Diplomatie et mémoire :
La révélation des contraires

Vincent Gourvil (*)
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire
Docteur en sciences politiques

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L’auteur déplore la perte d’éclat et de profondeur de la diplomatie actuelle, qui semble avoir perdu toute référence à l’Histoire et aux éléments structurels.

 

« Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » (Maréchal Foch). La question de la mémoire – ne pas confondre avec la politique mémorielle chère à Emmanuel Macron – se pose aujourd’hui avec acuité dans une société de l’immédiateté. Nous évoluons dans une société qui pratique la politique de l’essuie-glaces, un évènement chassant l’autre dans le brouhaha médiatique ambiant. Une société qui oublie son passé proche et lointain pour ne retenir que l’écume des jours au rythme des chaînes d’information en continu. Qu’en est-il au niveau de la pratique actuelle de la diplomatie française ? Force est de constater que la diplomatie n’échappe pas à cette tendance lourde. Alors qu’hier, elle tire sa force, sa cohérence d’une connaissance approfondie du passé, de sa mémoire longue ; aujourd’hui elle doit en partie sa faiblesse, son incohérence à une méconnaissance abyssale du passé, à sa mémoire courte.

Diplomatie et mémoire longue : la cohérence

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Hier, la diplomatie accorde une place de choix incontournable à la mémoire du passé qui sert de fondement à une diplomatie de la raison.

Une impérative mémoire du passé. Les apprentis diplomates, majoritairement formés rue Saint-Guillaume à Sciences Po Paris (où l’on apprenait et l’on ne prenait pas l’école en otage) dans la section R.I., reçoivent un enseignement conséquent dans la discipline des relations internationales. Leurs maîtres ont pour nom Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle pour s’en tenir aux principales figures de cette discipline dont ils dévorent avidement les manuels. On les incite également à lire l’œuvre du médiéviste Marc Bloch, L’étrange défaite. La relation à chaud des causes de la débâcle de 1940 analysées avec le recul d’un historien brillant. Dans leur cursus, le passé est toujours présent, l’histoire est utile pour comprendre le présent. Ceux qui intègrent la Carrière sont instruits par leurs aînés qui leur rabâchent ad nauseam ce qu’est le cœur du métier de diplomate : connaître le passé pour comprendre le présent et anticiper l’avenir. Munis de ce précieux viatique, ils peuvent affronter les soubresauts du monde tel un capitaine de navire aguerri aux tempêtes les plus redoutables. Telle est la valeur ajoutée que les diplomates de tous niveaux apportent aux décideurs – souvent ignorants – qui disposent de la possibilité ou non de suivre leurs conseils.

Une diplomatie de la raison. Dans le monde d’hier, celui dans lequel on fait une différence entre politique étrangère (la stratégie du long terme) et la diplomatie (la tactique du court terme), le travail des agents diplomatiques consiste à réfléchir longuement sans tabou en utilisant leur raison. Ces derniers ne côtoient guère les médias dont la temporalité est différente. Avare de ses commentaires, l’un des porte-parole du Quai d’Orsay est surnommé le porte-silence par les journalistes accrédités auprès de la Maison des bords de Seine. Toute prise de parole du chef de l’État ou du chef de la diplomatie est précédée d’un long travail collectif de recueil des connaissances sur un sujet et de recontextualisation avant la délivrance du message politico-diplomatique de la France à la communauté des Nations. La parole est rare. Le résultat est là : la voix de la France est attendue et, souvent, suivie tant elle est rare mais argumentée, cohérente car pérenne sur le long terme. Nul besoin de demander à des communicants de l’expliquer ex-post tant elle est claire et compréhensible. Nul besoin de redoubler de créativité langagière pour être compris.

Comme le rappelle Marc Bloch : « Les grandes défaites sont d’abord intellectuelles ». Et, c’est bien le cas de nos jours où la diplomatie sacrifie souvent le passé sur l’autel d’un présent trop présent.

Diplomatie et mémoire courte : l’incohérence

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Aujourd’hui, l’on peut dire que la devise de la diplomatie française est « Du passé faisons table rase ! ». Le résultat se résume en une diplomatie de l’émotion mais aussi de l’incohérence.

Une mémoire du passé facultative. Pour celui qui suit attentivement les questions internationales depuis plusieurs décennies, l’impression prévaut que les acteurs français de notre action extérieure ignorent les réalités d’hier : histoire, géographie, économie, sociologie, culture … des peuples. À tout le moins qu’ils en font litière si tant est qu’ils les connaissent ou qu’ils font l’effort de les connaître. L’analyse médiatique l’emporte sur l’analyse stratégique. Finie l’approche spatio-temporelle des crises globales ou régionales. Pourquoi s’embarrasser à réfléchir sur les causes proches et lointaines de telles crises alors que l’émotion fait l’affaire ? Pire encore, nous plaquons sur le monde qui nous entoure notre vision hexagonale, nos schémas de pensée sans imaginer un seul instant que cela ne fonctionne pas ainsi dans la pratique des relations internationales. La diplomatie, c’est avant tout comprendre l’autre, y compris et surtout son adversaire, son ennemi. Même les meilleurs esprits peuvent s’égarer surtout lorsque leur démarche repose sur une vision du monde faussée par leurs aprioris, l’idéologie ambiante. Aujourd’hui, l’Élysée et le Quai d’Orsay excellent dans la pratique de la diplomatie de l’émotion, de la géopolitique de l’émotion.

Une diplomatie de l’émotion. Aujourd’hui, nous recueillons les dividendes d’une diplomatie de la godille, en zigzag (Manuel Valls), en particulier au Proche-Orient[1], mais également ailleurs. Capables de communiquer, nos décideurs sont incapables de gouverner. Ils inversent la place de la diplomatie et de la communication dans la hiérarchie du temps et des décisions. Dans ce dédale où la pensée tente de se frayer un chemin face au déluge des émotions, le plus difficile est de définir un cap pour le navire France largement déboussolé. Et cela est encore plus difficile lorsque le président de la République adapte son discours à ses différents auditoires (Cf. ses déclarations sur le conflit au Proche-Orient lors du XIXème sommet de la Francophonie des 4 et 5 octobre 2024). Pire encore, Emmanuel Macron ignore que la diplomatie est l’art de ne pas être seul, de créer des alliances pour palier ses propres insuffisances. Après sept ans au sommet de l’État, il persiste à jouer perso et non collectif[2]. Qui plus est, il privilégie souvent la posture morale au principe de réalité. Le résultat est là tant l’incohérence ne fait jamais bon ménage avec la politique étrangère et la diplomatie au sens propres de ces deux concepts[3].

Les errances de la mémoire

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« La mémoire est la sentinelle de l’esprit » (William Shakespeare). Dérèglement rime avec aveuglement. Les rentiers de l’indignation – souvent à géométrie variable – et les imprécateurs dans le sens du vent tiennent le haut du pavé, y compris dans la sphère extérieure. L’Histoire est un bon guide tant elle est tragiquement prédictive. L’ignorer est une faute qui peut conduire à l’insouciance stratégique et, par voie de conséquence, à des impasses. À quand le recours à un exercice de lucidité sur nos propres erreurs ? Mais pour y parvenir, nos décideurs devraient faire preuve de volonté politique et de sang-froid. En un mot, savoir garder la tête froide pour affronter le bouleversement du monde. La question principale est celle de la réalité face à la fiction. Les circonstances actuelles offrent un mélange des deux. Aujourd’hui, force est de constater que la relation entre diplomatie et mémoire traduit la révélation des contraires.

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

[1] Éditorial, La diplomatie française à la peine au Proche-Orient, Le Monde, 8 octobre 2024, pp. 1 et 31.
[2] Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État, Grasset, 2022.
[3] Philippe Ricard, Emmanuel Macron et les risques de la diplomatie de « l’esbroufe », Le Monde, 25 octobre 2024, p. 28.


(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques