REQUIEM
POUR LA CHARPENTE
DE NOTRE-DAME DE PARIS.

de Jean-Claude Menou (*)
Conservateur général du Patrimoine

Nombreux sont ceux qui ont pris la plume pour pleurer sur Notre-Dame. Comme si elle était rasée ! Mais non, elle va vivre, bien moins abimée que Reims, dès 1914 ; un peu plus que Chartres, en 1836.

Et cependant, les « pleureurs » (en général, on utilise ce mot au féminin, l’heure est à la masculinisation du mot !) ont raison. Et, pour être franc, l’auteur de ces lignes a réellement eu les larmes qui lui sont montées aux yeux, le soir du 15 avril. C’est que…une part de notre héritage technique et artistique a irrémédiablement disparu dans cet incendie et ne pourra, quoi qu’on fasse, être là retrouvé, être là restauré : l’art des charpentiers médiévaux.

L’INCENDIE DU 15 AVRIL 2019.

Lorsque vous avez vu, sur la nef embrasée, une poutre, puis une autre tomber, loin des tours occidentales mais vers elles, peut-être vous êtes-vous étonné, dans votre peine, de leur si grand rapprochement : la plus proche de l’échafaudage s‘est inclinée puis appuyée sur sa voisine, faisant jaillir flammes et étincelles au moment de leur jonction.

Et le poids de ces deux-là s’est vite incliné, à son tour, vers la troisième, et ainsi de suite, faisant songer aux dominos debouts et proches : le joueur fait tomber le premier et tous les autres suivent.

L’eau n’intervenait pas là, mais plus à l’ouest, vers les tours, à droite de l’écran. Et les pompiers faisaient bien ! S’ils avaient arrosé ces flammes, l’eau se serait mise en cuvette sur les voûtes gothiques et aurait, par son poids, entraîné leur effondrement. Le risque de désagrègement du monument tout entier eut alors été patent ! Des pans de murs extérieurs, les plus décorés, auraient été ruinés.

Votre étonnement devant le faible écartement entre les poutres, que vous voyiez verticales mais qui étaient inclinées, vers le sommet, à 55 degrés, pente de la toiture, devant, aussi, leur apparence grêle, c’est justement la superbe, la magistrale invention des charpentiers du début de ce XIIIème siècle : la charpente à chevrons formant fermes, dite aussi « charpente à chevrons portant fermes ».

L’ART DU TRAIT

Schéma de la charpente  à chevron portant fermes (1) 

A la fin du XIIème siècle, l’adoption générale d’une nouvelle manière de bâtir –que, plus tard, on a appelé l’art gothique – a obligé les charpentiers à modifier profondément leur art, « l’art du trait ».

L’art gothique adopte l’arc-boutant (et ceux de Notre-Dame de Paris sont l’élégance même) qui repousse à l’extérieur de l’édifice les poussées des voûtes et de la charpente des combles. Donc, plus de murs épais, plus de contreforts massifs.

Pour poser la charpente, l’assiette est assez étroite : un mètre, environ. En passant de 40 à 55 degrés, on accroit la pente des toitures ; puis, en rapprochant les unes des autres les longues pièces de bois formant la toiture (on les appelle chevrons) sans les relier par des poutres horizontales appelées pannes, en diminuant leur section, on allège le poids de la charpente. Et surtout, à la base de ces chevrons, on supprime la poutre traversière, appelée entrait.

C’est cela le risque, et le coup de génie technique : la voûte d’ogive, en arc brisé peut alors s’inscrire, se loger dans le volume dégagé. La pièce de charpente horizontale (l’entrait) qui n’est plus à la base du triangle mais plus haut vers son sommet, a donc été relevée, elle est appelée « entrait retroussé ».

D’ailleurs, les merveilleux charpentiers, pour consolider leurs assemblages, placent des jambettes, des aisseliers, doublent tenons et mortaises pour mieux « embrever » les pièces de charpentes entre elles, bloquent les chevrons par des voliges, arriment en haut des murs goutterots, sur les sablières, des blochets… Suc de la langue française pour définir, avec rigueur, chaque élément de charpenterie (et j’en omets, volontairement, bien d’autres).

Vingt ans d’écart entre la charpente du chœur (1220) et celle sur la nef (1240) : progrès dans l’art du trait, meilleure solidarité entre les assemblages triangulaires appelés « fermes », allègement, encore, par des bois à section plus faible et donc plus légers, ce qui les faisaient paraître grêles, au cours de l’incendie. Adresse et science de ces charpentiers, remettant en question leur savoir, le partageant, bien sûr ; et Chartres, Saint Ouen de Rouen, Reims (au XIIIème siècle) améliorent encore ce qui a été fait à Notre-Dame de Paris.

Eh bien, c’est tout cela qui n’est plus que cendres et fumées !

Quand on refera, qu’on utilise les techniques du XXIème siècle ! Qu’on n’essaie pas la réfection à l’identique. Ce serait faire insulte aux Maîtres-Charpentiers du XIIIème siècle, si avides de solutions nouvelles, hommes de foi, d’espérance en l’homme.

Il reste d’autres charpentes, antérieures ou contemporaines à celles de Notre-Dame, par exemple, en restant dans Paris, à Saint Pierre de Montmartre et, partiellement, à Saint Germain des Prés.

 

APPORT NÉOGOTHIQUE DIGNE DES PREMIERS MAÎTRES-CHARPENTIERS


Voute gothique avec charpente à chevrons formant fermes (2),

A Notre-Dame, sur les bras du transept comme à la croisée, c’est, à partir de 1845, l’architecte Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc qui est intervenu (sur concours, en binôme avec Lassus) faisant preuve d’une science de la charpenterie apprise avec vénération. Il admirait les maîtres de XIIIème siècle. Son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIème au XVIème siècle en témoigne. A son époque, il pouvait se servir de poutres plus grosses, ce qu’il a fait ; et les a agencées de manière plus espacée, a utilisé des pannes posées sur des arbalétriers, réalisant, lui aussi, un chef d’œuvre de charpenterie,  tour de croisée incluse.

 

A Notre-Dame, tout Viollet-le-Duc a brûlé !

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois, recommande Alfred de Vigny.

Pleurez, plutôt, dirai-je. La « forêt » de Notre-Dame a disparu !

Légendes: 

(1) Schéma de la charpente  à chevron portant fermes:

C’est un long et peu épais chevron, pièce plus légère que l’arbalétrier, qui délimite le pan biais sur lequel, à Notre-Dame, des lames de plomb d’une épaisseur d’un demi-centimètre étaient posées. Pas d’entrait au niveau du blochet. L’entrait est retroussé en position haute. Il assure, certes, la triangulation mais le chevron, dans le blochet, doit être solidement embrèvé, sinon la « ferme » n’est plus triangulée et la charpente s’affaisse.

(2) Photographie Voute gothique avec charpente à chevrons formant fermes

Avant Notre-Dame de Paris, à la fin du XIIème siècle, voici l’une des premières charpentes à chevrons formant fermes, à l’abbaye de Clairmont, en Mayenne, à mi-chemin entre Laval et Vitré. On comprend par ce document le gain de volume que représente l’absence d’entrait, poutre horizontale qui, sur une charpente normale, serait posée sur chacun des murs latéraux. Les entraits retroussés se voient à peine, au-dessus de la partie supérieure des chevrons formant fermes.

 


(*) Jean Claude Menou

Conservateur de l’Inventaire général du patrimoine culturel (lancé par André Malraux), il a été conservateur régional des bâtiments de France et directeur régional des affaires culturelles dans quatre régions, dont l’Ile-de-France. Maître d’ouvrage, de 1978 à 1984, en tant que DRAC Ile-de-France, des travaux accomplis à Notre-Dame de Paris. Un temps directeur administratif au Centre Georges Pompidou, il a ensuite servi au ministère de la Culture en tant qu’inspecteur général du Patrimoine et, simultanément, comme conservateur du domaine national de Champs-sur-Marne.

Chargé de cours d’histoire de l’art aux universités de Rennes II puis de Paris-Descartes, il a aussi tenu une rubrique patrimoniale sur France-Inter. Ancien président de la Fondation du pianiste Georges Cziffra, à Senlis, il consacre désormais ses travaux aux correspondances entre les arts et, dans cet esprit, a publié, chez Actes Sud, Le voyage-exil de Franz Liszt et Marie d’Agoult en Italie. Il donne, avec de talentueux musiciens, des conférences-concerts; très récemment, par exemple, à la Villa Médicis, à Rome. (IHEDN, promo 1989-1990).

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