LIBAN :
LE RISQUE D’UN COUP D’ETAT !

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Richard Labévière (*)

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Le Liban est secoué par une crise socio-économique doublée d’une vive condamnation populaire à l’égard des milieux politiques. Les américains y sont à la manœuvre. Les nuages s’accumulent dans un climat déjà orageux, et les propos de certains militaires épaississent encore l’atmosphère. Les conditions propices à un coup d’État sont réunies.

Incendies et nouvelles taxes.


A la mi-octobre, plus d’une centaine d’incendies ont ravagé forêts et de cultures, ainsi que plusieurs zones d’habitation dans le massif d’Iqlim al-Kharroub (le Chouf), et au sud de Beyrouth, dans la région de Damour. Le feu, qui a fait plusieurs victimes, s’est approché dangereusement de l’Université Rafic Hariri et de l’école du Carmel Saint-Joseph, qui ont dû être évacuées. Les quelques hélicoptères équipés de réservoirs anti-feu sont restés cloués au sol, faute de maintenance. Les fonds publics destinés à l’entretien de ce dispositif, pourtant régulièrement versés, ont disparu sans laisser de traces. Résultat : une colère populaire.
 
Ajouté à la crise des ordures non ramassées depuis plusieurs années, aux coupures régulières et croissantes d’électricité, à l’augmentation des coûts de la santé et de l’éducation, un nouveau scandale a exacerbé les tensions : la disparition des allocations de la Banque de l’Habitat, destinées à favoriser l’accès à la propriété des foyers les plus défavorisés.

Dans ce contexte, le ministère des Télécommunications annonce la création d’une nouvelle taxe ciblant les utilisateurs de téléphonie gratuite du type « WhatsApp ». Brillante idée : sachant que la population libanaise compte environ 4,5 millions d’habitants pour une diaspora qui en dénombre plus de 15 millions et que les Libanais passent leur temps accrochés à leur téléphone, cette décision a, bien évidemment, mis le feu aux poudres !

Cet empilement de difficultés sociales quotidiennes et de ressentiments exacerbés s’est traduit à partir du 17 octobre par une spectaculaire mobilisation populaire dans les rues de Beyrouth. Les manifestants – des jeunes de toutes confessions, beaucoup de femmes des quartiers populaires, mais aussi des membres des classes moyennes de tous âges – se sont installés sous des tentes à proximité du Sérail et du Parlement, dénonçant la corruption de l’ensemble de la classe politique, appelant à un « changement radical de système » et à la fin du clivage confessionnel, les noms des grands profiteurs étant publiquement conspués.

Au-delà de cette première phase d’une « mobilisation affective/réactive existentielle », mouvement social classique similaire à ce qui s’est passé au Chili, en Haïti, en Irak, en Indonésie et ailleurs, les jours qui ont suivi ont vu une transformation du mécontentement en une deuxième séquence plus « politique » : démission du Premier ministre Rafic Hariri et dissolution du gouvernement. A partir de là, le mouvement s’est concentré sur le mandat du président Aoun et sur son alliance avec le Hezbollah. On a voulu lui faire porter la responsabilité de plus de trente ans de corruption et de gestion d’une économie de rente « dollarisée » sous tutelle de Washington.

Le président Michel Aoun devrait nommer un nouveau gouvernement. Ce ne sera pas pour demain !
Crédit photo : Ministère libanais de l’Information

Dans ce contexte, quatre évolutions retiennent l’attention. 1) Il y a six mois les pays européens critiquaient Donald Trump pour avoir déchiré un accord sur le nucléaire iranien jugé conforme à la sécurité du Vieux continent. Aujourd’hui, les mêmes accusent Téhéran de ne plus respecter ce même accord. C’est un comble !  2) En Irak, la lecture des manifestations populaires est essentiellement qualifiée de révolte contre le « pouvoir allié de Téhéran », voire comme un mouvement anti-iranien.  3) La presse libanaise du « 14 mars » (anti-gouvernementale, dont le quotidien francophone L’Orient-le-Jour) accuse essentiellement le Hezbollah chi’ite, qualifié de « relais de Téhéran », d’être à l’origine de la crise actuelle.  4) Washington se réjouit publiquement des manifestations se multipliant en Iran pour protester contre la cherté de la vie, consécutive à la prorogation des sanctions économiques.

Les « aides » américaines


Si la compréhension des révoltes libanaises ne peut se réduire à la seule manipulation américaine, de nombreux observateurs témoignent avoir identifié, au cœur des rassemblements, des distributions massives de parapluies, drapeaux et tracts aux couleurs du Pays du Cèdre, ainsi que des camions diffuseurs de Wifi au service des protestataires, reproduisant ainsi les vieilles méthodes des « ONGs », en première ligne durant les anciennes « révolutions de couleurs » soutenues par l’Occident (la révolution des Roses en Géorgie en 2003, la révolution orange en Ukraine en 2004, la révolution des Tulipes au Kirghizistan, la révolution en jean en Biélorussie – le livre de Gene Sharp « De la Dictature à la Démocratie » , véritable manuel de ces révolutions de couleurs, a beaucoup circulé au Liban).

Des représentants de l’ambassade des Etats-Unis ont été formellement identifiés au sein de ces dispositifs, de même qu’auprès des « envoyés spéciaux » des chaînes de télévision du « 14 mars » (droite et extrême-droite) – MTVLBC et Al-Jadid – favorables au renversement du gouvernement actuel. Vieille histoire…

Le 8 juin 2010, devant une commission du Sénat, Daniel Benjamin, coordinateur de la lutte anti-terroriste, et Jeffrey D. Feltman, alors assistant de la Secrétaire d’État américaine, responsable des affaires du Proche-Orient, concluaient ainsi leur intervention : « les Etats-Unis continuent à prendre très au sérieux les menaces que le Hezbollah fait peser sur les Etats-Unis, le Liban, Israël et l’ensemble de la région. Nous avons déployé de grands efforts diplomatiques et une aide matérielle pour réduire cette menace… ».

Et de détailler l’aide directe apportée par les Etats-Unis aux organisations libanaises qui luttent contre le Hezbollah : « les Etats-Unis fournissent une assistance et un appui à tous ceux qui, au Liban, travaillent pour créer des alternatives à l’extrémisme et réduire l’influence du Hezbollah auprès de la jeunesse. (…) A travers l’USAID et la Middle East Partnership Initiative (MEPI), nous avons contribué depuis 2006 à hauteur de plus de 500 millions de dollars à cet effort. Cette assistance substantielle représente l’une des facettes de notre soutien inaltérable au peuple libanais et à l’instauration d’un Liban fort, souverain, stable et démocratique. Depuis 2006, notre aide totale au Liban a dépassé le milliard de dollars. Si nous laissions tomber les millions de Libanais qui veulent un État représentant les aspirations de tous les Libanais, nous créerions les conditions par lesquelles le Hezbollah pourrait remplir le vide et devenir encore plus fort ».


Jeffrey Feltman remet le couvert

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Jeffrey Feltman
Crédit photo : ONU

Le 19 novembre dernier, Jeffrey Feltman – qui fut ambassadeur des Etats-Unis au Liban du 20 août 2004 au 1er août 2008 – intervient devant la Brookings Institution. Il confirme l’aide apportée à l’armée libanaise et la constitution d’un front anti-Hezbollah. Morceaux choisis cités longuement, puisque tellement édifiants en termes d’ingérence :

« Les résultats des manifestations pourraient affecter les intérêts américains de manière positive ou négative. Le Liban, un pays minuscule, affecte les intérêts américains de manière considérable. Le plus évident est la projection par l’Iran de son rôle régional pervers dans le cadre d’une de ses plus grandes réussites : l’organisation terroriste du Hezbollah avec ses capacités avancées pour menacer Israël et d’autres alliés des États-Unis (…) La stabilité générale du Liban est dans notre intérêt ».

Plus loin Jeffrey Feltman confirme les efforts américains pour gagner l’armée libanaise : « pendant des années, les États-Unis ont tenté d’inciter les Libanais à se rendre compte que le Hezbollah et ses roquettes constituaient un danger de guerre avec Israël plutôt que de fournir une protection contre Israël…Les manifestations en cours sapent de manière heureuse le partenariat entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre (CPL) du président Aoun et de son gendre, le ministre des Affaires étrangères Gibran Bassil… Nous devons penser à plus long terme. En général, les officiers des forces armées libanaises, qui protègent leur indépendance, savent à quel point les capacités et le professionnalisme de l’armée se sont améliorés grâce à une formation et à un équipement moderne fourni par les États-Unis ».

Sur le plan économique, Jeffrey Feltman engage les autorités libanaises à une poursuite de la privatisation, à une meilleure intégration de l’économie du pays dans les mécanismes internationaux de l’ultra-libéralisme. Il estime que la fin de l’année 2019 « constitue un tournant pour le Liban » dont « les Etats-Unis peuvent influencer le résultat ». Il ajoute : « avec les manifestants appelant à un gouvernement technocratique plutôt que politique, nos messages publics peuvent mettre en exergue l’attente d’un nouveau gouvernement libanais ».

Ultime avertissement : « avec les bonnes personnes et les bonnes politiques en place, un nouveau gouvernement libanais pourrait enfin mettre en œuvre les réformes susceptibles de déclencher la libération d’un programme d’assistance reformulé de 11 milliards de dollars, annoncé lors d’une conférence internationale à Paris en 2018… La poursuite du copinage, de la corruption et de la complicité avec le Hezbollah mènera toujours vers le bas, tandis que la réforme, la responsabilité, la transparence et le recours aux institutions nationales, sans le Hezbollah, peuvent attirer le soutien nécessaire pour mener à un meilleur avenir, avec l’aide des États-Unis et d’autres ». Fin de citation, sans commentaire.

Coup d’État virtuel

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Lors de  la 15ème édition de la Conférence sur la sécurité – organisée par l’IISS (International Institute for Strategic Studies de Londres), le 23 novembre à Manama – le général Maroun Hitti (ancien responsable de la logistique de l’armée libanaise, actuellement conseiller militaire de l’ex-Premier ministre Saad Hariri), a expliqué que l’armée libanaise s’organise depuis plus de six mois dans la perspective d’un affrontement direct avec le Hezbollah.

Durant la même réunion, la ministre française des Armées Florence Parly s’est doublement inquiétée d’un « désengagement progressif et délibéré des Etats-Unis au Moyen-Orient » et d’une relative faiblesse de l’administration Trump face à l’Iran. « Quand l’attaque de navires est restée sans réponse, le drone a été abattu. Lorsque cela est resté à son tour sans réponse, d’importantes installations pétrolières ont été bombardées. Où est-ce que cela s’arrête ? Où sont les stabilisateurs ? », s’est-elle interrogée. Elle s’est faite vertement recadrée par le général Kenneth McKenzie, chef du commandement central américain : « je ne suis pas d’accord avec cette théorie de l’abandon ou de la fuite ». Selon lui, la région « n’est probablement pas la plus grande priorité mondiale » mais elle « reste très importante pour les Etats-Unis ».

Les Etats-Unis comptent toujours quelque 60.000 soldats dans la région, y compris à Bahreïn, siège de la Vème Flotte. La base américaine d’Al-Oudeid au Qatar est la plus grande du Moyen-Orient. S’exprimant lui aussi à la conférence de Manama, le ministre des Affaires étrangères d’Arabie saoudite, Adel al-Jubeir, a estimé, pour sa part, que les Etats-Unis restaient « un allié très fiable ».

Le camp du « 8 mars » (gouvernemental) et plusieurs ONGs indépendantes ont dénoncé l’« ingérence française », organisant une manifestation devant l’ambassade de France pour réclamer la libération immédiate de Georges Ibrahim Abdallah, militant libanais pro-palestinien ayant purgé une longue peine de prison en France, mais toujours maintenu en détention à la demande des autorités américaines et israéliennes. Même l’ancien patron de la DST, Yves Bonnet,  s’est prononcé pour sa libération : c’est dire ! La presse favorable au « 8 mars » a largement relayé l’accusation d’un plan fomenté par Washington et Paris afin d’appuyer la « révolution » du « 14 mars » pour la formation d’un nouveau « gouvernement de technocrates », visant principalement à exclure tous ministres politiques, dont prioritairement ceux du Hezbollah.

L’avenir de tous les dangers

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Le chef de l’armée,
le général Joseph Aoun,
s’efforcera de rétablir
l’ordre et la circulation.
Crédit photo : Armée libanaise

Malgré les dernières journées de protestation, qui ont vu encore une importante mobilisation et des blocages ponctuels de routes, il semble que le mouvement s’estompe. A voir… Par ailleurs, le général Joseph Aoun,  le chef de l’armée, qui jusqu’à maintenant avait « laissé faire la rue », essuyant des critiques appuyées de la présidence de la République, a dû sortir de son silence pour dire clairement qu’il s’efforcerait de « rétablir l’ordre et la circulation ». Ce dernier est accusé d’être un pion de Washington, qui lui aurait promis un « futur destin national », voire la présidence de la République.

Au Liban, le blocage des routes reste une affaire très « traumatique », puisque c’est par ce moyen que les différentes milices armées avaient fait basculer le pays dans une guerre civile qui a duré quinze longues années. A l’évidence, les Libanais n’ont pas envie de revivre ces moments et la dernière intervention du président Michel Aoun semble avoir calmé le jeu. Cela dit, la formation d’un nouveau gouvernement prendra du temps, d’autant que Saad Hariri, l’éternel premier ministre démissionnaire (qui ne démissionne jamais), a répété « qu’il reviendrait sur son grand cheval blanc », alors que dans le même temps, il pousse ses partisans à couper les routes…

Comme l’affirme avec force, depuis des années, l’historien Georges Corm,  qui a été ministre intègre de l’Économie, les réponses à la crise actuelle ne peuvent se contenter de « replâtrages politiques de surface » . Elles appellent une « vraie rupture avec l’actuel système confessionnel », responsable de toutes les corruptions, et la mise sur pied rapide « d’une véritable économie de production ». Cette rupture doit impérativement passer par un « changement institutionnel profond », qui permettrait de changer la loi électorale afin de pouvoir désigner députés et président de la République au suffrage universel.

La route est longue ! « Dans l’immédiat, il n’y aura pas de gouvernement, cette situation confuse et dangereuse pouvant s’éterniser durant plusieurs mois », explique un diplomate européen en poste à Beyrouth.  « Les gens vont continuer à subir toutes les difficultés de la vie quotidienne, tandis que les pressions financières américaines vont redoubler. A l’heure d’aujourd’hui, on ne peut quasiment plus retirer d’argent dans la plupart des banques du pays. Extrêmement volatile, la situation intérieure libanaise va perdurer dans une confusion extrême, tandis que les pressions américaines et européennes vont s’accentuer sur l’Iran. Maintenant, nous entrons dans l’avenir de tous les dangers, y compris les plus irréversibles ».

A suivre comme le lait sur le feu… puisque les partisans d’un coup d’État au Liban n’hésitent plus, désormais, à s’afficher sans complexe et à visage découvert, revendiquant le soutien des Etats-Unis et des pays européens, dont la France… Quelle tristesse !

****************************(*) Richard Labévière

Il a été rédacteur en chef à la Télévision Suisse Romande (TSR) et à Radio France International(RFI). Rédacteur en chef bénévole de « Défense », la revue de l’Union-IHEDN (Institut des hautes études de défense) de 2003 à 2011, il exerce depuis 2010 comme consultant en relations internationales et en question de défense et sécurité. Depuis 2012 Vice-Président d’espritcors@ire et membre de la rédaction d’ESPRITSURCOUF Rubrique «Géopolitique» Il écrit dans le mensuel Afrique-Asie . Il est officier de réserve opérationnelle de la Marine nationale.
Prochain ouvrage à paraitre en janvier 2020 aux éditions Temporis : «RECONQUERI PAR LA MER, La France face à la nouvelle géopolitique des océans».

Richard Labévière est rédacteur en chef du site Proche & Moyen-Orient répertorié dans la rubrique Revues et Lettres de la “Communauté Géopolitique” d’ESPRITSURCOUF.fr

Prochain numéro d’ESPRITSURCOUF,
le 127 paraitra le lundi 16 décembre

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