Politiques environnementales
Entre déterminisme et déficit de méthode
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Lucas Verhelst (*)
Président de l’i3 (Institut international d’impédimentologie)
(2ème partie)
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L’auteur parachève ici son analyse présentée dans le numéro 245 des politiques environnementales en identifiant notamment leurs failles et lacunes.
Ainsi, tout observateur ayant suivi de près ou de loin l’actualité des transitions durant la période 2005-2025, a dû être sujet à de véritables ascenseurs émotionnels. Tantôt l’euphorie, l’engouement, du fait du foisonnement de solutions pertinentes répondant a priori à la nécessité de changer de comportements en vue de répondre à l’urgence écologique ; tantôt le désenchantement, la désillusion, l’abattement, du fait de la quantité d’obstacles insurmontables auxquels ces mêmes solutions se trouvent confrontées.
Une manière de secouer cet abattement des transitionneurs face à l’énormité de la tâche collective à laquelle nous faisons face, ainsi que vis-à-vis des obstacles s’opposant à l’accomplissement de cette même tâche, consiste souvent à dénoncer avec vigueur ce que l’on juge comme étant l’obstacle n°1 (qui serait causateur de tous les autres), la racine du mal, qu’il impliquerait au préalable d’extirper de nos structures sociétales. Ainsi, certains évoquent la nécessité de faire sauter le dogme de la croissance ; d’autres dénoncent méticuleusement les dysfonctionnements de nos institutions, ou la surcharge normative qui en découle ; pour d’autres encore, c’est le capitalisme et l’ultralibéralisme qui sont la cause de tous nos maux ; pour d’autres enfin, c’est notre striatum qui est à l’origine de nos maux sociétaux.
L’ennui avec cette approche déterministe des obstacles à notre développement humain, c’est que leurs instigateurs ont raison, chacun de leur côté, sur 1% du problème, mais qu’ils oublient 99% du reste du problème. Or, dans la mesure où l’humanité se doit de relever un défi quasi impossible (celui de déconstruire en quelques décennies les modèles sociétaux que nous avons eu de la peine à construire en dix millénaires, et ce, sans qu’il y ait trop de heurts), cela a-t-il un intérêt de nous concentrer sur une facette du problème, en refusant de regarder les 99 autres facettes du casse-tête transitionnel que nous devons résoudre, qui plus est dans un temps record ?
La réponse indiquée semble être non. Il y a donc un déficit holistique dans la formulation du problème auquel nous sommes toutes et tous confronté.e.s.
Il y a ensuite un problème de méthode, car parmi les rares penseurs de la transition qui ne tombent pas dans l’écueil que nous venons d’énoncer et qui admettent que des phénomènes de résistances au changement divers grèvent passablement leurs propositions de transition, peu cependant concentrent une partie significative de leurs efforts au traitement circonstancié de ces mêmes obstacles.
La posture de ces transitionneurs – certes plus réalistes que les premiers – ressemble alors souvent à une bataille désespérée. Continuer à se battre en sachant d’avance que l’on va perdre le combat, parce que le temps et l’homéostasie du système jouent en notre défaveur. Continuer à promouvoir des transitions sociétales alors que l’on sait que des effondrements dramatiques se profilent à l’horizon… C’est sublime, mais c’est voué à l’échec.
Naissance d’une notion
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Il n’y a pas de fatalité.
Les sociétés humaines sont capables de réaliser de grandes choses, d’opérer des bifurcations majeures. Elles l’ont prouvé maintes fois par le passé. À de multiples reprises, elles sont parvenues à insuffler une soif de transformation telle qu’une masse critique d’aspirants au changement a été atteinte, suffisamment forte pour infléchir le statu quo et le conservatisme ambiants.
Ça a par exemple été le cas lorsqu’au Néolithique, nous sommes passés du statut de chasseur-cueilleur à celui d’agriculteur-éleveur. Changement énorme, radical, de fonctionnement social. Ça a ensuite été le cas lorsqu’entre 1789 et 1870, une transition politique a été menée, permettant de passer, en France, puis, plus tard, dans de nombreux autres pays, d’un régime monarchique à un régime républicain ; ou, à la même période, lorsque nous sommes peu à peu passés de la traction animale à la traction motrice…
Ces transitions sociétales ont toujours existé. La difficulté qui est la nôtre aujourd’hui réside dans le facteur temps. Nous n’avons plus le temps. Nous n’avons plus le temps de changer radicalement nos comportements à grande échelle avant que le système Terre ne s’emballe tout-à-fait.
Le temps, terme inamovible de l’équation anthropocénique
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Or, notre capacité à gagner du temps avant la survenue d’évènements dramatiques occasionnés par le franchissement des limites planétaires et le passage irréversible des fameux tippings points est limitée. Les tippings points sont des points de bascule, des seuils qui, lorsqu’ils sont franchis, entraînent de grands changements, souvent irréversibles (d’où la notion de point de non-retour), qui modifient qualitativement l’état ou l’évolution d’un système. Pour ce qui relève du fonctionnement du système Terre, on en dénombre une quinzaine, dont notamment le dégel du permafrost, le dépérissement de la forêt amazonienne, l’effondrement de la calotte glaciaire de l’Antarctique oriental ou encore la disparition des récifs coralliens des basses latitudes. Le recours à la géoingénierie, nous le savons, pourra dans le meilleur des cas nous faire gagner quelques années, avant la survenue d’effondrements du vivant jamais vécus dans l’histoire de l’humanité. Ainsi, la seule manière de parvenir à opérer des transformations sociétales majeures dans le temps imparti est alors de nous doter d’une méthode.
S’agit-il d’une méthode consistant à opérer les transitions sociétales désirées ? Pas à proprement parler. Car ces outils conceptuels existent déjà, et nous les avons, de manière non exhaustive, rapidement survolé. Au-delà de la définition et de la proposition de transitions et des nombreux concepts qui s’y rattachent, des chercheurs s’intéressant à celles-ci en tant que processus sociétaux nous ont laissé de nombreux essais sur le sujet. Citons notamment les travaux de Paul-Marie Boulanger, Frank Geels, Johan Schot, Jan Rotmans et René Kemp.
Par méthode, nous entendons plus spécifiquement : méthode de traitement des obstacles grevant les processus transitionnels. C’est de ce désir de méthode qu’est née l’impédimentologie.
L’impédimentologie, un nouveau champ de recherche transdisciplinaire
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Entre juin février 2023 et février 2024, dix-neuf experts des transitions ont inventorié ce qu’ils pensaient être des obstacles au changement, débattu quant à leur implication réelle dans les phénomènes d’inertie sociétale, et imaginé un panel d’outils pratiques susceptibles d’amorcer des changements de comportement. Un livre est né de ces réflexions, le Manuel d’un monde en transition(s), et un champ disciplinaire nouveau : l’impédimentologie, dont le but est d’étudier les obstacles aux changements sociétaux, en particulier ceux s’appliquant au passage de l’ère de l’Anthropocène à une ère du respect des limites planétaires, et des divers moyens de les appréhender. 101 obstacles ont ainsi été recensés, et autant de pistes d’actions. Ainsi, la méthode impédimentologique consiste, non pas en une recette prête-à-l’emploi, mais en un faisceau d’actions ciblées et orchestrées dans le but d’infléchir les comportements humains responsables de l’Anthropocène.
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Un panel d’outils théorico-pratiques sont proposés dans ce Manuel, à l’attention, non seulement des spécialistes actifs dans le domaine des transitions, mais également à l’attention des populations civiles, dont la mobilisation doit être massive en vue d’obtenir des changements significatifs.
L’avenir dira si la fondation d’une pensée de l’obstacle appliquée aux transitions aura été utile à celles-ci ou si elle constituera un énième vœu pieux. Pour l’heure faut-il voir dans cette initiative une démarche ayant du sens, à une époque qui paraît cruellement en manquer.
Lucas Verhelst, Président de l’i3 et directeur d’ouvrage du Manuel d’un monde en transiton(s) Architecte-urbaniste, Lucas Verhelst a travaillé́ pendant plus de dix ans dans le domaine de l’aménagement du territoire, notamment pour le compte de bureaux d’architecture, d’urbanisme et de développement immobilier. Il dirige des projets pilotes à l’échelle de quartiers en France et en Suisse romande. Convaincu de la nécessité d’engager une transition profonde dans le fonctionnement de nos sociétés et de renouveler nos pratiques quant à nos manières d’utiliser le sol, il cofonde en 2022 le Laboratoire de l’utilisation du sol, de l’espace et de l’aménagement (LUSEA) et réunit un comité́ d’experts issus de plusieurs pays. À travers la direction de ce think tank, la mission qu’il s’est assignée consiste à imaginer les territoires de demain, dans une démarche nécessairement complexe mais au demeurant accessible à toutes et à tous, et opérant un rebouclage entre théorie et actions de terrain. |
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