CONTRE LA RÉCIDIVE DJIHADISTE :
RETOURS D’EXPÉRIENCES
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Dounia Bouzar (*)
Islamologue
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Dans notre précédente publication, Dounia Bouzar s’interrogeait sur la prise en charge des djihadistes sortant de prison. Plus globalement, elle s’efforçait de définir avec précision les obstacles rencontrés quand on veut détourner de la violence les extrémistes de l’Islam. Ici, elle dresse le constat des expériences de « déradicalisation » menées par des pays marqués au fer rouge par le terrorisme islamique.
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Près de trois douzaines d’États ont introduit, sous diverses étiquettes, des programmes de déradicalisation. Alex P. Schmid rappelle que « les efforts de déradicalisation sont de deux types : la déradicalisation idéologique individuelle, utilisant des conseils psychologiques et religieux pour produire un changement de mentalité, et la déradicalisation collective, qui passe par l’utilisation de négociations politiques pour obtenir un changement de comportement (par exemple, cessez-le-feu, désarmement). Pour que les programmes soient efficaces, ils doivent partir d’une bonne compréhension du contexte politique, social et culturel dans lequel les discours extrémistes ont fait autorité et ont donné envie d’agir à leurs adhérents. Il en résulte que les programmes, modèles ou pratiques qui fonctionnent dans un pays ne seront pas nécessairement bénéfiques dans un autre.
Les expériences de déradicalisation
De manière générale, il a fallu que les pays connaissent les attentats sur leur sol pour que leurs gouvernements développent des programmes de prévention et de déradicalisation. Par exemple, la prise de conscience s’est produite en Espagne après les attentats de Madrid, qui ont laissé 191 morts et 1900 blessés le 11 mars 2004. Au Danemark, les autorités prennent le sujet à bras le corps en 2004 suite à l’assassinat de Theo van Gogh après son court-métrage attaquant le prophète de l’islam, et après la publication dans un journal, en septembre 2005, des caricatures du Prophète Mahomet, qui précède six tentatives d’attentats. En Arabie Saoudite, il faut attendre les attentats du 12 mai 2003 à Riyad avec 35 morts, dont 9 Américains, dans un triple attentat suicide.
En France, le gouvernement découvre l’engouement des jeunes pour rejoindre Daesh fin 2013, sous la pression des parents qui ne comprennent pas comment leur enfant a pu rejoindre la Syrie, via la Turquie, avec une simple carte nationale d’identité, sans autorisation parentale (l’obligation de l’autorisation parentale sera réinstaurée en janvier 2017). Il met en place un Numéro Vert, tenu par les forces de police de l’UCLAT (Unité de Coordination de Lutte Anti-Terroriste), et dès la fin de 2014, près de 12 000 familles ont demandé de l’aide pour un proche. Le ministre de l’Intérieur demande aux préfectures de mettre en place des cellules interdisciplinaires et interinstitutionnelles pour que les divers professionnels croisent leurs regards et réfléchissent à la prévention et à la sortie de radicalisation dans chaque territoire.
Mais après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, puis après ceux du 13 novembre 2015, l’approche politique change, devient essentiellement sécuritaire et se centre sur la gestion des « jeunes de banlieues », comme s’il s’agissait d’un simple problème de délinquance lié à la perte d’espoir social. La politique de prévention est préférée à celle de la déradicalisation, d’autant que le centre de Pontourny, seul « centre de déradicalisation » français, a fermé quelques mois après une laborieuse mise en place (opposition du voisinage), parce qu’il n’était pas rempli.
Il faut préciser que les conditions d’admission de ce centre exigeaient que le djihadiste soit demandeur du programme de « déradicalisation », ce qui va à l’encontre de sa conviction première de « détenir la vérité ». Soyons clair : aucun djihadiste ne peut être volontaire pour se « déradicaliser ». Par ailleurs, le centre a ouvert alors que les équipes de praticiens n’étaient pas en accord sur la posture professionnelle à tenir : pédagogie éducative du lien par les éducateurs versus rééducation comportementale par les militaires, qui s’affrontaient devant les quelques jeunes pris en charge.
Si l’on doit catégoriser les types de programmes de contre-radicalisation des différents pays, on peut schématiquement parler de trois grands types de catégories : les approches intégratives, comportementales et cognitives.
Les approches intégratives
Les approches intégratives reposent sur l’idée que le manque d’intégration des minorités et des jeunes constitue la principale cause de la violence extrémiste. À la suite des attentats de Madrid, l’Espagne a favorisé une stratégie de dialogue interculturel, le développement de mesures d’insertion sociale et des travaux sur les représentations sociales. Les autorités politiques et ceux qui les conseillent ont estimé que la Reconquista chrétienne avait peut-être produit stigmatisations et discriminations. L’objectif principal de leur programme consistait à briser l’isolement, la ségrégation et la discrimination de la communauté musulmane. Par exemple, des communications ont été instaurées au sein des entreprises pour offrir la possibilité aux salariés appartenant à des religions minoritaires de poser des congés pour leurs fêtes religieuses (conventions avec les interlocuteurs religieux du pays).
Les approches comportementales
Les approches comportementales, dont le modèle type est instauré au Danemark, sont centrées sur la gestion de la violence et l’appartenance au groupe extrémiste, sans aborder l’aspect idéologique. Elles émanent de programmes « Démobilisation Désarmement Réhabilitation » (DDR), utilisés pour les FARC en Colombie ou pour l’IRA en Irlande. L’intervention se base sur la réalité observable de l’extrémisme et non pas sur le changement de vision du monde qui a mené à la légitimation de la violence. Il s’agit de travailler sur les liens d’appartenance au groupe extrémiste et sur le recours à la violence, notamment en faisant appel à une personne-ressource, souvent un repenti ou un ex-extrémiste. Ce tutorat est instauré pour soutenir émotionnellement le radicalisé coupé de son groupe radical et l’aider dans ses démarches de réinsertion.
Le programme d’Aarhus est le fruit d’une collaboration entre les services sociaux et la police, directement inspiré d’expériences préexistantes développées pour la réinsertion des gangs de motards ou de rockers désocialisés. Chaque participant se voit assigner un tuteur personnel qu’il peut solliciter au quotidien, accessible pour l’accompagner dans une formation ou l’aider à chercher un emploi, de manière à faire ressurgir un sentiment de citoyenneté.
Ces tuteurs, salariés par la municipalité, essayent d’établir une relation de confiance avec le radicalisé. Leur formation leur permet de discuter de questions d’ordre moral, dans l’objectif d’équilibrer et de nuancer les positions radicales de l’individu. Les mentors doivent donc être en mesure de comprendre les préoccupations du « radicalisé » et d’aborder celles-ci avec respect. Dans le même temps, ils doivent être capables de confronter l’immoralité du sujet et le caractère inacceptable de la violence dans le champ social. Officiellement, le tuteur ne doit pas aborder la dimension religieuse, probablement parce que la société danoise, ultralibérale, estime que la religion appartient au champ privé.
Les approches cognitives
Les approches cognitives sont basées sur le postulat que si les connaissances changent, les comportements violents seront modifiés. Ce modèle a été particulièrement développé en Arabie Saoudite. Ainsi, les professeurs de religion impliqués dans ce type de programme démontrent comment le radicalisé enfreint l’islam en adhérant à des groupuscules terroristes : en mentant à ses parents, en recourant à la corruption, en payant des passeurs, en trichant sur son identité ou tout simplement en se mettant au service d’organisations terroristes.
À la fin de leur peine carcérale, les sortants de prison se portent volontaires pour suivre ce parcours individualisé et quasi médicalisé. Un cursus taillé sur mesure est alors développé selon la trajectoire, la personnalité, le niveau intellectuel, le potentiel, la situation familiale et les compétences de chaque candidat.
De leur côté, les Anglais et les Allemands ont aussi expérimenté des approches cognitives de déradicalisation, cherchant notamment à aider les radicalisés à discerner différents points de vue pour un même enjeu et à accepter que plusieurs opinions puissent coexister, de manière à ce qu’ils réinvestissent leur jugement critique. Il s’agit de réfuter la prétention des djihadistes à incarner l’« islam authentique » en s’inspirant pour cela des sources authentiques de l’islam, mais aussi en utilisant des djihadistes repentis, capables de témoigner du décalage entre la propagande de Daesh et la réalité de ses actions.
Le radicalisme dans toutes ses dimensions
Il ne faut pas oublier que l’impact psychologique de Daesh est aussi fort que son impact militaire : les djihadistes ne font pas qu’une simple guerre mais recherchent avant tout à créer une désorganisation émotionnelle au niveau individuel, et à ébranler les repères de civilisation au niveau collectif. On ne combattra pas Daesh uniquement avec des bombes. On ne peut pas « sortir » les jeunes de l’idéologie de Daesh si l’on ne part pas de leurs motifs d’engagement et des procédés utilisés par les leaders. L’individualisation de la radicalisation entraîne l’individualisation de la déradicalisation.
C’est pour cette raison que les programmes de déradicalisation qui ne traitent que l’aspect idéologique sans tenir compte de la dimension émotionnelle et relationnelle de la radicalisation ne peuvent escompter des résultats satisfaisants. Quant aux modèles de déradicalisation qui réfléchissent à la dimension émotionnelle et relationnelle, ils ne prennent généralement pas en compte la dimension idéologique et/ou théologique. Ils utilisent des cadres de prévention qui ont déjà été mis en place auparavant, pour la toxicomanie, la délinquance ou l’emprise sectaire, ce qui ne peut être efficace. De notre point de vue, le cadre conceptuel des programmes doit prendre en compte tous les aspects du processus de radicalisation : émotionnel, relationnel, cognitif, idéologique et théologique.
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(*) Dounia Bouzar, docteur en anthropologie du fait religieux, est une ancienne éducatrice à la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Nommée en 2005 en tant que personnalité qualifiée au Conseil Français du Culte Musulman, elle en démissionne deux ans plus tard, opposée à la politisation de cette instance. Elle fonde en 2008 son propre cabinet d’expertises : le cabinet Cultes et Cultures (https://www.bouzar-expertises.fr), spécialisé sur l’application de la laïcité et la gestion de la diversité des convictions, tant dans le monde du travail que dans la société civile.
Auditrice de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale, auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur l’islam au sein de la culture française, elle a été primée deux fois par l’Académie des Sciences Morales et Politiques (en 2006 et 2010), elle a reçu le prix du meilleur essai de lutte contre le radicalisme par le journal l’Express (2015), ainsi que le prix des «Adolescents en colère » pour le roman de prévention « Ma meilleure amie s’est fait embrigader ». Dounia Bouzar a été nommée par Time Magazine comme « héros européen » pour son travail de réflexion sur « l’islam de France ».
Expert auprès du Conseil de l’Europe sur la dimension religieuse du dialogue interculturel, le Ministre de l’Intérieur lui demande en 2014 de monter le Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires de l’Islam, afin de former les équipes des préfectures sur la contre-radicalisation et de prendre en charge les 1000 premiers jeunes qui ont cherché à rejoindre Daesh. Nommée Personnalité qualifiée au sein de l’Observatoire National de la Laïcité, Dounia Bouzar est retournée diriger son cabinet de conseils et vient de remonter une association nommée « L’entre-2 » (https://www.asso-lentre2.fr ) pour aider bénévolement les parents dont les enfants se radicalisent et lutter contre la récidive djihadiste.
Elle vient de publier « La tentation de l’extrémisme », qui est présenté dans la rubrique Livres du n°156
Bonne lecture et rendez-vous le 22 février 2021
avec le n°158
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