TERRORISME ET IDEOLOGIE :
NE PAS CONFONDRE

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Eric DELBECQUE (*)
Expert en sécurité intérieur

Deuxième partie de
« Terrorisme, guerre, islam : le grand mélange »

En s’appuyant astucieusement sur la série télévisée « Homeland », Eric Delbecque, dans notre dernière publication (N°129 du 13 janvier 2020), identifiait les insuffisances des Américains (et des Occidentaux) à bien comprendre le djihadisme. La lutte contre le terrorisme, ce n’est pas la guerre, démontrait-il. Dans la seconde partie de son article, que nous publions aujourd’hui, il confronte terrorisme et idéologie, veillant à ne pas mélanger finalités et modes d’action. Au bout du compte, il en ressort un danger : une nouvelle forme de totalitarisme, inconnue à ce jour.

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On tend aujourd’hui à faire du terrorisme une idéologie et non pas un mode d’action, ce qui fausse totalement notre compréhension de la réalité contemporaine (autre erreur observable à loisir dans les scènes fortes et phares de la « saga » Homeland). Pour comprendre les actes terroristes auxquels nous sommes confrontés depuis quelques années, on doit absolument les contextualiser. Parler de terrorisme en soi n’a pas de sens : c’est un mode opératoire, une manière d’obtenir un effet particulier dans des circonstances précises. Les djihadistes utilisent cette méthode d’action parce qu’ils analysent assez précisément comment fonctionnent les démocraties occidentales et l’essence même de la société du spectacle.

Le terrorisme ne se définit pas comme une vision du monde : l’essentialiser interdit d’emblée toute analyse sérieuse. La question qui importe est de déterminer la doctrine qui l’anime et pourquoi ceux qui y recourent font ce choix. L’idéologie qui sous-tend les actes terroristes islamistes porte le nom de salafisme djihadiste. Pourquoi ses partisans choisissent-ils ce mode d’action ? Parce qu’il produit des effets majeurs dans les sociétés européennes et aux États-Unis. Il marque les consciences au fer rouge et entraîne une batterie d’effets. L’acte terroriste vise la propagation de la peur. Provoquant une sidération totale, il répand une angoisse diffuse dans l’ensemble du corps social. Alors même qu’il mobilise très peu de moyens matériels, quelques individus et un financement modeste, il met en marche une mécanique psychosociale, politique et médiatique dont on peine à circonscrire les effets.

L’islam politique est plus dangereux que le terrorisme…


La question de l’islam radical, de l’islam politique ou de l’islamisme, ne se confond pas avec celle du terrorisme. Pour étayer cette affirmation le plus clairement possible, je me résume. Le terrorisme constitue un mode d’action, pas une idéologie en soi. Il compte au nombre des ressources d’un riche arsenal, dont nous évaluons mal la portée de chacune des armes et l’efficacité de leur combinaison. En s’en tenant à la classification la plus simple, le terrorisme forme la troisième pointe du trident des affrontements collectifs possibles, dont les deux autres sont la guerre clausewitzienne et la guérilla.

C’est l’ensemble de la puissance d’influence salafiste qu’il convient de penser et de traiter, pas exclusivement ou obsessionnellement sa filiation violente. A force de se focaliser sur l’action criminelle spectaculaire, c’est-à-dire médiatisée, nous oublions de prendre en compte les progrès de l’adversaire sur des champs de bataille où il accumule des victoires beaucoup plus inquiétantes du point de vue de l’intégrité institutionnelle et intellectuelle de la République. Je vais être encore plus transparent. L’Europe, et la France tout spécialement, perdent la plupart des combats contre le salafisme en tant qu’idéologie, mode de vie et maillage de réseaux dans l’espace social.

Le salafisme facilite le basculement dans la violence et, tout à la fois, encourage l’engagement dans un militantisme « pacifique » visant à abattre l’architecture républicaine française. Il affronte durement les valeurs de l’’humanisme individualiste, le roman national hexagonal et l’organisation politique démocratique, libérale et laïque de la France, tandis que nous échouons à réagir habilement (avec profondeur stratégique, coordination des forces, ruse, pertinence et agilité tactique) à cette agression permanente contre l’identité séculaire de la nation.

Pourquoi ? Parce que nous ne saisissons pas, collectivement, le danger qui nous menace. Il suffit pourtant de voir Salafistes pour tout comprendre (film documentaire français réalisé par Lemine Ould Mohamed Salem et François Margolin, sorti le 27 janvier 2016)… Avant même d’être les victimes de la manipulation délétère qui porte le nom « d’islamophobie » (finement et récemment décortiquée par Philippe d’Iribarne _ Islamophobie. Intoxication idéologique. Albin Michel 2019), les citoyens français – ses élites en tête – manquent l’essentiel de la problématique : notre ennemi, c’est l’islam politique et l’islam idéologique, en priorité sur le territoire national. A l’étranger, nous devons évaluer avec discernement où et comment le combattre. Si nous éprouvons quelque réticence à le voir prospérer ailleurs, il convient de ne pas piétiner la souveraineté des nations. L’ethnocentrisme commence lorsque l’on se croit légitime à décider du destin des autres peuples. En revanche, ne pas vouloir vivre sous la férule d’un régime totalitaire salafiste entre Brest et Marseille, Strasbourg et Toulouse, relève du droit le plus élémentaire du peuple français.

Il convient de réinsérer toute réflexion sur l’islam, l’idéologie islamiste et l’islam politique dans une forte perspective historique. Toute religion, doctrine, philosophie politique ou Weltanschauung (conception du monde), s’inscrit dans une séquence temporelle irriguée par un passé, innervée par un présent et se façonnant selon une représentation particulière du futur. En l’occurrence, Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet (Gallimard, 1985), maître ouvrage, replace l’analyse du salafisme djihadiste et de la « question islamiste » dans le cadre du débat démocratique. Il est nécessaire d’élargir et d’approfondir le débat sur la relation entre l’islam, la modernité, la démocratie et la République, et de s’émanciper des poncifs habituels ou des équations insuffisamment complexes.

Pour résumer avant de développer plus loin, il convient de prendre la dimension religieuse de l’espace social au sérieux, de ne pas le caricaturer ou le sous-estimer en s’enlisant dans une interprétation marxiste approximative (mais authentiquement dévalorisante et erronée), de se rappeler que la religion organisa les communautés humaines sur une impressionnante profondeur de temps, et d’identifier précisément le duel que se livrent, au sein même de l’islam, les alliés de l’humanisme individualiste et ses irréductibles ennemis.    

Principes élémentaires et réalistes.


Ce raisonnement et les conclusions auxquelles il me conduit m’amènent à poser d’emblée quelques principes élémentaires. Je soutiens tout d’abord que les « agents secrets » accomplissent correctement leur mission… Le réflexe paresseux consistant à chercher un bouc émissaire après chaque attentat, en sachant d’avance que l’on finira par tomber à bras raccourcis sur les services de renseignement, touche désormais le fond du plus navrant simplisme. Évidemment, ces derniers peuvent commettre des erreurs – à l’instar de n’importe quelle autre organisation bureaucratique composée d’êtres humains. Oui, ils peuvent échouer à évaluer correctement un danger, ou intervenir de façon décalée, inopportune politiquement ou médiatiquement, rater un enjeu opérationnel dans un contexte mal maîtrisé ou saturé par des attentes contradictoires des décideurs. Néanmoins, dans l’immense majorité des cas, ils fonctionnent avec efficacité et discernement dans un climat médiatico-culturel souvent défavorable, les présentant tantôt comme des barbouzes aux méthodes brutales et déshonorantes, tantôt comme des incompétents inaptes à débusquer les terroristes ou les espions (de préférence chinois ou russes)…

J’assume ensuite un constat déplaisant à verbaliser, car il ravive la douleur de ceux qui ont perdu des proches dans les différents attentats que la France a vécus. Aussi terrible qu’apparaisse cette phrase, il faut néanmoins la prononcer et l’écrire : le terrorisme en Occident ne menace pas la stabilité des États et ne constitue pas le premier enjeu de l’ordre public.

L’appareil de sécurité nationale parvient à déjouer un nombre insigne de projets d’attentats (une soixantaine) et lorsque le drame survient malgré ses efforts, lorsqu’une bombe explose, lorsqu’un lâche assassine, à la kalachnikov, au couteau ou en fendant mortellement la foule avec un poids lourd, les policiers et les gendarmes savent le traquer avec professionnalisme, c’est-à-dire avec méthode, intelligence, courage et honneur. Atroce en effet de devoir penser et verbaliser ce diagnostic, alors que 258 personnes en France ont trouvé la mort dans des attentats revendiqués par le djihadisme salafiste depuis Merah ! Mais pourtant nécessaire !

Un totalitarisme nouveau

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Notre problème, c’est le « bas du spectre », des milliers d’individus radicalisés à bas bruit, contaminés au quotidien par une lancinante musique chantant imperturbablement l’intolérance, et face à laquelle nous semblons encore démunis. Le salafisme en bruit de fond, voilà l’épée de Damoclès menaçant la France.

Nous ne comprenons pas ce qu’est l’adversaire. Difficile par conséquent de le combattre efficacement. Ce qui s’offre à notre vue pour peu que l’on fasse l’effort de veiller les données clefs puis de réfléchir en mêlant les approches et les disciplines (autrement dit en métissant les démarches analytique et synthétique), c’est le spectre du totalitarisme à essence religieuse, à carburant métaphysique. Produit neuf (les totalitarismes du XXe siècle s’enracinent dans l’athéisme), le projet de théocratie totalitaire renouvelle le genre et lui redonne crédibilité dans une partie du monde qui rejette fortement le modèle occidental et ses productions idéologiques exportées (nationalisme, socialisme et capitalisme financier), après les avoir testées sans succès durant les Trente Glorieuses. Le nationalisme arabe échoua avec Nasser, le socialisme ne s’acclimata jamais ni au Maghreb, ni au Machrek, ni dans la péninsule arabique, et le capitalisme ne survit qu’en se subordonnant au climat local en grande partie articulé par les contraintes religieuses. La corruption et l’autoritarisme des régimes moyen-orientaux, étroitement associés à l’Occident dans l’esprit de beaucoup de musulmans, favorisent grandement la diffusion de l’idéologie salafiste (à commencer par le wahhabisme) et du projet des Frères musulmans – tous deux insécablement imbriqués –, c’est-à-dire l’ambition de proposer l’islam politique comme idéal de gouvernance de la région (puis de l’intégralité du globe).

Dessein qui conduit fatalement au totalitarisme religieux puisque l’islam politique (forcément radical) fusionne le recours au divin traditionnel et le concept de religion séculière. Il se définit comme le frère ennemi de la laïcité et des sociétés ouvertes. Anti-démocratique par nature (bien qu’il instrumentalise avec virtuosité la mécanique de la démocratie), sa conception du spirituel se révèle finalement radicalement politique. Boualem Sansal capture avec talent l’intention évidente de l’islam politique à travers sa fiction 2084, laquelle met en scène une théocratie totalitaire imaginaire (2084, la fin du monde, Gallimard, 2015).

La conclusion pour la France et l’Europe s’en déduit ensuite aisément : l’islam politique, la doctrine salafiste, joue la montre, s’arme de patience et se glisse dans  les interstices nombreux de la volonté politique, dans des sociétés devenues vulnérables à la stratégie de victimisation permanente. Avancer patiemment ses pions en se revendiquant des principes de l’adversaire, créer des précédents, user la capacité de résistance de l’idéologie républicaine née en 1789, traquer la modernité en misant sur la postmodernité qui voit des « dominés » partout, voilà le dessin diablement intelligent ! Cela exige des ressources mentales et opérationnelles astucieuses afin de contre-attaquer avec pertinence. L’islam politique peut difficilement gagner en Occident, certes. La « France léopard », archipel de communautarismes, reste cependant menacée de manière préoccupante.

(*) Eric Delbecque
Expert en sécurité intérieure, est docteur en Histoire Contemporaine, diplômé de Sciences Po et de la Sorbonne. Il a enseigné à Sciences-Po, l’ENA, l’ENM et à l’EOGN. Il est conférencier à l’IHEDN, au CHEMI, et à l’École de Guerre Économique. Il fut conseiller défense auprès du ministre de l’Intérieur (2009 – 2012) et responsable de la sécurité de Charlie-Hebdo après l’attentat de 2015. Il est par ailleurs colonel de réserve de la gendarmerie nationale. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’intelligence économique et la sécurité nationale.
Il vient de publier : « QUELLE STRATEGIE CONTRE LE DJIHADISME « 

Bonne lecture et rendez-vous le 10 février 2020
avec le n°131 d’ESPRITSURCOUF

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