SUR LA ROUTE
DE L’EXTRÉMISME

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Dounia Bouzar (*)
Islamologue
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L’auteure, spécialiste de l’Islam, a déjà publié chez nous deux études sur le djihadisme (ESPRITSURCOUF n° 157 : contre la récidive, et n° 159 : les parents face aux enfants radicalisés). Accompagner des djihadistes au quotidien lui a permis de constater que si tous les complotistes ne deviennent pas terroristes, tous les terroristes se revendiquant de l’islam sont passés par le complotisme. Et elle peut généraliser : la perte de confiance envers la société est le prélude à tout processus de radicalisation menant à l’extrémisme violent

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Officiellement, les groupes djihadistes se défendent d’être complotistes, car cela reviendrait à adhérer à une théorie qui place les pouvoirs des Hommes au-dessus de ceux de Dieu. Or, pour eux, c’est bien Dieu qui est tout-puissant. Mais dans la réalité, tous les individus djihadistes ont été bercés par ces théories de complot « judéo-maçonnique » diverses, avec comme trame de fond le complot contre l’islam.

L’influence des complotistes

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Les jeunes soumis à ce discours ont le sentiment que tous les adultes sont endormis ou complices de ces sociétés secrètes (les Illuminatis le plus souvent) qui complotent pour garder le pouvoir et la science pour elles, à l’insu du monde entier. Ces sociétés secrètes distilleraient partout des images subliminales pour empêcher les peuples de retrouver leur discernement.

Il faut donc se couper des autres et de toute culture pour ne pas être aveuglé à son tour. Les individus perdent alors toute confiance envers les institutions, la société, les adultes, le monde en général, qu’ils perçoivent comme corrompus. L’objectif de cette approche émotionnelle anxiogène est de présenter le monde réel (entourage, activités, société, etc.) comme susceptible de détourner « de la vérité » de manière à ce que le groupe djihadiste devienne la source exclusive de discernements, d’émotions positives et de cadre sécurisant.

Pour un djihadiste : hors de son groupe, point de salut ! Photo DR

L’argumentaire à caractère religieux

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L’étude des conversations des djihadistes que nous avons suivis avec leurs recruteurs permet aussi d’analyser l’utilisation des arguments religieux pour étayer cette approche émotionnelle anxiogène. En effet, les discours salafistes pacifiques ou activistes ont transformé le principe d’Unicité divine (Tawhid), premier pilier de l’islam, en concept si restrictif qu’il en devient une source d’angoisse quotidienne, qui les coupe in fine de toutes les sensations et des relations qui définissent l’être humain. Par exemple, regarder une image reviendrait à considérer le dessinateur comme un créateur au même niveau que Dieu, et donc à entraver le Tawhid. Dans la même logique, écouter de la musique reviendrait à considérer le musicien également au même niveau que Dieu.

Cette angoisse de « faire du Shirk » (associer quelque chose au même niveau que Dieu) devient permanente : le stade de paranoïa atteint son stade maximal chez un individu quand le groupe extrémiste lui explique que, dans la mesure où la tentation « d’adorer » quelque chose d’autre que Dieu est partout, il peut pécher sans même s’en rendre compte. Le jeune ne fréquente plus de musulman extérieur à son groupe, car il estime que celui-ci peut entraver le Tawhid (et donc être polythéiste) à son insu.

Il en ressort une angoisse obsessionnelle qui se traduit par des comportements qui ressemblent à de la phobie : le jeune exige que sa mère éteigne la radio avant de monter dans sa voiture, détruit les statues et les tableaux du domicile parental, déchire les photos de famille, refuse d’échanger des textos qui contiendraient des émoticônes, considère toute activité comme pouvant l’éloigner de Dieu, etc.

Arrive le stade ultime où il considère qu’adhérer aux lois humaines reviendrait à placer les députés au même niveau que Dieu. Il refuse alors de signer une déposition, de signer un contrat de travail, voire un contrat EDF… Puis, il refuse de faire un pacte ou un contrat avec une personne soumise aux lois humaines. « L’unicité de Dieu » et « l’associationnisme » deviennent la pierre angulaire de l’approche anxiogène que de nombreuses mouvances salafistes (pacifistes ou activistes) mettent en place, de manière à ce que le croyant se coupe de tout son entourage : amis, famille, loisirs, travail, sport, institutions éducatives, mosquées traditionnelles…

Jeu d’influence émotionnelle

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Ce qui est intéressant, c’est de constater que les autres discours extrémistes utilisent également une approche émotionnelle anxiogène pour attirer leurs adhérents. Les différentes mouvances que les sociologues qualifient de « néonazisme » sont aussi imbibées des théories complotistes qui accusent « les Juifs » de diriger le monde. Mais leur approche émotionnelle anxiogène se base avant tout sur la peur du mélange avec des « non-blancs » (comprenant les Juifs), qui prend ensuite diverses formes selon les temps et les lieux. Tous sont persuadés que des complotistes ont pris le contrôle des différents gouvernements pour asservir les blancs. L’élimination des non-blancs serait la réponse à l’ensemble des maux de la société. La peur de perdre son identité les mène à se méfier des « autres » et à se raccrocher à leur groupe radical, qui devient le seul cadre sécurisant.

Manifestation de néo-nazis américains à Los Angeles en 2016.  Photo FBI

Comme les autres extrémistes, ceux de l’extrême gauche ont le sentiment d’avoir développé un discernement accru qui leur permet de mieux comprendre les dysfonctionnements de la société. Ils se perçoivent aussi porteurs de progrès et de justice sociale. Leur idéologie les a soudés autour d’une certaine vision du monde, qui leur permet ensuite de réduire la politique à un rapport de forces. Leur discours anxiogène concerne principalement la méfiance envers l’État et la police : « police partout, justice nulle part » étant l’un des plus connus. Les extrémistes de gauche ne se contentent pas de dénoncer les autorités de police qui ont commis des fautes, ou de s’opposer à certaines lignes de gestion de la police de la part des pouvoirs publics. Ils enferment tous les agents de police dans une catégorie essentialisée d’« individus toxiques dont il faudrait se méfier », ce qui leur permet de se prétendre en légitime défense et de justifier l’utilisation de la violence.

Parfois, les slogans mélangent plusieurs registres pour délégitimer le socle légal de la démocratie : « L’Apartheid était légal, l’Holocauste était légal, l’esclavage était légal, la colonisation était légale ; la légalité est une affaire de pouvoir et non de justice ». Récemment, certains slogans concernent l’écologie : les autorités politiques laisseraient le monde dépérir sans communiquer la vérité sur la prochaine fin du monde…

Un regard dénaturé sur le monde

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Il faut retenir que le discours extrémiste, quelle que soit l’idéologie qui le sous-tend, entraîne un changement de vision du monde, autrement dit un changement cognitif, qui va produire une nouvelle façon de s’exprimer et d’agir. Il s’agira donc de repérer ces changements pour mettre en place des programmes de prévention et de détection, afin d’éviter que les individus, et notamment les jeunes, avides des vidéos des réseaux sociaux, ne s’installent dans cette perspective paranoïaque.

Car tous passent par une perspective paranoïaque qui augmente leur isolement vis-à-vis de la société, et renforce leur lien à l’intérieur du groupe radical, car celui-ci devient la source exclusive de protection. Les discours extrémistes font peur aux individus de différentes manières, selon leur idéologie, de façon à ce qu’ils n’aient plus confiance en personne. Ainsi, les extrémistes partagent une vision du monde qui les conduit à un biais positif sur eux-mêmes : ils deviennent ceux qui ont assez de discernement pour percevoir que le monde est dégénéré à cause de la loi humaine (djihadistes), du “Grand remplacement par les immigrés” (néo-nazis), ou du capitalisme (extrême gauche). 

Les membres de groupes extrémistes se considèrent toujours comme des justes et des gens dévoués à une noble cause, victimes des structures de pouvoir incluant le gouvernement, les médias et le grand business. Parallèlement à cette redéfinition de soi, leur lecture du monde leur permet aussi de redéfinir « les autres » comme ceux qui choisissent de rester aveugles ou complices vis-à-vis de cette dégénération. Ces redéfinitions de soi et des autres sont les premiers « petits pas » dans le processus de radicalité que peu de gens arrivent à repérer. Ils résultent d’une perte de confiance en son prochain et en la société.

L’impact de la Covid

Photo pixabay
 

.La sortie de la crise sanitaire, économique et sociale du COVID19 ne va rien arranger. Pendant le Webinaire du 23 avril 2020 sur « L’impact du COVID-19 sur le terrorisme mondial et l’extrémisme violent » organisé par le Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP),  il est ressorti que « le manque de confiance et la peur causés par le coronavirus sont pires que le virus lui-même  (…). Les trois catégories d’extrémistes, djihadistes, extrême droite et extrême gauche, ont profité de ce moment pour renforcer leur idéologie, en utilisant souvent de fausses nouvelles et des théories de conspiration ».

Jean-Paul Rouiller, chef du groupe d’analyse conjointe sur le terrorisme, remarque que « tous ces groupes ont dû essayer d’élaborer un message qui puisse inciter et inspirer les gens ; ils ont dû trouver comment communiquer avec les gens afin de les former à l’espace en ligne ; et tous ont poussé des messages destinés à instiller la peur et à amener la société au chaos et à l’effondrement ». Le chercheur Andreea Stoian Karadeli complète : « Ce qui est remarquable, c’est que ces trois forces extrémistes […] s’alignent toutes sur le plan de la rhétorique et de l’intention stratégique, à savoir diffuser une désinformation qui dénature la réalité, exacerber des problèmes préexistants, notamment la distribution des ressources au niveau national et la coopération d’État à État au niveau international, et semer le désordre ».

Inutile de rappeler à nos futurs représentants politiques combien il va être important de nommer et de régler les différents dysfonctionnements sociétaux, avant que les citoyens n’aient le sentiment que seules les mouvances radicales menant à la violence ne soient les seules dignes de confiance …

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(*)Dounia Bouzar, docteur en anthropologie du fait religieux, est une ancienne éducatrice à la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Démissionnaire du Conseil Français du Culte Musulman, car opposée à la politisation de cette instance, elle fonde en 2008 son propre cabinet d’expertises : le cabinet Cultes et Cultures (https://www.bouzar-expertises.fr), spécialisé sur l’application de la laïcité et la gestion de la diversité des convictions, tant dans le monde du travail que dans la société civile.
Auditrice de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN), auteur d’une vingtaine d’ouvrages, elle a été primée deux fois par l’Académie des Sciences Morales et Politiques, elle a reçu le prix du meilleur essai de lutte contre le radicalisme par le journal l’Express (2015), ainsi que le prix des « Adolescents en colère » pour le roman de prévention « Ma meilleure amie s’est fait embrigader ».  Dounia Bouzar a été nommée par Time Magazine comme « héros européen » pour son travail de réflexion sur « l’islam de France ».
Expert auprès du Conseil de l’Europe, le ministre de l’Intérieur lui demande en 2014 de monter le Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires de l’Islam pour former les équipes des préfectures sur la contre-radicalisation et prendre en charge 1000 jeunes qui ont cherché à rejoindre Daesh. Nommée Personnalité qualifiée au sein de l’Observatoire National de la Laïcité, Dounia Bouzar est retournée diriger son cabinet de conseils et vient de monter une association nommée « L’entre-2 » pour aider les parents d’enfants radicalisés.

Elle a récemment publié « LA TENTATION DE L’EXTREMISME » ouvrage présenté dans la rubrique LIVRES du n°156 d’ESPRITSURCOUF du 25 janvier 2021

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 Bonne lecture et rendez-vous le 14 juin 2021
avec le n°166
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