L’INDE A COMPRIS L’IMPORTANCE DES PORTE-AVIONS…
Bombay, 3 avril.
Retour en passerelle. Suffocante, l’humidité fait transpirer les hublots.
A l’air libre, sur l’aileron tribord – en effet – la chaleur, difficilement supportable, pèse comme un tapis de gouttelettes en suspension.
Des petits chalutiers en bois vermoulu – trois à quatre hommes à bord – croisent au loin ainsi que plusieurs cargos et porte-conteneurs. La frégate indienne – Godavari, du type Leander britannique – appareille, précédée d’un remorqueur1. Des mouettes ironiques annoncent Bombay – plus de 20 millions d’habitants, presqu’autant qu’au Caire -, fierté de l’empire britannique décolonisé, rebaptisée Mumbay-Port.
La silhouette de plusieurs buildings dépasse la masse grise des nuages. La côte se devine, longitudinale, impressionniste, sans surprise, grise aussi. Marron clair, l’eau concocte à l’étrave un mélange incertain de vase et de diverses pollutions. Quatre plateformes pétrolières et une vingtaine de bateaux au mouillage. Manœuvre extrêmement délicate : la passe du port est peu profonde laissant tout juste un mètre cinquante sous la coque… Avant d’accoster, nous longeons l’INS Vikramaditya ; un porte-avions de la classe Kiev (type STOVL) qui a servi de 1987 à 1991 dans la marine soviétique sous son nom original Baku, puis de 1992 à 2004 dans la marine russe avant d’être livré à l’Inde le 16 novembre 2013.
L’Inde possède un deuxième porte-avions : l’INS Viraat, en service dans la marine britannique de 1959 à 1984 sous le nom de HMS Hermes. Il sera en service jusqu’en 2018. Un troisième porte-avions de conception indienne – l’INS Vikrant – est en construction à Cochin. Premier porte-avions de conception exclusivement nationale, l’INS Vikrant a été mis à l’eau le 1er août 2013. Il doit devenir, d’ici 2018, l’un des fleurons de la marine de guerre indienne. Son nom vient du sanskrit « vikraanta », qui signifie puissance, courage. Avec ses 40 000 tonnes, il promet un gabarit comparable à celui du Charles-de-Gaulle, la propulsion nucléaire en moins. Enfin, l’INS Vishal, second porte-avions que l’Inde fabrique, sera doté d’une propulsion nucléaire.
Ces deux bâtiments, s’ils disposent de pistes obliques avec brins d’arrêt, lancent néanmoins leurs avions au moyen d’un tremplin, technique qui réduit la capacité des aéronefs embarqués. C’est pourquoi l’étape suivante est – à l’instar des Etats-Unis et de la France – de disposer d’une plateforme dotée de catapultes. Ce doit être le cas du Vishal, la presse indienne évoquant l’intégration des nouvelles catapultes électromagnétiques (EMALS) américaines, appelées à succéder à l’ancienne technologie à vapeur sur les porte-avions de l’US Navy. A terme, ce n’est pas un porte-avions, mais quatre, que New Delhi pourrait ainsi aligner à l’horizon 2025.
La rivalité sino-indienne est, sans doute, l’un des facteurs poussant New Delhi à investir dans des porte-avions capables de mener des opérations de projection de force. Les tensions récurrentes avec le Pakistan et le Bangladesh complète ce jeu de go maritime. La livraison, le 14 novembre dernier, de deux sous-marins de la classe Ming (type 035G) commandés pour 203 millions de dollars à la Chine par le Bangladesh conforte ce jeu… Ce pays a bénéficié d’une aide chinoise pour former et entraîner ses sous-mariniers et construire les infrastructures nécessaires. Selon plusieurs sources autorisées, des marins chinois étaient à bord lors des premières sorties de ces sous-marins.
Si l’Inde et la Chine ont signé, le 16 mai 2015, une vingtaine d’accords commerciaux et de coopération pour un montant de 22 milliards de dollars, les relations entre ces deux pays restent empreintes d’une certaine défiance, en raison notamment de différends territoriaux dans l’Himalaya. Une autre source de tension concerne le partage de l’eau entre ces deux géants asiatiques, Pékin ayant, notamment le projet de détourner les eaux du Brahmapoutre (Yarlung Zangbo en Chine). En outre, la Chine entretient des rapports très étroits avec le Pakistan, l’ennemi historique de l’Inde. D’où, d’ailleurs, la stratégie dite de « double front » élaborée en 2010 par l’état-major indien, laquelle prévoit, en cas de conflit, de lancer des offensives simultanées à la fois vers le territoire pakistanais et le nord de l’Himalaya.
Dans ce contexte qui reste tendu, un conflit ouvert entre l’Inde et la Chine est, néanmoins peu probable. Du moins à court-terme. En revanche, les autorités indiennes sont préoccupées par les objectifs à plus long-terme de Pékin, en particulier dans l’océan Indien, où les incursions des sous-marins chinois sont fréquentes. En effet, la Chine est en train de tisser sa toile dans la région. Sa stratégie dite duCollier de perles consiste à financer des infrastructures (ports, chemins de fer, routes, etc.) au Pakistan, au Sri Lanka, au Bangladesh et à… Djibouti (prochetmoyen-orient.ch – numéro 119 – 20 mars 2017). Dans le sillage de ces avancées de perles économiques, Pékin en profite toujours pour accroître son influence militaire en établissant, avec ces pays, des coopérations opérationnelles et en leur vendant des armes.
Les jeux d’alliances intègrent un nombre croissant d’acteurs de la région Asie-Pacifique. Les Chinois se sont largement rapprochés du Pakistan, notamment dans le développement des ports de Karachi et Gwadar. Les Indiens, eux, multiplient les exercices militaires avec le Vietnam, en tension permanente avec Pékin.
En définitive, Pékin reste perçu comme le grand rival maritime dans la région. Si la marine chinoise dispose de beaucoup plus de moyens et aligne près de cinq cents navires de combat, l’Inde n’en déploie qu’une petite centaine. Mais les Chinois ne disposent eux que d’un seul porte-avions. Pour New Delhi, « l’affichage politique est clair : oui, nous avons du retard vis-à-vis des Chinois, mais nous allons le combler dans au moins un domaine : celui des porte-avions », analyse une source diplomatique indienne.
Dans son livre La Prochaine décennie2, le maître espion George Friedman explique et démontre que la puissance et l’influence des nations d’aujourd’hui – acteurs principaux de la mondialisation et de la maritimisation de l’économie globale – dépendent de leurs capacités à se doter de marines militaires hauturières et particulièrement de porte-avions : « moyen par excellence de projection de souveraineté nationale ».
Pendant ce temps, à Paris – alors que le Charles de Gaulle est au bassin pour seize mois – nos élites politiques et administratives se grattent toujours la tête sur le dossier du deuxième porte-avions…
Richard Labévière
3 avril 2017
1 La marine indienne : 55 000 hommes et femmes, dont 5 000 membres de l’aviation navale et 2 000 commandos de marine (MARCOS). C’est la septième marine en termes de tonnage de navires de combat et la quatrième marine du monde en effectifs. La Marine indienne dispose actuellement de plus de 155 navires.
2 George Friedman : La Prochaine décennie. ZDL-Editions, 2012.