LES TURCS, L’ISLAM
ET LES LOUPS GRIS

Xavier Raufer (*)
Criminologue

Le comportement du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdogan, inquiète les occidentaux. On ne peut comprendre sa politique sans tenir compte de son idéologie, que l’auteur appelle la synthèse turco-islamique. Un des leviers pour réussir cette synthèse, et donc un des leviers du pouvoir, est la mouvance des Loups Gris. Une organisation et une histoire bien trop ignorées en France et en Europe.

Kémalistes ou Pantouraniens, les Turcs patriotes admirent l’immense empire ottoman, qui dura six siècles et s’étendait à son apogée (au XVIe siècle)  du cœur de l’Autriche au Golfe persique, de l’Algérie à l’Azerbaïdjan, de l’Ukraine au Yémen.

Cette mouvance patriotique-nationaliste turque a pour principe politique directeur la synthèse turco-islamique, ordre national-religieux à l’esprit plutôt proche du national-catholicisme du général Franco en Espagne ou du Docteur. Salazar au Portugal.

Un ordre, national donc,  à la conquérante volonté de puissance; à l’ambition géopolitique « tricontinentale », au carrefour Europe-Asie-Afrique, vouée à s’imposer à l’ordre mondial futur, quand celui-ci émergera. Une volonté de conquête qui n’est pas uniquement politique : ses ambitions sont grandes, aussi, dans le champ militaire, commercial, industriel, agricole, etc.
Un ordre religieux, inspirant toute l’action internationale de Recep Tayyip Erdogan : un jour peut-être, le retour du califat sunnite à Istanbul.

L’armée


Au service de cet idéal unificateur, l’outil majeur de la synthèse turco-islamique est la considérable armée turque, refondue. Arrivant au pouvoir en 2002, l’AKP, le parti d’origine de R.T. Erdogan, alors allié à la puissante confrérie religieuse de Fetullah Gülen, veut dompter l’armée, craignant un nouveau coup d’État laïc. En 2007 la « découverte » du providentiel complot Ergenekon (vallée d’Asie centrale, berceau mythique du peuple turc) attribue les crimes impunis de « l’Etat profond » (assassinats, disparitions, attentats-provocations, etc.) à un complot de chefs militaires, alors jetés par dizaines en prison. Comme entité politique, l’armée turque est décapitée.

Le pouvoir n’a pas lésiné sur les moyens pour faire croire au complot Ergenekon.
Photo DR

Mais quand explose l’alliance AKP-Gülenistes, Erdogan opère un incroyable renversement d’alliance vers l’armée, les nationalistes pantouraniens et les mafieux de cette mouvance, Erdogan « découvre » alors que les procès Ergenekon étaient truqués, et que les juges impliqués étaient des agents de Gülen. On libère donc ces hauts gradés détenus, qui récupèrent peu à peu des postes stratégiques.   

L’imposant portrait d’Ataturk
dans un meeting d’Erdogan. Photo DR

Signal clair et première historique, en février 2017 : Hulusi Akar, chef d’état-major de l’armée turque, prie à La Mecque avec R. T. Erdogan. Une armée islamique ? Non, car alors même qu’elle devient le « foyer du prophète », l’un de ses chefs les plus ardemment nationalistes, le colonel des forces spéciales Mustafa Levent Goktas, y joue un rôle toujours plus éminent. Et l’icône Kemal Ataturk, le chantre d’un Etat laïc, jadis délaissée par Erdogan, est désormais portée au pinacle. Un haut-fonctionnaire turc, amusé, observe ainsi que, dans les meetings de R. T. Erdogan, l’obligé portrait de Kemal Atatürk double de taille chaque année depuis 2017…

Dans le domaine politico-activiste, le parti AKP déclinant après la purge de ses (nombreux) éléments pro-Fetullah Gülen (éléments de la mouvance internationale des Frères musulmans), une autre force politique turque concourt au projet turco-islamique : le Parti de l’Action Nationale ( Milliyetçi Hareket Partisi, MHP enturc). Allié politique indocile mais utile au parlement, le MHP est parfois appelé la « roue de secours » de R. T. Erdogan. Ce MHP a deux originalités : une histoire singulière, mal connue en Europe ; et un massif et durable « cousinage » criminel, de par ses troupes de choc et mouvement de jeunesse, les Loups Gris (Bozkurtlar en turc)

L’histoire des Loups gris


La doctrine des Loups Gris provient surtout de l’œuvre de Hüseyin Nihal Atsiz, écrivain, poète, historien (1905-1975), père du nationalisme panturc moderne (le « Touranisme », rassemblant tous les Turcs en une seule patrie, conçu dans les années 1930-1940). Atsiz a notamment écrit un roman historique connu en Turquie, « La mort des loups gris ». Pour Atsiz, nation turque et race turque ne font qu’un. Fixées en Anatolie, les tribus jadis nomades de Turan-Altay fondent leur culture sur la trinité sang-race-guerre. Ainsi, un vrai Turc a pour idéal sa foi en la race turque, dans le touranisme et dans le militarisme. .

En 1965, le colonel « Alparslan Türkes » (1917-1997), turc chypriote, fonde le Parti de l’Action Nationale, doté en 1971 d’une filiale juvénile inspirée par Atziz, les « Foyers des Idéalistes », dits les Loups Gris. La religion sépare cependant le maître Atsiz de l’élève Türkes : Séduit par le shamanisme touranien originel, Atsiz est hostile à l’islam, religion arabe». Plus politique, Türkes prône la synthèse turco-islamique, fusion de l’islam ottoman et du touranisme : « le Coran est notre guide, le Touran notre but ». Vers 1973, les deux hommes rompent ; Türkes boude même les obsèques de son mentor, en 1975.

Les doigts repliés pour former une tête de loup,
c’est le signe de reconnaissance des « idéalistes »
Photo DR

A l’époque, la Turquie sombre dans une quasi-guerre civile ; des grou­pes turcs et kurdes type Brigades rouges terrorisent le pays. Or, durant la Guerre froide, les pays menacés de l’Otan (en première ligne, la Turquie ; à fort parti communiste, comme l’Italie) créent des réseaux clandestins pour lancer la résistance armée en cas d’invasion du pays par le pacte de Varsovie. L’état-major général de l’armée turque compte ainsi une direction « opérations spéciales » (Özel Harp Dairesi, ÖHD) qui, d’elle-même ou avec l’appui des Etats-Unis, décide d’éliminer ces terroristes. 

Pour les éliminer des universités, où la police pé­nètre mal, les services secrets et l’armée suscitent des équipes spéciales de Loups Gris qui lancent une sanglante stratégie de la tension. Le 1er mai 1977, par exemple, des « inconnus » tirent par rafales sur une foule de militants de gauche et de syndicalistes rassemblés place Taksim, à Istanbul : 39 morts. D’où, en septembre 1980, le coup d’Etat du général Kenan Evren. Le chef des commandos « idéalistes » est alors Abdallah Catli, numéro 2 des Loups Gris.

L’Etat profond


Un « gang d’État » est ensuite formé en 1982 pour riposter par la terreur à l’Armée Secrète Arménienne pour la Libération de l’Arménie (ASALA). En Europe, un Loup Gris, Gengiz Cömert, est chargé de créer un commando pour frapper l’Asala. Equipé en explosifs et armes à feu, ce gang « idéaliste » plastique notamment le monument aux victimes du génocide arménien, à Alfortville (Val de Marne), en mai 1984.

Haut dirigeant de la police turque, ex-directeur de l’académie de police d’Istanbul, Hüseyin Kocadag recrute aussi des Loups Gris pour combattre le PKK (Parti kurde luttant pour l’indépendance du Kurdistan).Il crée en 1985 des « unités spéciales » répondant à la direction générale de la police. La Gendarmerie nationale turque forme aussi une unité secrète de renseignement antiterroriste (dont les chefs sont anonymes), la JITEM (« Jandarma Istihbarat ve Terorle Mucadele »), utilisant des bandits pour des opérations de renseignement ou d’élimination.

Dans la décennie 1985-1996, s’instaure ainsi en Turquie ce que les médias nomment l’Etat profond, symbiose de politiciens turcs, dirigeants de divers services et gangs « idéalistes » passés au crime organisé. Et la gangrène déborde la Turquie : dès 2001, une étude du renseignement néerlandais établit que les Loups Gris ont étendu  en Europe, au Caucase et en Asie centrale turcophone, un réseau « culturel » ou « sportif » voué au racket, au trafic d’êtres humains, aux escroqueries et détournement de subventions, à l’infiltration de partis politiques, commettant couramment homicides et enlèvements.

Photo DR

« Foyer des idéalistes », ou repaire de bandits ?


Pour éliminer des militants gauchistes, arméniens, kurdes, etc., les services spéciaux turcs, civils ou militaires, ont recruté de jeunes » idéalistes » ayant bien sûr reçu de faux documents d’identité, coupe-file et sauf-conduits, pour passer barrages ou frontières. Or ces peu « idéalistes » tueurs à gages voient vite qu’ils peuvent désormais franchir ces barrages et frontières avec de la drogue, des armes illicites ou des biens de contrebande. Résultat : vingt ans plus tard, les principaux chefs de la mafia turque sont d’ex-Loups Gris issus des « Foyers des Idéalistes ». Tel Alaatin Cakici, ex Loup Gris et « parrain’ mafieux, fan du président Erdogan. Lourdement condamné, il est amnistié au printemps 2020 « pour raisons sanitaires », du fait du COVID 19. Un ami « courageux et intrépide » dit de lui le chef du MHP, qui se réjouit de cette amnistie.

Autre parrain, Sedat Peker, ex-chef Loup Gris admirateur de R. T. Erdogan. Dès 2015, tous deux sont photographiés ensemble, lors d’une réception privée. En mars 2016, lors d’un gala, Peker fait « un don généreux » à un « centre pour handicapés », sous l’œil ému du premier ministre turc d’alors, Ahmet Davutoglu et de son épouse…Toujours en 2016, Sedat Peker propose que l’AKP et le MHP « forment un groupe de travail commun contre le terrorisme ». En 2020, Sedat Peker vit libre, entre la Turquie et le Monténégro.

Comme ces deux individus, la plupart des récents « parrains » turcs sont issus du courant MHP-Loups-Gris, une sorte de symbiose existant, dans cette mouvance, entre activités politiques, économico-financières, sportives (clubs de football, notamment) et carrément criminelles. Ce constat s’étend de la Turquie jusqu’à certains pays de l’Asie centrale turcophone et de l’Union européenne, Pays-Bas et Allemagne, notamment.

Rédigé le 23 décembre 2020
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Xavier Raufer(*) : Criminologue, directeur d’études, au pôle sécurité-défense du Conservatoire national des Arts et Métiers.
Professeur associé :
. Institut de recherche sur le terrorisme, Université Fu Dan, Shanghaï, Chine.
. Université George Mason (Washington DC), centre de lutte contre le terrorisme, la criminalité transnationale et la corruption
Directeur collection au CNRS-Éditions, coll. Arès ; et
«Directeur collection au CNRS-Éditions, coll. Arès et à  « SECURITE GLOBALE »  sa nouvelle série aux éditions Eska.  Vous trouverez dans la rubrique LIVRE du numéro 142 du 13 juillet 2020 la présentation du dernier numéro de cette revue. Il est auteur de nombreux ouvrages consacrés à la criminalité et au terrorisme, dont le « Le crime mondialisé » présenté dans le n° 114 du 1er juillet 2019 d’ESPRITSURCOUF 

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