ILS VENAIENT
DES COLONIES !

Pascal Blanchard (*)
Historien

Dans notre précédente publication (voir le n° 134), Pascal Blanchard, très concerné par la commémoration des massacres de 1940, a commencé à nous raconter l’histoire des troupes coloniales. En voici la deuxième partie, la première s’arrêtait à la fin de la première guerre mondiale.

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Tout au long de l’entre-deux-guerres, des troupes originaires des colonies, essentiellement du Maghreb,  vont stationner en France, constituant une ligne Maginot humaine face à l’Allemagne. Une Allemagne qui, depuis 1933 et l’arrivée des nazis au pouvoir, se réarme. En 1939, l’armée d’Afrique répond de nouveau à la mobilisation. Elle dispose de sept divisions d’infanterie nord-africaines, d’une division marocaine, de quatre divisions d’infanterie d’Afrique et de trois brigades de spahis. Les tirailleurs sénégalais comptent, eux, dix-neuf régiments dont six en métropole. De septembre 1939 à mars 1940, on achemine également en métropole plus de trente-huit mille combattants, alors qu’en Afrique du Nord, vingt mille autres tirailleurs attendent d’embarquer.

Débâcle et massacres


Début 1940, tous ces hommes se morfondent dans la « drôle de guerre » et s’installent dans une attente sans fin. Sur le front de France, quelques semaines plus tard, l’État-major dispose de huit divisions d’infanterie coloniale (DIC) à la veille de l’offensive allemande.

À l’heure du choc, soixante-quatre mille Africains et près de quatorze mille Malgaches sont dans la zone de front. Ces troupes coloniales sont présentes sur tous les secteurs, notamment les tirailleurs sénégalais. Dans le cadre de ces affrontements, la Wehrmacht va commettre plusieurs massacres de prisonniers coloniaux, notamment le 27 mai 1940 à Paradis (Pas-de-Calais) ou à Wormhout (Nord) à l’encontre de prisonniers de l’Empire britannique, mais aussi contre les troupes coloniales françaises comme à Aubigny (80), Fouilloy (80) et Febvin-Palfart (62) entre le 24 et le 30 mai 1940. Ces exactions se poursuivent tout au long des jours suivants.

Le 17 juin 1940, le maréchal Pétain, nouveau chef du Gouvernement, annonce qu’« il faut cesser le combat ». La débâcle est totale. Rendus furieux par la résistance des « nègres », les Allemands accentuent les massacres contre les tirailleurs sénégalais dans plusieurs lieux en France, notamment à Chasselay près de Lyon le 20 juin 1940. Le 22 juin 1940 met définitivement fin aux combats et cette défaite de l’armée française annonce immédiatement une période de discrimination pour les prisonniers originaires des colonies, alors que les massacres se poursuivent pendant plusieurs jours encore, comme à La Machine (58), à Marclopt et Feurs (42), à Fleurieu-sur-Saône [69], à Guéreins et Grièges [01], et enfin à Laiz dans l’Ain le 26 juin 1940.

Les Allemands ne voulant pas de « prisonniers indigènes » sur le sol du IIIe Reich, ils décident de les rassembler dans des Frontstalags (camps de prisonniers) en zone occupée française. Quarante mille combattants ayant déjà été transportés en Allemagne, ils vont les faire revenir en France, à l’exception de trois mille Maghrébins. Les Frontstalags sont au nombre de vingt-deux en 1941, et, en avril 1942, on dénombre encore huit camps principaux comptant des Frontstalags secondaires et des Arbeitskommandos (commandos de travail).

La libération de la France… par les troupes coloniales


L’appel du général de Gaulle à poursuivre la guerre entraîne le ralliement à la France libre de plusieurs territoires coloniaux et de personnalités, à l’image du gouverneur du Tchad, Félix Éboué. Obéissant généralement à leurs chefs, des centaines de tirailleurs sénégalais les suivent. Ainsi, se forme au Congo le bataillon de marche n° 1 (BM 1), premier d’une série de seize bataillons de marche africains. Ces unités vont combattre en Érythrée, en Abyssinie, en Lybie (marqué par la prise de Koufra en mars 1941), en Syrie et, en octobre 1942, à El-Alamein. Le BM 2 de l’Oubangui-Chari s’est illustré à la bataille de Bir Hakeim de mai à juin 1942.

Dans cette brochure officielle, on n’oublie pas de bien placer le tirailleur sénégalais et le goumier marocains. Photo mindef

Après le débarquement des forces alliées en Afrique du Nord, en novembre1942, la mise sur pied d’une armée de la France combattante permet de mobiliser une force de près de sept-cent mille hommes et femmes dont cent vingt-sept mille soldats déjà sous les armes, avec une forte proportion d’Européens d’Afrique du Nord.

Après la campagne d’Italie et la libération de la Corse en septembre-octobre 1943, se mettent en place les forces qui, après le débarquement allié en Normandie du 6 juin 1944, débarqueront en Provence en août de la même année. Les combattants africains ont été rejoints par les « dissidents » antillais et guyanais regroupés dans le bataillon de marche des Antilles n° 1 (BMA 1). Deux-cents Réunionnais s’engagent également et les combattants du 21e groupe antillais de défense contre avions (GADCA), intégrés à la 1re division française libre (DFL), participent au débarquement de Provence, en août 1944.

Manque de reconnaissance


Comme en 1914-1918, les désillusions et l’humiliation des promesses non-tenues vont marquer les troupes coloniales qui, pour certaines et depuis 4 ans, avaient constituées le fer de lance de la France libre. A l’hiver 1944, sur ordre du général de Gaulle, la majorité des quinze mille tirailleurs sénégalais de la 9e DIC et de la 1re DMI sont « blanchis », selon les termes de l’époque, pour céder la place aux recrues FFI au sein de la 1re armée française.

Ce blanchiment associé aux problèmes de régularisation des soldes, dus aux démobilisations rapides des anciens prisonniers libérés des Frontstalags, mais aussi aux refus du système colonial de toutes ouvertures malgré le sang versé, vont créer des rancœurs et provoquer des révoltes dans les ports où sont regroupés les combattants « rapatriés » dans leurs territoires. Quelques jours après le retour de tirailleurs africains au Sénégal, une « mutinerie », selon les termes officiels de l’époque, éclate à Thiaroye, en décembre 1944, faisant de nombreux morts dans une « répression sanglante » (selon les termes du président de la République François Hollande le 30 novembre 2014), répression menée par l’armée française et des officiers paniqués face aux revendications des anciens combattants.

Le temps des décolonisations

La Seconde Guerre mondiale à peine terminée, révoltes et guerres d’indépendance remettent en cause l’Union française instaurée en 1946 et la France fait de nouveau appel aux troupes coloniales pour rétablir son autorité. En décembre 1946, le Front pour l’indépendance du Viêt-Nam déclenche les hostilités en Indochine.

Dès 1947, des troupes africaines renforcent le corps expéditionnaire francais d’Extrême-Orient. Avant de rejoindre l’Indochine, des tirailleurs ont été engagés en Algérie en mai 1945 à l’occasion de la répression sanglante (15.000 à 20.000 morts dans les populations civiles) dans le Constantinois, puis à Madagascar en 1947-1948. Les troupes coloniales vont être employées de manière continue pendant près de 15 ans dans tout l’empire et dans tous les conflits de décolonisation.

Tout au long des décennies qui suivront les décolonisations (1960-2005), la question des pensions et des retraites a été un fil conducteur de la mémoire impossible face à ce passé. En Indochine, ce problème est soldé immédiatement, au regard de la défaite. En Afrique subsaharienne la cristallisation des pensions, ajustement des pensions des combattants en fonction du pays où ils vivent, a créé une injustice sans fin… Au Maghreb, la situation est similaire.

Apaisement


Il aura fallu attendre que le cinéma s’empare d’un tel sujet, avec le film Indigènes de Rachid Bouchareb en 2005, pour que ces mémoires dépassent les cercles militaires, fassent évoluer la question des pensions et obligent les responsables politiques a enfin bougé. J’en ai personnellement le souvenir, car j’étais à ce moment-là aux côtés de Rachid Bouchareb. Et, sous la pression du film et de ses acteurs médiatiques, la présidence de la République (Jacques Chirac) a été obligé de revenir sur un demi-siècle de politique des pensions et d’injustices.

Tout n’a pas été réglé, mais un changement de politique s’est engagé. Il faut dire qu’alors beaucoup de combattants étaient déjà morts, du moins en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale. De fait, à partir du 1er janvier 2007, une nouvelle politique est mise en place sous la conduite du ministre délégué aux Anciens combattants de l’époque, Hamlaoui Mekachera (2007). Enfin, avec le « jugement Mechti » (2008), une normalisation des statuts s’impose progressivement, qui déclare désormais l’égalité des pensions entre tous les anciens combattants.

Aujourd’hui, l’histoire de ces combattants éclaire de manière déterminante le regard que la France porte sur son passé colonial. Les soldats coloniaux, et plus spécifiquement les Tirailleurs sénégalais, s’inscrivent dans la mémoire collective de la nation.

Publié le 06 avril 2020

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(*) Pascal BLANCHARD, historien, membre du Laboratoire Communication et Politique (CNRS), est spécialiste du « fait colonial », des immigrations et de l’histoire contemporaine, codirecteur du Groupe de recherche Achac (colonisation, immigration, postcolonialisme). Il a publié ou codirigé une soixantaine d’ouvrages, notamment  Décolonisations françaises. La chute de l’Empire, Paris, Editions de La Martinière, 2020. Auteur et réalisateur de nombreux films, il a réalisé plusieurs expositions dont,  en 2018, l’exposition Les troupes coloniales françaises dans les deux guerres mondiales.


Bonne lecture et rendez-vous le 20 avril 2020
avec le n°137 d’ESPRITSURCOUF
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