deuxième échange de prisonniers marque une nouvelle étape : des discussions seraient désormais envisageables entre légalistes et indépendantistes !
Un désengagement sensible de Moscou semble se dessiner, pour deux raisons ; Le maintien de la position du « grand frère » face à une sixième année de guerre impliquerait un nouvel apport en moyens logistiques (et humains), ce qui pèserait lourdement sur les finances de Moscou, et pour quel résultat à terme ?
En outre, les attendus de l’enquête internationale du Bureau néerlandais pour la Sécurité démontre à la face du monde l’implication des russes dans le crash du vol MH17 et dans la mort de ses 298 passagers. Le procureur néerlandais a précisé que le procès se déroulerait au printemps 2020, c’est-à-dire demain !
Le dégel entre Kiev et Moscou semble se confirmer puisque, dans la nuit du 30 décembre, les deux pays ont confirmé pour 5 ans leur accord sur le transit du gaz en Ukraine. Les Européens n’auront pas froid !
(*) Dominique Dubarry
Spécialiste de la commercialisation de produits de défense et sécurité en Amérique du Nord, dans le nord de l’Europe et spécialement dans les trois pays baltes, Lituanie, Lettonie, Estonie. Ancien auditeur de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale et du Centre des Hautes études de l’Armement. Il fut affecté à l’État Major Réserve de la Sécurité Civile de 1989 à 1994 en tant que Lt-Colonel. Il est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes français de l’Ukraine et des pays baltes, si longtemps convoités par leurs voisins et trop souvent occupés par eux jusqu’en 1992. Il a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’automobile, puis deux livres « Les Rencontres Franco-Baltes » en 2006, et« France-Pays Baltes » en 2010, traduit en lituanien. Il est l’auteur « D’une mer l’autre, de la Baltique à la Mer Noire: la confluence de deux mondes », livre présenté dans la rubrique LIVRES d’ESPRITSURCOUF du n° 92 du 28 janvier 2019.
Bonne lecture et rendez-vous le 27 janvier 2020
avec le n°130 d’ESPRITSURCOUF
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