L’EUROPE ET LA PUISSANCE

Pierre Hassner
Directeur de recherche émérite au CERI

(Centre d’Etudes et de Recherches Internationales)

Il y a quelques années, certains scrutaient « l’énigme de la puissance européenne », dont la clef leur paraissait être « la puissance par la norme ». Actuellement, on aurait plutôt tendance à s’interroger sur « l’énigme de l’impuissance européenne ».[1]Certes, l’explication première de ce contraste est dans la crise économique et financière, dans le non-respect par les États européens des normes qu’ils avaient promulguées, dans les différences révélées à l’intérieur de leur Union. Mais on peut y voir aussi une bonne introduction à l’ambiguïté de la notion de puissance.

Grand penseur de la violence et de la paix, Pierre Hassner vient de disparaitre. Penseur « Européen » par son parcours et sa réflexion, cette dernière s’inscrit dans de constants allers et retours entre L’Est et l’Ouest. Penseur de la liberté, sa contribution infiniment subtile l’analyse des évènements les plus complexes est majeure ; toujours avec une grande rigueur, une très grande modestie intellectuelle et une très grande humilité. Penseur des rapports de force internationaux, il est le premier à avoir identifié et analysé avec une grande finesse et une grande justesse « la revanche de passions politiques » au cœur du moment que nous vivons.

En 2012 il avait écrit cet article, il nous parait évident que celui-ci reste d’une grande actualité comme l’attestent ces mots de conclusion : « C’est seulement si, devant l’évidence de l’impuissance et le risque de la catastrophe, il se produit un sursaut de solidarité à la fois politique, sociale et européenne, surmontant à la fois les égoïsmes particularistes et le pouvoir absolu des marchés, que l’Europe a des chances de retrouver le sens de sa vocation et de sa puissance ».

Nous remercions la Fondation Robert Schuman de nous permettre de publier ce texte, Il fait écho aux articles parus dans le n°60 d’ESPRITSURCOUF.fr, le 21 mai dernier : le FOCUS d’Antoine Sfeir, l’HUMEURS de Jean Dominique Giuliani ou le BILLET de Richard Labévière

LES FORMES DE LA PUISSANCE

Définitions philosophiques de la puissance

La « puissance » peut s’opposer à la notion d’impuissance ou de faiblesse. Mais elle peut aussi se référer à la distinction classique, remontant au moins à Aristote, de la puissance et de l’acte. On peut dire que les traités successifs, de Rome à Maastricht, contenaient en puissance une Europe qui ne s’est pas développée en acte. Tout organisme vivant contient en germe ou en puissance un développement qui doit aboutir à la réalisation, à la maturité ou à l’épanouissement en acte de sa nature.

Sans nécessairement adopter une conception aussi finaliste, on peut, en penchant du côté de Bergson, considérer que tout organisme doit affronter le problème de l’identité et du changement, en conciliant le passé et l’avenir, l’intérieur et l’extérieur ou, si l’on préfère, son développement endogène et ses échanges avec son environnement. La combinaison optimale de la stabilité et de l’évolution, de l’ouverture et de la fermeture, est la clef d’une évolution créatrice de puissance. Un organisme sain arrive à concilier mémoire et oubli, conservation et imagination, ouverture et sélection. Et cela à la mesure de son propre dynamisme et de sa propre énergie. Ce sont ceux- ci qui ont semblé faire défaut, ces dernières années, face au double obstacle de la fragmentation par la renationalisation et de la dilution par la mondialisation.

Conceptions sociologique et politique

Revenons à une définition plus proche à la fois de la sociologie et de la politique, et considérons l’Europe ou, plus précisément, l’Union européenne, comme un acteur. On peut définir sa puissance comme une essence, ou comme un ensemble de possessions : taille, population, ressources. Mais la puissance en ce sens n’est presque rien sans son utilisation. Disons « presque » car, et c’est particulièrement vrai dans le cas de l’Europe, ses dimensions et ses ressources peuvent imposer le respect, et contribuer à sa sécurité – « Quand l’honnête homme armé, garde son bien, ce qu’il possède est en paix », dit l’Évangile (même s’il suscite la convoitise ou l’envie). C’est ce qu’on a appelé « la loi des réactions anticipées » sur laquelle est fondée la dissuasion. Séduction et dissuasion peuvent, jusqu’à un certain point, avoir un caractère « existentiel », autrement dit automatique, voire involontaire.

C’est un peu l’histoire de l’élargissement. On a pu dire que l’Union avait acquis un empire malgré elle.

Certes, Charles de Gaulle prônait une « Europe de l’Atlantique à l’Oural » et Jean Monnet ne considérait la construction d’une entité régionale fondée sur une combinaison de fédéralisme et de fonctionnalisme que comme un début, voué à faire progressivement tache d’huile. Mais leurs successeurs (sauf les autorités allemandes pour la Pologne) n’ont considéré l’élargissement que comme un mal nécessaire, auquel il était difficile de se dérober, mais qui, plus qu’augmenter la puissance de l’Europe, risquait d’en diminuer la cohésion. Selon le diplomate anglo-européen Robert Cooper, si les États-Unis constituaient un impérialisme libéral, l’Union européenne représentait plutôt un libéralisme impérial. Certains lui appliqueraient, plus justement qu’au Royaume-Uni pour laquelle elle a été émise, la formule d’un « empire acquis en un instant de distraction ».

La puissance : une affaire de relation

Il reste que la puissance n’est ni une essence ni une possession mais une relation. Elle consiste à amener l’autre à faire ce qu’il ne ferait pas autrement, ou à l’empêcher de faire ce que nous ne voudrions pas qu’il fasse, et, par ailleurs, à l’empêcher de nous empêcher de faire ce que nous voudrions faire, ou de nous forcer à faire ce que nous ne voudrions pas faire. Puissance défensive et puissance offensive se combinent mais ne s’identifient pas : un accent excessif sur l’une peut mettre l’autre en péril.

Montesquieu et Rousseau ont tous les deux insisté sur la puissance défensive, et prôné un fédéralisme ou une confédération de petits États, tout aussi impossibles à conquérir qu’incapables de conquérir eux-mêmes. Mais cela rend difficile de protéger des alliés ou, dans les conditions modernes, d’intervenir contre des génocides ou des crimes contre l’humanité.

Mais, bien entendu, la puissance militaire, qu’elle soit défensive ou offensive, n’est qu’un cas particulier de la puissance. Si la force et la ruse en sont les deux moyens (théorisés par l’opposition des lions et des renards chez Machiavel, ou du soldat et du financier chez Pareto), la séduction et la conviction ou la conversion (idéologique, philosophique ou religieuse) en sont deux autres. Joseph Nye a inventé, popularisé et utilisé (ad nauseam, est-on tenté de dire) la distinction entre hard power et soft power. La première comprend la pression militaire mais aussi économique, utilisée pour ses propres fins ou comme moyen de chantage au service d’une conditionnalité politique. La seconde peut aller du pouvoir attractif de l’exemple, à travers la séduction, esthétique ou affective, jusqu’au pouvoir intellectuel ou rhétorique, déjà mentionné, de convaincre, de convertir ou d’entraîner.

Toutes ces formes de puissance ou de pouvoir (on peut, comme le théoricien de la « power politics », identifier ces deux concepts, ou comme Aron, les distinguer en utilisant plutôt le pouvoir pour la vie politique intérieure et la puissance pour les relations internationales, ne sont évidemment pas à sens unique. Ce qui compte, c’est la résultante de la dialectique de deux volontés. Mais il y a plus : les relations purement bilatérales sont exceptionnelles : dans un monde complexe et interdépendant la véritable puissance consiste à manipuler cette interdépendance ou, mieux encore, à définir les règles du jeu, à déterminer ou à influencer la nature du système, ou les limites des problématiques légitimes. On retrouve la puissance par la norme, mentionnée en commençant, mais avec cette différence qu’elle ne peut jamais s’imposer seule et par elle-même, qu’elle dépend des intérêts et du poids respectif des acteurs en même temps que de leurs valeurs.

L’EUROPE ET LA PUISSANCE


C’est ici que l’Europe a incontestablement une taille critique qui lui donne, plus qu’aux États qui la composent, une chance de participer à la définition des règles de la négociation diplomatico-stratégique ou à celle qui porte sur les échanges économiques et sociaux. C’est ce qu’elle fait dans une certaine mesure pour le commerce international mais non, malheureusement, pour la défense.

Restent deux problèmes fondamentaux, l’un plus général et l’autre plus particulièrement aigu pour l’Union européenne. Ce sont celui de la relation entre les différentes dimensions de la puissance, et celui du degré d’unité ou de cohésion permettant à un acteur collectif mais pluraliste comme l’Union européenne d’agir efficacement.

Quelles relations entre les différentes formes de puissance ?

On pourrait appeler le premier problème celui du taux d’échange ou de la déperdition d’énergie entre les différentes formes de puissance. L’expérience quotidienne, en particulier celle des interventions militaires, montre que le pouvoir de détruire diffère de celui de construire, le pouvoir de contraindre n’entraîne pas celui de convaincre. Machiavel se demandait s’il valait mieux avoir de grandes richesses ou de bons soldats et il choisissait ces derniers, car, avec eux, on pouvait toujours piller les voisins riches alors que rien ne pouvait remplacer la vertu militaire. Dans quelle mesure est-ce encore vrai à l’âge de la technique ? Ou les drones ne remplaceront ils jamais la puissance que donne l’acceptation du sacrifice ou de la mort ? Il y a des décennies, au politologue Kenneth Waltz, qui défendait la stabilité du monde bipolaire au nom de l’idée que « qui peut le plus peut le moins », un autre politologue, Karl Deutsch, répondait que le pouvoir de mettre un homme K.O. ne lui donnait pas celui de lui apprendre le piano. J’avais ajouté que le premier pouvait toujours s’adresser à un professeur de piano et le menacer de le passer à tabac s’il n’enseignait pas le piano au second, mais que c’était un moyen très aléatoire et peu durable. Une autre possibilité, plus plausible et moins risquée, était de lui payer des leçons de piano, mais là aussi il y avait un coût.

La puissance économique, la puissance militaire, la puissance politique peuvent aller de pair mais elles peuvent se séparer, voire se contrecarrer et, en tout cas, impliquent des choix (« le beurre ou les canons ? »). On pouvait distinguer, pendant la guerre froide, l’Europe, grande puissance économique mais piètre puissance militaire, l’URSS, superpuissance militaire qu’on a appelée « la puissance pauvre » et les États-Unis qui seuls disposaient de toutes les dimensions de la puissance. Mais cette position d' »hyperpuissance » s’est elle-même révélée fragile, minée de l’intérieur, d’une part, et suscitant méfiances et oppositions d’autre part. L’Europe pourrait, si elle voulait s’en imposer le coût et le risque, tirer profit de sa position moyenne qui la rend moins suspecte d’ambitions impériales, en tout cas au niveau mondial, pour se donner un équilibre entre les différentes formes de puissance qui lui permettrait d’aspirer à un plus grand rôle, consistant à influencer la politique mondiale dans le sens de l’équilibre et de la modération.

Le défi de l’unité et de la cohésion

Mais le pourra-t-elle et le fera-t-elle, même si la crise actuelle est surmontée ? Ce qui la handicape, de manière générale, et que la crise actuelle souligne cruellement, c’est le caractère imparfait, à la fois ambigu et bancal, de son unité. Comme l’a remarqué Jean- Louis Bourlanges, les années où, après la création de l’euro, on aurait dû avancer vers l’Europe politique sous peine de reculer, sont précisément celles où, dans les opinions publiques de plusieurs de ses différents pays, on a assisté à une montée de l’euroscepticisme, voire de l’europhobie. Ajoutons-y, comme il le ferait certainement, que, dans la dialectique des rapports entre les gouvernements et les institutions supranationales, les premiers (même ceux qui sont attachés à la survie de l’euro et du marché commun) ont tout fait pour réduire le rôle des secondes, et y sont arrivés, du moins pour la Commission. Ajoutons-y encore que l’écart entre la santé et la politique économique des différents États membres s’est creusé au lieu de se réduire (et cela indépendamment des nouveaux élargissements, l’opposition entre Nord et Sud apparaissant aussi importante que ceux-ci), et surtout, last but not least, que tous ces phénomènes sont directement liés à des facteurs plus généraux comme la mondialisation et l’immigration.

Le résultat est que la capacité de décision, la puissance et l’action de l’Europe sont sévèrement mises en cause par la multiplicité de ces niveaux (gouvernements, institutions européennes, opinions publiques et des situations économiques diverses et, au-dessus, les marchés qui semblent avoir le dernier mot).

Dans ces conditions, la puissance européenne semble retrouver sa nature virtuelle plutôt que réelle. C’est seulement si, devant l’évidence de l’impuissance et le risque de la catastrophe, il se produit un sursaut de solidarité à la fois politique, sociale et européenne, surmontant à la fois les égoïsmes particularistes et le pouvoir absolu des marchés, que l’Europe a des chances de retrouver le sens de sa vocation et de sa puissance.


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