Inde,
Les habits neufs de la realpolitik
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Tom Dash (*)
Ḗtudiant en Sciences Politiques
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Bien avant la fin du British Raj et son indépendance en 1947, l’Inde était l’objet de tensions géopolitiques d’ampleur. De l’Himalaya à l’océan indien, les données du jeu stratégique du sous-continent n’ont jamais cessé d’évoluer. L’auteur nous en brosse ici un tableau.
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L’Inde, sur ses frontières himalayennes, vit sous la double menace de ses voisins, le Pakistan et la Chine. Les trois pays se disputent le contrôle des plateaux himalayens, parfois perchés à 5000 mètres d’altitude. Les tensions frontalières nées après la partition résultent tant d’une interprétation divergente de l’Histoire et des frontières tracées par les Britanniques que de considérations stratégiques. Ces régions abruptes assurent à l’Etat qui les détient leurs ressources hydriques et minérales, tout en permettant la surveillance de nombreux secteurs pouvant être exploités comme couloirs d’invasion.
Depuis la défaite indienne face à la Chine en 1962, des incidents prennent le plus souvent la forme d’escarmouches entre l’Armée Populaire de Libération chinoise (APL) et les troupes de montagnes indiennes le long de la Line of Actual Control (LAC) qui n’est pas une frontière internationale. Les incidents de la vallée de Galwan en 2020 et de la passe de Tawang fin 2022, mais aussi des avancées chinoises au-delà de la LAC, comme la construction d’infrastructures routières ou d’avant-postes dans des zones contestées à proximité du Tibet, conduisent à des pics de tension. Depuis 2020, la Chine a gagné 1 000km² au Ladakh que l’Inde, 5eme puissance militaire mondiale, a été incapable de reprendre. On estime que les deux protagonistes stationnent chacun de part et d’autre de la ligne entre 40 000 et 50 000 hommes avec chars et pièces d’artillerie.
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Pression chinoise
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Au sud, dans l’océan Indien et en mer d’Arabie, la Chine étend son influence. Il y a d’abord son projet des Nouvelles routes de la soie, avec ses infrastructures portuaires civiles et militaires comme le « collier de perles » de Hainan à Djibouti en passant par le Sri Lanka. Il y a ensuite l’approfondissement de ses liens diplomatiques avec des Etats susceptibles de lui ouvrir accès à des infrastructures militaires hors de ses frontières, comme à Ream au Cambodge et à Gwadar au Pakistan.
L’Inde, qui se montre de plus en plus désireuse d’éviter un « scénario mer de Chine » comprenant des zones d’interdiction, se rapproche du Quad et de ses membres, en particulier du Japon à la suite d’une rencontre « 2+2 » des ministres des affaires étrangères et de la défense des deux Etats en avril 2022.
Si, dans un premier temps, l’Inde avait montré des réticences vis-à-vis du Quad, ce format occidental qui comprend les Etats-Unis, l’Australie, le Japon et naturellement l’Inde, Delhi fait aujourd’hui montre d’un intérêt croissant pour cet accord dont les membres partagent ses inquiétudes à l’égard de la Chine. Néanmoins, en dépit de la volonté de Washington de voir « la plus grande démocratie du monde » à ses côtés pour faire contrepoids à la République Populaire de Chine, le gouvernement indien est encore loin de manifester un quelconque attrait pour une alliance militaire formelle.
La donne stratégique régionale contraint aujourd’hui Delhi à constamment accroître ses capacités militaires ; ce qu’elle fait depuis 2008 pour atteindre, en 2023, un budget de défense de 54,2 milliards de dollar. L’Inde cherche également à diversifier l’origine de ses matériels. L’armée indienne est en effet largement dépendante de la Russie pour ses partenariats en matière d’armements, si bien qu’avant 2014 son arsenal était à 80% d’origine russe (contre environ 50% aujourd’hui). Pour réduire cette dépendance, l’Inde se tourne donc vers d’autres partenaires, comme la France, mais aussi Israël et les Emirats Arabes Unis. De surcroît, face à un environnement fortement nucléarisé, elle maintient une dissuasion à trois vecteurs, avec un nouvel IRBM Agni IV, un SNLE de classe Arihant, et le Rafale de Dassault, en service depuis 2020 dans le cadre de son programme d’acquisition de 114 avions de combat multi rôle supplémentaires.
En sus des grandes manifestations diplomatiques, une illustration forte de la diversification et de la quête d’indépendance indienne en matière de défense se trouve dans ses propres programmes de développement de sous-marins. Ceux de la classe Scorpène sont réalisés avec le groupe français Naval Group, et la mise à niveau de deux SNA de classe Shishumar a été mené en partenariat avec l’Allemand ThyssenKrupp Marine Systems aux chantiers navals de Visakhapatnam, quartier général du théâtre oriental de la marine indienne. Enfin, le nouveau porte-avion de l’Indian Navy, l’INS Vikrant, qui sera pleinement opérationnel avant la fin de l’année, est le premier porte-avion purement indien. Cependant, le Vikrant (45 000 tonnes, décollage sans catapultes) peine à rivaliser avec les trois porte-avions de la marine chinoise déjà en service, chacun entre 75 000 et 85 000 tonnes, et dont le dernier en service depuis 2022 est équipé de catapultes électromagnétiques.
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Un réalisme assumé
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De nombreux observateurs considèrent le comportement indien sur la scène internationale comme opportuniste, certains qualifiant même cette attitude de « double jeu ». Néanmoins, le positionnement indien pourrait tout aussi bien apparaître comme une réminiscence historique du non-alignement, dont ce pays fut le porte-étendard au cours de la guerre froide, voire d’une realpolitik et d’une quête d’indépendance nationale pratiquées par de nombreux Etats.
Héraut du non-alignement sous Nehru (1947-1964), l’Inde était déjà soumise à de fortes contraintes stratégiques au lendemain de son indépendance. C’est ainsi que le rapprochement des Etats-Unis et de la Chine, qui a culminé en 1972 avec la rencontre entre Mao-Tsé-Toung et Richard Nixon, arrangée par le chantre de la realpolitik Henry Kissinger, a entraîné presque mécaniquement celui de l’Inde avec l’Union soviétique, source de multiples partenariats en matière de défense et d’armement, comme la production de MiG et de Sukhoï sous licence par la Hindustan Aeronautics Ltd (HAL) depuis 1966.
Ainsi, la stratégie indienne vise-t-elle de façon non dissimulée à favoriser ses intérêts. Cela passe, d’une part, par un refus des alliances militaires formelles et, d’autre part, par une participation active de la diplomatie indienne à un nombre important de formats de discussion ainsi qu’à des programmes de défense bilatéraux et multilatéraux. Rien que pour l’année 2023, l’Inde a assumé la présidence du G20 et de l’Organisation de Coopération de Shanghai à dominante sino-russe marquée.
India First
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Le Premier ministre indien s’est rendu à Washington le 22 juin, où il a été reçu pour un dîner d’Etat par le Président des Etats-Unis. Cette rencontre a fait suite à deux événements. Le premier, le sommet annuel du « Shangri-La Dialogue » organisé à Singapour, où se rencontrent chefs d’Etat, ministres des Affaires étrangères, diplomates, militaires et leaders de l’ensemble des Etats d’Asie-Pacifique mais aussi des puissances occidentales exerçant une présence dans la région, dont la France représentée par l’Amiral Pierre Vandier. Le second est la visite préparatoire en Inde de Jake Sullivan, conseiller américain à la sécurité nationale.
Cette rencontre à haut niveau suscite manifestement des espoirs du côté des Etats-Unis, en pleine offensive diplomatique, qui souhaitent que Delhi s’engage plus activement face à la Chine et approfondisse ses relations avec eux. Mais cette rencontre risque d’amener moins de fruits qu’espéré, notamment en matière de développement conjoint de systèmes d’armes, alors que l’Inde conduit dans ce domaine un plan Made in India et Atmarnirbhar Bharat c’est-à-dire « Inde autonome ». De surcroît, l’idéologie nationaliste de l’Hindutva écorne l’image d’une Inde « plus grande démocratie du monde », alors que le président Biden avait déclaré au début de son mandat vouloir une diplomatie reposant sur « les alliés et les valeurs ».
Les élections à venir en 2024 devraient sans surprise reconduire Narendra Modi, Premier ministre depuis 2014, et donner une nouvelle majorité à son parti nationaliste-hindou, le BJP. Si l’Inde devrait devenir la troisième puissance économique mondiale à la fin de la décennie, Milan Vaishnav souligne dans Foreign Affairs la natalité inférieure au taux de remplacement, la désindustrialisation prémature, ou encore la place du secteur informel dans l’économie indienne.
Dès lors, le contexte géopolitique actuel, qu’il s’agisse de la guerre en Ukraine que Delhi s’est refusée à condamner, des tensions sino-américaines ou encore des risques sino-pakistanais de long terme, pousse et poussera l’Inde à adapter ses politiques tout en conservant une ligne maximisant les intérêts indiens.
(*) Tom Dash, journaliste stagiaire chez Espritsurcouf, est étudiant en relations internationales à l’ILERI Paris (Institut Libre d’Etudes des Relations Internationales et des Sciences politiques). Ses points d’intérêt sont fixés sur les questions stratégiques, politiques et économiques en Asie du Nord-est (essentiellement la Chine et son environnement stratégique). Il étudie également l’espace post-soviétique (évolutions politiques, questions sécuritaires et énergétiques). |
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