BENOÎT LUGAN, ÉQUARRISSEUR D’ÂMES…
Richard Labévière
Rédacteur en chef
Pour comprendre quelque chose aux actuelles tribulations du Premier ministre libanais Saad Hariri, il faut sans doute lire ou relire Le Liban contemporain de Georges Corm, notamment. S’empilent aussi le livre de Corinne et Laurent Mérer – de retour de Palestine, le Diasporalogue arménien de Tigrane Yégavian et Serge Avédikian. Finir Boussole de Mathias Enard et le testament de l’ancien CEMA – Servir… tout en gardant toujours l’Ethique à portée de la main… Mais il n’est pas interdit de faire des pauses, de se retirer un moment des contraintes du monde quotidien. Cela relève même parfois d’une impérieuse nécessité. Montaigne reste un recours à faire partager. En cette période de fin d’année, on cherche toujours des idées pour partager, justement et faire plaisir. ! Là, on en tient une et une vraie : le dernier Benoît Lugan[1].
Terrasse du seul café de la rue Bellart, quinzième arrondissement de Paris. Le jour de novembre importe peu. Un rayon de soleil inonde la rue absolument déserte, calme et bienveillante. Tombée du ciel, une femme interpelle l’auteur de ces lignes. Aucune ambiguïté : troisième âge élégant et tonique. S’appuyant sur un cabat à roulettes pour les commissions, elle dit : « elle est tellement belle la couverture du livre que vous lisez ! » C’est tellement rare que les gens se parlent ainsi. Oui, effectivement, elle est belle et tire l’oeil…
Trois bandes, dont deux égales en partant par le bas : une mer d’huile et une forêt côtière – presque bleue – que surplombe un ciel trois fois plus grand, dont le gris rappelle celui de l’eau légèrement striée. Sur la gauche, un yawl glisse légèrement : grand-voile blanche, voile d’artimon rouge. « Ariane est accoudée sous le vent à l’hiloire du coquepite et barre du plat de la main droite… » Les pages suivantes tracent le sillage, non d’une simple aventure maritime, mais d’une Odyssée de l’âme profonde, avec des accords de piano – « pour faire décoller les notes » -, un « fumet de truffe » pour appeler à table, avec aussi une succession de belles personnes qui font manger les hérissons dans leurs mains : « en un regard, parce qu’elles ont rejoint un état différent, un éclair de lumière, un ton de voix, elles sont devant vous et c’est un éblouissement, elles donnent l’impression de tout pouvoir faire ou dire, même des choses que vous ne sauriez pas nommer ». Comme s’il s’agissait de redécouvrir la belle complexité du monde.
Ancien patron de l’Ecole navale de la Marine nationale, Benoît Lugan ne commet pas ainsi un premier roman. Son parcours de plume est sûr, diversifié, au long cours. Le Crayon de Dieu n’a pas de gomme est son septième livre : Bordemer ; Croquer la pomme ; Soldamer : réflexions sur le marin et la guerre ; Temps de Toussaint ; Un homme élégant, quarante mois auprès du Président Chirac ; Sentinelle des Mers. Elégant lui-aussi, cet amiral d’exception a dirigé notre Ecole navale pendant deux ans. L’excellente institution ne sera plus jamais la même. Année après année, l’auteur de ces lignes parle avec les midship[2]. Tous ceux qui ont eu affaire directement à l’Amiral sont unanimes : rigueur de barreur, mais grandeur et profondeur d’âme.
« Héritiers, porteurs et bâtisseurs chacun d’un patrimoine particulier, nous sommes chacun une parcelle infime et nécessaire du patrimoine universel, que nous devons préserver et transmettre », dit-il comme s’il se trouvait sur la passerelle du Jauréguiberry, l’escorteur du Crabe-Tambour. Embarqué, on est toujours frappé par la sérénité de ces laboureurs de la mer, par leur métaphysique irréductible à toute espèce de catégorie formelle, par cette spiritualité infinie, qui comme l’eau, défie l’horizon : « ces mots, il est préférable de les conserver au secret de la prière, plutôt que leur couper les ailes en les prononçant ». Car ils peuvent cacher de grandes douleurs – comme la disparition d’un frère ou d’un sœur -, ces épreuves qui forgent les gentillesses tous terrains, l’intelligence des autres et une insatiable curiosité de l’être.
En mer, les quarts de nuit s’écoulent entre la vibration régulière du pont et la voûte étoilée comme les prières de l’abbaye de Sénanque ou celles de Montmajour. Les quarts de nuit abolissent lieux et moments dans l’extrême intensité d’une prière universelle, sans livre, ni docteur de la loi. Du plus petit matelot au Pacha, tout le monde y est absolument nécessaire, maillon d’une fraternité de funambule, de survie et de transcendance. Benoît Lugan : « il d’agirait d’enrôler, d’encadrer ? Non surtout pas. Il ne s’agit pas de dicter des règles. Les lieux de prière ne sont que des places où réfléchir, et parler, aux autres ou à soi, est plus facile. La prière ce peut être seul ou à plusieurs, à partir du silence ou sur la base de textes, si le silence est trop impressionnant. Il l’est toujours au début. Les lieux de prière sont des havres où le vent se calme, des clairières où la lune descend ».
Peut-être plus que d’autres, les marins – comme les religieux – savent qu’il faut pouvoir compter sur ses provisions morales – morales – surtout pas en termes de code des obligations, mais dans le fait d’être sans cesse au monde, en déprise de soi, en étant à tous. Benoît Lugan : « c’est cette présence incarnée dans l’amour de tous, partout, qui fait la beauté du monde ». Comme après une longue traversée, l’esprit accoste de nouveau, mais radicalement transformé, délesté des charognes de sentiments morts dans les élevages, des cadavres d’idées reçues, des déchets de l’industrie médiatique, des farines d’origine trop utilitaire.
Le Crayon de Dieu n’a pas de gomme fonctionne comme une fantastique entreprise d’équarrissage généralisé, purificateur et joyeux. « Chacun semble avoir trouvé sa place à bord, moi qui voulais comprendre, toi qui voulais expliquer. Tu te souviens de l’ordre utilisé à l’appareillage des corsaires, une fois réglée les primes de l’équipage ? Vire à déraper et hisse le grand foc, tout est payé ». Si nous reprenions notre route ? Avec tellement de brio, Roland Barthes à décortiqué le plaisir du texte : lire, c’est toujours écrire un peu. Le plaisir est intégral et régénérateur. L’équarrissage est total et salvateur.
Encore une fois, ce n’est ni un livre de bord, ni un manuel de bons sentiments, mais de la littérature et de la meilleure ; celle dont on a besoin pour calmer le jeu, reprendre des forces et continuer à aimer, mais différemment : à la fois de manière plus profonde et allégée, avec l’élégance de l’Amiral Lugan… Pour les fêtes de fin d’année qui se préparent : un cadeau sûr, original et utile à la respiration pour les temps qui viennent…
Bonne lecture et bonne semaine.
[1] Benoït Lugan : Le Crayon de Dieu n’a pas de gomme. Editions Cent Mille milliards, septembre 2017.
[2] Midship : Officiers élève de l’Ecole navale.