TEHERAN 

 Si les embouteillages de Téhéran sont source de plaisanteries multiples – comme par exemple
 celle consistant à dire qu’ainsi les passagers des voitures immobilisées peuvent poursuivre leur nuit en s’y endormant – , d’une dérision qui puise dans 7000 ans de culture éternelle, les difficultés de circulation de la ville – qui dépasse désormais dix millions d’habitants – disent aussi bien d’autres choses. 

D’abord que malgré l’accord signé sur le dossier nucléaire (14 juillet 2015), la situation économique reste difficile parce que les grandes banques sous tutelle américaine bloquent toujours la reprise des grands investissements étrangers. Cela dit, on croise moins – dans les rues de Téhéran -, de mendiants et de sans logis qu’à Paris, Londres ou Madrid.

Mais cette situation contribue à multiplier les recours aux secteurs informels. Beaucoup d’habitants de la capitale s’improvisent taxis et transporteurs en tous genres, augmentant d’autant les flux de circulation. Aux carrefours les marchands de fleurs et les laveurs de pare-brises sont plus nombreux. La pollution et le stress des employés, qui font parfois six heures quotidiennes de trajet, multiplient d’autant les pathologies nerveuses et autres maladies cardio-vasculaires. C’est l’un des aspects de la nouvelle guerre sourde et invisible que les Etats-Unis poursuivent résolument contre l’Iran et sa population.

Sur la route de l’aéroport Iman Khomeiny, de grandes publicités habillent les viaducs qui enjambent les échangeurs autoroutiers : Global Market in your hands… En fait, le marché global reste, plus que jamais, inaccessible et interdit aux opérateurs iraniens parce que le gouvernement israélien – et malgré d’exécrables relations avec l’ancienne administration Obama – a réussi à obtenir que les grandes banques internationales empêchent le retour de l’Iran dans l’économie mondiale. Certes, nombre de micro-projets sont en cours, mais les grands programmes touchant aux hydrocarbures, aux infrastructures et aux nouvelles technologies, sont systématiquement sabotés et passés sous les fourches caudines des sanctions américaines qui perdurent (en matière de lutte anti-terroriste notamment – Allez comprendre pourquoi !); tandis que la nouvelle administration Trump vient d’adopter de nouvelles rétorsions contre plusieurs dizaines de personnes privées et sociétés iraniennes, même si elles sont installées en Chine, au Liban et aux Emirats arabes unis.

A la veille de l’élection présidentielle de mai prochain, cette nouvelle guerre fragilise le président Rohani et encourage les conservateurs à présenter un candidat qui pourrait remettre en cause l’accord nucléaire. Ces derniers, du moins certains d’entre eux – à commencer par le président du parlement et plusieurs dirigeants des Gardiens de la Révolution – savent parfaitement que la nouvelle administration Trump cherche à pousser l’Iran dans ce piège…

Le 11 novembre 2016, prochetmoyen-orient.ch écrivait : « Trump, tout changer pour que rien ne change ! » Le constat était malheureusement prémonitoire, les nouvelles sanctions américaines contre l’Iran ayant été étrangement adoptées quelques jours avant la première visite officielle du Premier ministre israélien à Washington, alors qu’un porte-parole de la Maison blanche reconnaissait « qu’elles étaient dans les tuyaux avant même le changement d’administration… ». Ce n’est pas la première fois – dans l’histoire récente – que les Etats-Unis recourent à de telles mesures pour punir un ou plusieurs pays dont l’évolution ne sert pas leurs intérêts.

Un exemple ! L’auteur de ces lignes a eu la chance de « couvrir » la révolution sandiniste au Nicaragua en juillet 1979, moment emblématique pour l’Amérique centrale et l’ensemble de l’Amérique Latine, alors théâtre privilégié de la Guerre froide. Face à la réforme agraire, à la nationalisation de la United Fruit Company – la plus ancienne entreprise bananière américaine (1899) -, à la promotion des femmes et à une nouvelle constitution plus démocratique, Washington a aussitôt déclenché l’Operation Golden Pheasant (Faisan doré). Ce plan a mis aussitôt en œuvre un blocus économique, bancaire et commercial, tout en attisant une rébellion armée aux frontières nord et sud du Nicaragua, les tristement célèbres Contras, des mercenaires recrutés dans la communauté cubaine anticastriste de Miami, parmi les factions centro-américaines d’extrême-droite, jusqu’au sein de la communauté vietnamienne installée aux Etats-Unis.

Le blocus et les sanctions économiques font des ravages parmi la population civile dont la situation alimentaire et sanitaire ne cesse de se dégrader. En 1989, la guérilla des Contras prend fin avec la signature de l’accord de Tela qui prévoie la démobilisation des combattants du Front sandiniste de libération nationale et des Contras. Un an plus tard – en 1990 -, des élections « démocratiques » voient l’élection d’une coalition de partis opposés au Front sandiniste, présidée par Violeta Barrios de Chamorro, obtenant 54,2% des voix. Les Sandinistes quittent le pouvoir. Le Nicaragua rejoint l’ordre américain s’ajoutant à d’autres évolutions régionales qui aboutissent à la chute du Mur de Berlin, la fin de la Guerre froide et le début d’une mondialisation orchestrée par Wall Street, la City et Bruxelles.

Depuis, la liste des négociations et accords internationaux – initiés, sinon signés par Washington, mais dont le respect et la mise en oeuvre sont aussitôt oubliés – s’allonge. Citons seulement la longue négociation qui aboutit au référendum d’autodétermination des 9 et 15 janvier 2011 : le Soudan est amputé d’un tiers de son territoire, le Soudan du Sud faisant sécession le 9 juillet 2011. Malgré la reconnaissance immédiate de ce nouvel Etat par Khartoum et l’acceptation du partage des ressources pétrolières qui en découle, Washington appuie et arme des groupes armés du Nil Bleu et du Sud-Kordofan qui s’infiltrent au Soudan pour y attiser une rébellion armée. Dès 2013, le Soudan du Sud sombre dans une guerre civile particulièrement sanglante entre partisans du président pro-américain Salva Kiir et ceux du vice-président Riek Machar, tandis que les Majors américaines mettent la main sur les plus grands gisements pétroliers. Le cas soudanais illustre non seulement la logique des accords internationaux initiés et supervisés par Washington et de ses agressions armées sous-traitées, mais aussi l’évolution beaucoup plus pernicieuse de l’extra-territorialité du droit américain telle qu’elle a été magistralement étudiée par le politologue Hervé Juvin1.

Autre cas parfaitement exemplaire qui vient de revenir à la une de l’actualité : la mort des Accords d’Oslo. Menés en parallèle de la Conférence de Madrid de 1991, ces accords devaient aboutir au document de paix signé à Washington le 13 septembre 1993 en présence de Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, de Yasser Arafat, président du comité exécutif de l’OLP et de Bill Clinton, président des États-Unis. Cette signature instaurait le principe d’une autonomie palestinienne temporaire de cinq ans pour progresser vers une paix plus durable. La poignée de main entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin devant la Maison-Blanche et Bill Clinton faisait ainsi renaître l’espoir de l’établissement d’une paix durable entre l’État d’Israël et l’OLP, et celui de la création de deux Etats.

Le processus d’Oslo a été complété le 4 mai 1994, par l’Accord de Jéricho-Gaza qui investissait la nouvelle Autorité nationale palestinienne de pouvoirs limités. Enfin, l’accord intérimaire sur la Cisjordanie et la Bande de Gaza ou « Accord de Taba », qui était signé à Washington le 28 septembre 1995, prévoyait les premières élections du Conseil législatif palestinien et impliquait un découpage négocié des territoires palestiniens en zones où les contrôles israélien et palestinien s’appliquaient de façon différente, dans l’attente de négociations complémentaires à venir.

Largement soutenue par la communauté internationale, cette tentative de paix sera mise en difficulté entre 1996 et 1999 à la suite du durcissement des positions israéliennes sur les thèmes cruciaux du statut de Jérusalem et du problème du retour des réfugiés palestiniens. Les positions les plus extrêmes s’expriment durant les années qui suivent, notamment lors de l’assassinat de Yitzhak Rabin en 1995 par un étudiant israélien d’extrême-droite. Gelé après 2000 par les provocations répétées d’Ariel Sharon et le déclenchement de la seconde Intifada, le processus d’Oslo n’avait pu être relancé. Dans une entrevue de 2001, ne sachant pas que les caméras tournaient, Benyamin Netanyahou s’est vanté d’avoir fait échouer les accords d’Oslo au moyen de fausses déclarations. Il déclarait alors : « j’interpréterai les accords de telle manière qu’il sera possible de mettre fin à cet emballement pour les lignes d’armistice de 1967. Comment nous l’avons fait ? Personne n’avait défini précisément ce qu’étaient les zones militaires. Les zones militaires, j’ai dit, sont des zones de sécurité ; ainsi, pour ma part, la vallée du Jourdain reste une zone militaire ».

Seize ans plus tard, Donald Trump accrédite ces mensonges et ces tromperies avouées de Netanyahou et exauce son vieux rêve du Grand Israël et la disparition annoncée de la Palestine historique. Il est à craindre que ce déni d’Histoire ne provoque de nouvelles émeutes et guerres meurtrières, non seulement en Palestine et au cœur même d’Israël, mais aussi plus largement dans d’autres régions des Proche et Moyen-Orient… sans parler de la récupération que des mouvements terroristes ne manqueront pas de faire de cette injustice pour continuer à commettre d’autres attentats en Asie, en Afrique, en Europe, sinon aux Etats-Unis…

La semaine dernière à Téhéran, la sixième Conférence internationale de soutien à l’Intifada palestinienne, a été l’occasion de rappeler et déconstruire cette logique et le déterminisme de sanctions sélectives, de blocus orientés et de non-respect des accords passés. En présence d’un millier d’invités représentant une cinquantaine de pays et une trentaine d’ONGs, le Guide de la Révolution – l’ayatollah Sayed Ali Khameneï – a proclamé que « la Palestine peut et doit être le pivot de l’unité de tous les pays des Proche et Moyen-Orient », ajoutant que « dès le début, la République islamique d’Iran a insisté sur l’inexactitude de la stratégie du compromis et a mis en garde sur les effets nocifs et les lourds dommages qu’elle provoquerait ».

Le Guide a expliqué pourquoi et comment « la résistance continue à Gaza – qui s’est transformé en forteresse invincible – montrant durant plusieurs années de guerre que le régime de Tel-Aviv était trop faible pour pouvoir résister à la volonté de toute une nation », avant de citer les groupes engagés dans la résistance : Saraya al-Qods (Mouvement du Jihad islamique), Kataeb Izz ad-Din al-Qassam (Hamas), Kataeb ash-Shuhada al-Aqsa (Fatah) et Kataeb Abu Ali Mustafa (Front populaire pour la libération de Palestine). Il a appelé ces différentes composantes à l’unité : « l’existence de divergences d’opinions est naturelle et compréhensible en raison de la diversité des tendances de ces organisations, et tant que ces divergences restent limitées, elles peuvent mener à une coopération et un approfondissement du combat du peuple palestinien ».

L’ayatollah Khameneï a insisté à plusieurs reprises sur la nécessité de « l’unité nationale sur la base d’un plan jihadiste, constituant une nécessité nationale pour la Palestine. Nous espérons que toutes les orientations s’efforceront de réaliser cette union… »

Enfin, dans un contexte géopolitique régional particulièrement dégradé du fait des offensives saoudiennes en Syrie, au Yémen et à Bahreïn, le Guide a conclu en lançant un appel : « cette conférence peut être un modèle pour tous les Musulmans et toutes les nations de la région, afin de les aider à surmonter leurs divergences en s’appuyant sur ce qui les rassemblent pour préparer le terrain – en dépassant chacune de ces divergences – au renforcement croissant de l’Ummah de Muhammad (paix et salutations sur lui) ». Plusieurs organisations palestiniennes ont aussitôt prolongé le message du Guide en insistant sur la portée universelle de la Résistance palestinienne impliquant non seulement tous les Musulmans mais aussi les Chrétiens et l’ensemble des communautés vivant aux Proche et Moyen-Orient.

L’intervention du chef de la délégation libanaise – Nabih Berry – président du parlement libanais, a été particulièrement applaudie lorsque ce dernier a proposé la fermeture de toutes les ambassades arabes à Washington, si Donald Trump venait à mettre en œuvre sa promesse de campagne visant le transfert de l’ambassade des Etats-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem ! Le président du parlement iranien Ari Larijani a aussitôt repris la balle au bond en demandant à Nabih Berry de se charger de cette « salutaire initiative » en assurant et coordonnant le suivi et la réalisation concrète de l’appel..

Adopté et diffusé le 22 février dernier, le communiqué final de la Conférence a appelé la communauté internationale à prendre ses responsabilités pour faire pression sur le régime de Tel-Aviv afin de mettre fin aux atrocités liées à l’occupation, la colonisation et l’oppression dans les Territoires palestiniens occupés. Par ailleurs, le texte condamne la « politique de judaïsation » de Jérusalem et toutes espèces de normalisation avec le régime de Tel-Aviv. Il demande l’application du droit naturel au retour des réfugiés sur leurs terres ancestrales et salue les efforts internationaux, y compris les activités des organisations civiles qui luttent contre la banalisation des violations permanentes des résolutions du Conseil de sécurité dans la région. Enfin, le texte souligne les dangers croissants des armes nucléaires israéliens et demande aux organisations internationales d’engager un désarmement nécessaire pour assurer la paix et la sécurité mondiales.

Cet appel de Téhéran intervient dans un moment particulièrement décisif marqué par trois tendances lourdes : le renforcement d’un axe Washington – Tel-Aviv et son corollaire obligé d’une nouvelle guerre économique, voire pire, contre l’Iran ; l’augmentation spectaculaire des investissement saoudiens aux Etats-Unis en parallèle à l’engagement croissant de Riyad en Syrie, au Yémen et à Bahreïn ; enfin, les efforts de Moscou et Téhéran initiés par Astana I et II afin de consolider les efforts de médiation diplomatique pour trouver une issue à la guerre civilo-globale de Syrie. Dans ce contexte, les Etats-Unis poursuivent une obsession centrale : empêcher l’Iran de redevenir la puissance régionale majeure, trait d’union, sinon passerelle entre l’Asie (Inde et Chine), les Proche et Moyen-Orient et leurs prolongements africains et méditerranéens.

En définitive et en dépit de l’accord sur le dossier nucléaire, la nouvelle guerre des Etats-Unis contre l’Iran reprend actuellement toute sa vigueur parce que Téhéran réaffirme son soutien à une Palestine revenue au cœur du grand jeu proche et moyen-oriental ; parce que – dans le cadre d’une recherche de sortie de crise en Syrie – Washington et Tel-Aviv cherchent à promouvoir l’Arabie saoudite et la Turquie comme puissances régionales au détriment de l’Iran.

Richard Labévière
27 février 2017