COVID
LES « USURIERS » MAFIEUX À L’AFFŪT
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Pierre Delval (*)
Criminologue
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C’est une conséquence méconnue de la pandémie : les organisations criminelles jouent les sauveteurs d’entreprises en péril. Et c’est tout bénéfice pour elles. L’auteur lance ici un cri d’alarme.
e 15 décembre 2020, durant sa 40ème réunion, le CERS (Comité européen du risque systémique) estimait que la principale source de risque systémique dans l’Union européenne provenait de l’impact négatif de la pandémie de COVID 19 sur l’activité économique. Selon ce même comité, cette situation COVID, sans précédent au niveau européen, a toutes les « chances » de donner lieu à des défaillances généralisées dans le secteur privé. Dans ce contexte de menaces de faillites massives, le CERS demande aux banques d’être proactives, en décelant et en provisionnant le plus tôt possible les créances douteuses qui ont peu de chances d’être remboursées. Il appelle également les pouvoirs publics à maintenir les mesures politiques de soutien jusqu’à la reprise économique, afin que cette dernière puisse partir sur des bases saines.
Sur la forme, les recommandations du CERS sont parfaitement cohérentes, sur le fond il est impensable aujourd’hui que tous les États membres de l’UE puissent suivre ces consignes. C’est le cas de l’Italie.
Il était prévu à la fin dernier que la dette publique y atteindrait 159,8% du PIB dès janvier 2021, soit le deuxième ratio le plus élevé dans la zone euro, derrière la Grèce, et son plus haut niveau depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Ce ratio vertigineux s’est confirmé en mars 2021. Or, malgré la révision à la hausse de sa prévision de déficit, l’Italie a adopté le 15 avril dernier une nouvelle rallonge budgétaire de 40 milliards d’euros qui s’ajoutent aux 32 milliards déjà débloqués en janvier 2021. Depuis le début de la pandémie, le gouvernement de Mario Draghi a déjà mobilisé plus de 130 milliards d’euros pour relancer les secteurs économiques mis à l’arrêt pendant les périodes de confinement. Une grande partie de ces rallonges budgétaires successives a été affectée à des urgences pour soutenir des sociétés et des auto-entrepreneurs en difficulté.
Si le gouvernement italien se veut rassurant pour ces prochains mois, le patronat italien, lui, tire la sonnette d’alarme. Pour Carlo Bonomi, le président de la Confindustria, les conséquences économiques de la pandémie émergeront violemment cet automne. Selon le patron des patrons, « les interventions qui ont été mises en place par le gouvernement ne produisent pas d’effet, les crédits aux entreprises n’arrivent pas ». Toujours selon Carlo Bonomi, pour obtenir une aide de l’État, l’entreprise doit fournir un plan d’activité sur 16 ans ! Ainsi, les entreprises italiennes dénoncent une politique très éloignée des problèmes des entrepreneurs et prévoient un avenir court terme des plus dangereux. Toutes prédisent le spectre d’une multiplication de faillites. 17 500 entreprises devraient déposer le bilan en 2021, soit une hausse de 60% comparée à 2019.
Et les mafias le savent.
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Le mois dernier, Vittorio Rizzi, directeur central de la police criminelle italienne, a présenté dans un rapport circonstancié les risques d’infiltration de l’économie légale par le crime organisé, à la faveur de la pandémie de COVID 19. Selon lui, la mafia dispose d’énormes sommes d’argent à recycler dans l’économie légale.
L’annonce n’est pas un scoop et la démarche peu surprenante. Elle ne fait que confirmer les « décèlements précoces » des criminologues les plus avertis. Usures, extorsions et tentatives de rachat illégales des commerces et des entreprises en difficulté deviennent monnaie courante dans un pays miné par la crise sanitaire depuis les mesures de confinement. Selon Luigi Ciatti, avocat et fondateur de l’association romaine Ambulatorio antiusura, spécialisée dans la lutte contre le racket et l’usure, « l’Italie risque d’avoir toute une économie corrompue. Elle pourrait finir en quelques années, voire en quelques mois, entre les mains des mafias ! ». Considérant que les mafias sont en train de gagner ce pari, l’avocat réclame la création d’un registre spécial pour enregistrer les cessions d’activité en cette période COVID.
Luigi Ciatti n’est pas le seul à s’alarmer. L’association SOS Impresa estime qu’aujourd’hui la mafia est la première banque d’Italie. De fait, les mafias disposent d’immenses liquidités et peuvent prêter de l’argent immédiatement. Elles profitent tout simplement d’une situation dans laquelle les banques italiennes ont un comportement attentiste face à un environnement économique peu propice à la prise de risques. Face à la lenteur de décisions des instituts de crédits, les entreprises qui ont un besoin urgent d’argent frais pour survivre se laissent facilement entraîner dans la spirale usuraire des organisations criminelles. Une aubaine pour ces dernières qui peuvent ainsi infiltrer des nouveaux secteurs de l’économie ou renforcer leur emprise sur des pans entiers de l’économie italienne.
Les usuriers à l’œuvre
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Selon les chiffres de la justice italienne, elles écrasent un cinquième des entrepreneurs italiens de 100 milliards d’euros de prélèvements illégaux, soit 7% du PIB, avec un taux de 50% supérieur à celui appliqué en moyenne par les banques. Pire encore, elles exigent en un an le remboursement du double de la somme avancée. Auquel cas, faute de remboursement dans les délais impartis, les usuriers rachètent la majorité des parts de l’entreprise à un prix nettement inférieur à sa valeur réelle.
Cette situation n’est pas nouvelle. Elle ne fait que s’amplifier depuis la COVID 19. De 2008 à 2013, l’usure avait déjà progressé de 30%. « Les derniers mois de confinement ne sont qu’une lamentable répétition des faits constatés il y a 8 ans » affirment Confcommercio, la Confédération générale du commerce, ainsi que le ministère de l’intérieur italien. Dans sa juridiction, la procureure Alessandra Dolci, à la tête de la direction antimafia de Milan, constate que les cols blancs de ‘Ndrangheta, la puissante Mafia calabraise, ont été les premiers à proposer des prêts à hauteur de 300.000 euros aux entrepreneurs au bord de la banqueroute.
Mais au-delà de l’usure, du Nord au Sud de la Péninsule, ces escrocs en bande organisée s’adaptent aux besoins et savent se rendre indispensables. En offrant nourriture, argent et matériel sanitaire aux plus démunis, ils espèrent renforcer leur légitimité et davantage s’insérer dans la société au moment de la reprise économique. La méthode a déjà fait ses preuves dans le passé et la mafia est loin d’être la seule à l’utiliser. L’un des objectifs pour les organisations criminelles : se substituer à l’État. Elles obéissent comme toujours à un mode de fonctionnement précis dont le but n’est pas uniquement de générer de l’argent, mais de gagner en légitimité et de s’enraciner dans une communauté ciblée afin de devenir plus puissantes et de mieux échapper aux radars des brigades antimafias.
La situation de catastrophe sanitaire que le monde vient de vivre est un « terrain de jeu » idéal pour les organisations criminelles internationales. Les mafias, dans leur domaine, ont su une fois de plus exploiter au mieux, leur capacité à répondre de manière alternative aux besoins d’une partie des entreprises italiennes en souffrance. Et une fois encore, le gouvernement italien ainsi que l’UE ont fait preuve d’aveuglement. Comme dirait le criminologue Xavier Raufer : « n’ont pas vu, ou pas voulu voir ».
Entre une économie profondément malade et un arrêt brutal du commerce mondial pour raisons COVID, la prédation des organisations criminelles vis à vis des entreprises les plus fragiles était inévitable. Or, comme d’habitude, de nombreux pays n’ont pas su mettre en place, en accompagnement des mesures économiques prises pour endiguer la pandémie, les moyens préventifs de lutte contre la criminalité financière. Les signaux faibles, les signes avant-coureurs, ont été ignorés. L’Italie en a fait les frais. Quel prochain État membre de l’UE sera la nouvelle victime ?
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(*) Pierre DELVAL est criminologue et criminaliste, spécialiste de la lutte contre le commerce illicite et le financement du terrorisme. Il œuvre depuis 37 ans auprès de grandes entreprises, d’institutions internationales et de gouvernements sur les cinq continents, pour analyser et prévenir les menaces du crime organisé transnational, ainsi que pour mettre en place des stratégies de lutte contre les phénomènes criminogènes. Professeur en criminologie à l’École de droit et de sciences politiques de l’Université Centrale de Tunis, il est également auteur de nombreux ouvrages spécialisés et articles en matière de contrefaçon crapuleuse, de contrebande et de financement des organisations criminelles. Il a fondé la chronique criminologique du mensuel Financial Afrik. |
Bonne lecture et rendez-vous le 26 juillet 2021
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