DANS LA TÊTE
DES GILETS JAUNES
DE Richard Labévière(*)
Journaliste, éditorialiste
La révolution numérique pose son lot de questions – sur le réel et ses images, la vérité et l’erreur, l’essence et l’existence – et ses corollaires modernisés : Fake News, complots, désinformations, trafic d’influences, propagandes et haines de l’autre, sinon de soi… Dans le sillage ininterrompu des ruses de l’Histoire, ces différentes injures du temps ont trouvé un espace de condensation particulièrement dense dans l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, déchaînant un déferlement d’affects plus ou moins maîtrisés. Ainsi, le plus souvent sans connaître quoi que ce soit du phénomène et de son terrain, chacun se sent appelé à opiner immédiatement sur le sujet.
RHÉTORIQUE DU MÉPRIS
La première étude scientifique (répondant aux critères des sciences humaines) consacrée au mouvement des Gilets jaunes est signée par trois chercheurs: le médiologue François-Bernard Huyghe, un maître de conférences à Sciences-Po Xavier Desmaison et Damien Liccia, spécialiste de l’analyse des opinions en ligne et de la désinformation : Dans la tête des Gilets Jaunes1. Cette étude dissipe théories du complot et légendes technologiques, démontrant aussi comment, hors médias traditionnels voire contre eux, les « réseaux numériques » donnent un visage et des armes à ceux qui étaient auparavant invisibles.
A la manière cartésienne du « doute hyperbolique », les trois chercheurs partent du terrain : « quel est le mot le plus entendu ? Incontestablement : mépris2. Le sentiment d’être méprisé – c’est-à-dire au sens étymologique tenu pour pas grand-chose, voire pour rien du tout – est celui qu’expriment le plus volontiers les manifestants. Ce qui met l’affaire sur un plan personnel – on se sent blessé en tant qu’individu par l’attitude d’un acteur en particulier, et c’est souvent par Emmanuel Macron intuitu personae qu’on est socialement humilié ». Le mot attribué à Marie-Antoinette – s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche – a souvent été repris sur les ronds-points…
Un exemple entre cent, cette citation du président de la République3 : les Gilets jaunes seraient « un mouvement de 10 000 personnes dans la radicalité qui, avec les réseaux sociaux et les chaînes d’information, a acquis une force de frappe énorme ». Ce qui est dire, dans une même phrase, décryptent les trois chercheurs :
– qu’ils sont très peu et pas représentatifs (si peu qu’il va quand même falloir leur céder !!!) ;
– qu’ils sont radicalisés, ce qui évoque le djihadisme dans lequel on « tombe » comme dans la drogue. C’est, par ailleurs, une expression absurde (vers quelles « racines » revient-on en se radicalisant ainsi ? Sinon celles du peuple éternellement rebelle ?) ; — que cette affaire a été gonflée artificiellement. On comprend que la faute en revient aux réseaux numériques incontrôlés et aux chaînes d’information continu friandes de sensationnel (mais qui furent aussi friandes d’un jeune candidat) ;
– qu’ils ont une force de frappe – terme agressif aux connotations militaires – imméritées, artificielles, mais redoutable.
LE PEUPLE, QUEL PEUPLE ?
Nos trois chercheurs se posent la question: « les Gilets jaunes sont-ils le peuple ? A chaud, surtout sur les plateaux de télévision, beaucoup ont commencé par traiter cette jacquerie avec des pincettes. S’élever contre l’impôt, n’est-ce pas typiquement poujadiste ou de droite ? » Les Gilets jaunes ont évolué, sans doute, dans la composition sociologique des manifestations comme dans leurs langages. En tout cas, pour qui a discuté avec eux, il est difficile de ne pas privilégier la contradiction qui correspond le mieux aux réalités exprimées par le peuple des ronds-points : l’opposition centraux/périphériques.
« Il est vrai qu’à part une étude sociologique à chaud de chercheurs de Bordeaux4, nous ne disposons guère de données scientifiques. Mais grosso modo, cela donne : beaucoup d’employés (33%) et d’ouvriers (14%) comme d’artisans, commerçants et petits patrons (14%), un quart d’inactifs dont un part importante de retraités, beaucoup de femmes… Bref, vraiment les fameuses « couches populaires » et les revenus modestes. Politiquement, 30% se disent apolitiques, 15% d’extrême-gauche, presque trois fois plus que ceux qui se disent d’extrême-droite (6%), 37% de gauche et 12% de droite. Beaucoup de primo-manifestants. Rien à voir avec le 6 février 1934 complaisamment évoqué par les membres du gouvernement ».
Personne ne doute qu’il s’agisse bien de demander des sous à un Etat providence qui en prend de plus en plus pour en redistribuer de moins en moins. A cet égard, il n’est pas surprenant que la demande du rétablissement de l’ISF soit devenue aussi emblématique, demande portée par des groupes sociaux de plus en plus déclassés depuis la crise de 2008, voire avant : « des gens qui ne protestaient guère… » Sur cette question-valise du « peuple », nos trois chercheurs concluent provisoirement : « les manifestants, au-delà de leurs difficultés personnelles, se réfèrent au Bien commun, à la Solidarité, au mandat que le peuple a confié à ses Représentants et qui n’est pas respecté. Et, bien-sûr aux mensonges méprisants qui insultent leur intelligence et leur dignité ».
Alors le mouvement des Gilets jaunes est-il populiste ? le mot « populiste » est devenu l’injure politique par excellence, lancée par une classe politique en plein désarroi. L’effondrement des droites et des gauches gouvernementales laisse un grand vide sidéral comblé par la conjonction d’une mobilisation numérique et de plusieurs révoltes territoriales micro-locales, oscillant entre réseaux numériques et échangeurs routiers. Face aux forces de l’ordre et à la communication gouvernementale, cette conjonction oppose une fluidité extrême, une non-organisation entretenue, le gazeux contre le solide, l’essaim contre le carré des centurions, la dérision contre les sermons…
Cette liquidité qui s’engouffre dans toutes les lignes de fuite possibles désarçonne les chiens de garde de la doxa dominante qui s’auto-arroge – droit, compétence et légitimité de différencier l’ivraie du bon grain…
Les Gilets jaunes ont au moins compris une chose : leurs enfants et petits-enfants vivront plus mal qu’eux et subiront la loi de fer d’une économie qui s’affranchit toujours des frontières et des souverainetés. « Le spectre qui hante l’Europe n’est maintenant plus celui des classes désireuses de s’emparer de l’Etat et de la richesse, c’est celui des déclassés, d’un peuple en perte de sécurité et de dignité. Les culpabiliser n’est certainement pas les apaiser. Et les psychiatriser n’est pas les convaincre », ajoutent les trois chercheurs.
Ils insistent : « … quand les grilles droite/gauche fonctionnent mal (ce qui ne veut pas dire qu’elles soient obsolètes), quand une partie de la population ne se reconnaît plus dans ceux qui sont censés la diriger ou lui dire quoi penser. Ce sont des moments où l’inévitable conflit de croyances et des intérêts n’est plus ritualisé par les appareils politiques et médiatiques. Dans ce cas, le Peuple ou sa fraction populiste veut prendre directement les affaires en main ; il se réclame justement de sa légitimité de peuple souverain ». Il intervient – souvent maladroitement – sur la scène politique pour jouer une autre pièce suivant d’autres règles. Il ne s’organise pas, justement pour défier toute espèce de domination comme l’analyse Yves Stourdzé dans son maître livre Organisation/anti-organisation5. Il mise sur La Société contre l’Etat comme l’a déjà raconté Pierre Clastres6.
DERRIÈRE LES ÉCRANS
Mais l’apport le plus original de l’étude de François-Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia réside dans la mesure de l’efficience des réseaux numérique sur le mouvement lui-même : « il est tentant chaque fois d’attribuer aux réseaux numériques un incroyable pouvoir d’organiser des révoltes et des protestations, mais aussi une redoutable capacité de troubler l’opinion en démocratie, voire de fausser le résultat des scrutins ».
Les chercheurs ne nient pas la dimension disruptive des progrès numériques imposés par l’évolution technologique, la mondialisation et la financiarisation des économies : « le mouvement des Gilets jaunes illustre l’une des questions majeures de notre époque : qu’est-ce que la technologie change à la politique ? Quels pouvoirs de rassemblement, de protestation, mais aussi de censure ou de déstabilisation portent les algorithmes ? »
Poursuivant une analyse très serrée des outils numériques, nos trois chercheurs ajoutent : « cette logique analytique permet de déconstruire les discours globaux et généralistes qui, de postulats bien souvent mal étayés, en viennent à dresser des conclusions qui altèrent totalement l’intégrité, la légitimité et, par-dessus tout, la réalité du mouvement politico-social ». Par de-delà la question du carburant, de la limitation de vitesse à 80 km, de la taxe carbone et de la fiscalité, l’analyse de la communication numérique montre que la figure du présidentielle est au cœur des critiques.
Ils concluent : « en agrégeant l’ensemble de nos six thématiques d’étude, on constate très nettement que, tant sur Facebook que sur Twitter, la part de voix du thème carburant est pour le moins marginale par rapport à d’autres sujets. Dès le début de la crise, ce sont respectivement la question du pouvoir d’achat et de la fiscalité, ainsi que la problématique institutionnelle, dans l’acception la plus large possible, qui structurent la conversation ». Plus loin : « cette crise politique telle qu’elle s’exprime sur les réseaux numériques, et comme nous avons essayé de le montrer, donne une place plus importante aux questions politiques, de justice fiscale ou encore de pouvoir d’achat qu’à la seule question du prix du carburant ».
UNE VIOLENCE PEUT EN CACHER D’AUTRES
En définitive, la « violence » et la « radicalité » du mouvement régulièrement dénoncée résulte davantage d’une violence sociale quotidienne, silencieuse et invisible, en tout cas bien plus radicale encore que celle des « casseurs », poussant chômeurs, agriculteurs, femmes chargées de famille aux pires extrémités, voire au suicide. Les causes profondes de la révolte elles-mêmes résultent d’une violence extrême de la mondialisation qui fait régresser nos sociétés à l’état de nature où n’a cours que la loi du plus fort.
Trois causes efficientes reviennent de manière récurrente à l’origine du mouvement des Gilets jaunes : la rupture entre l’Etat et la société civile ; l’incompréhension et l’inertie publiques finissant par produire une certaine solidarité entre « braves gens » avec une incompressible nécessité de commencer à expliquer comment on en est arrivé là et ce qu’il faudrait faire ; le retour du politique à travers un conflit qui revient : « oublions nos discours sur la post-modernité, la post-démocratie, la post-politique, la fin du social, la fin des partis ou la fin des haricots… Le tragique déborde la scène. Longtemps les temps ont été durs et les idées molles. C’est fini ! Bienvenue dans la jungle du réel ».
Certes, toutes les violences ne peuvent se réduire à des provocations policières. Cela dit, bien des questions demeurent sur l’incapacité des forces de l’ordre à neutraliser une centaine de casseurs Blacks Blocs et autres « anarchistes » peaux de lapin, inscrits pour la plupart sur des fichiers nationaux et européens.
DEBATS, HABILLAGES ET AJUSTEMENTS STRUCTURELS
Fidèle à un opportunisme idéologique non-écrit, les chaînes de télévision continue couvrent davantage le « grand débat présidentiel » que les manifestations des Gilets jaunes, à Paris et en régions. Après avoir été cordialement marginalisés, les maires sont aujourd’hui encensés par le pouvoir qui cherche à les transformer en agent de communication d’une parole tous azimuts, censée ramener le calme. Revêtant son costume de campagne présidentielle, Emmanuel Macron écoute un peu puis monopolise la parole.
Ayant exclu certains sujets sensibles comme la demande du rétablissement de l’ISF, le grand débat s’ouvre désormais sur à peu près tout : la carte et le calendriers scolaire, l’interdiction de la fessée et la culture bio. On voudrait noyer le poisson, on ne s’y prendrait pas autrement. Pour l’instant, la question reste de savoir à quoi cela va servir, le président de la République ayant répété à de nombreuses reprises que rien de le détournera de la poursuite des « réformes » nécessaires, selon lui, à la France.
Quelle est la finalité de ce grand débat national ? De nouveaux accords de Grenelle ? Un remaniement ministériel ? Une dissolution de l’Assemblée nationale ? Toujours est-il qu’il ne suffira pas de lâcher quelques miettes sociales et de procéder à un nouveau jeu de bonneteau fiscal. La demande qui s’exprime à travers la révolte des Gilets jaunes est profondément politique. Elle postule de vraies réformes institutionnelles, notamment pour déconcentrer et décentraliser le pays.
Cette demande politique s’exprime en triptyque :
1) comment restaurer une indépendance nationale garante de souveraineté et de liberté ? ;
2) comment réintégrer les marges de la République (régions périphériques, quartiers suburbains et Outremers) dans la communauté nationale ? ;
3) comment stopper le démantèlement des services publics et la casse du programme du Conseil national de la résistance (CNR) ?
Pour répondre à cela, il faudra certainement autre chose qu’un débat fourre-tout hypermédiatisé, afin d’ouvrir le chantier de réponses politiques et institutionnelles sérieuses, courageuses et durables.
Le petit livre de François- Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia 1 nous y aide !
1 François-Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia : Dans la tête des Gilets jaunes. V.A. Editions, décembre 2018.
2 Lu sur une pancarte : « Baissez les prix et le mépris ».
3 Rapportée par l’Opinion du 13 décembre 2018.
4 « Gilets jaunes : une enquête pionnière sur la révolte des revenus modestes », 11 décembre 2018 – Université de Bordeaux.
5 Yves Stourdzé : Organisation/anti-organisation. Editions Repères-Mame, 1973.
6 Pierre Clastres : La Société contre l’Etat. Editions de Minuit, 1974.
Vous pouvez lire des articles plus complets sur le site http://prochetmoyen-orient.ch/
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