Frontières abolies
entre
travail et loisirs
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;Olivier Passet (*)
Directeur de la recherche,
Xerfi
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C’est un curieux effet du capitalisme : le temps du travail et le temps des loisirs ne sont plus séparés. C’est ce que veut démontrer l’auteur, illustrant, sans le vouloir, la doctrine politique en vogue du « en même temps ».
L’économie néoclassique est bâtie sur l’hypothèse d’un arbitrage travail-loisir. Comme si la vie humaine était scindée en deux espaces dissociés et arbitrables : celui du travail, qui nous relie à l’économie et celui du temps libre, qui nous relierait à la sphère privée, à celle de l’épanouissement personnel. Cette dualité allant de pair avec l’idée que le progrès a vocation à réduire la pénibilité du travail et à accroître l’espace dédié aux aspirations individuelles et au libre arbitre. Cette séparation relève pourtant de la fiction.
La dimension économique du temps libre
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Dès lors que l’on reboucle la production sur la consommation, le temps « dit libre » reprend sa dimension économique, non dissociable de la production, variable stratégique manipulable, aussi essentielle à l’économie que le temps travaillé. Le temps dit libre est traversé, comme celui consacré au travail, d’enjeux d’efficacité, de subordination, de manipulations. Faire toujours plus dans un temps limité, c’est au fond la même loi qui régit les deux sphères, le développement économique ne pouvant se concevoir sans que le temps consacré à l’acquisition, à l’usage de la production et à l’attention portée aux produits n’occupe une place croissante dans la vie de chacun. Le marketing, le design, les modes de distribution sont là pour façonner nos désirs, nos modes de vie, pour qu’à l’intensification du temps de travail réponde l’intensification des temps de loisir. Et la technologie, loin de se limiter aux process productifs, devient un élément clé pour conjurer la rareté du temps, en le rendant toujours plus dense, en rognant les quelques espaces de pure vacuité et en accroissant notre ubiquité.
Cela n’est pas nouveau. Sans remonter trop loin dans le temps, les Trente Glorieuses offrent l’illustration d’un premier bouleversement. Avec d’un côté l’explosion du marketing téléguidant nos désirs, de nouveaux modes de distribution, supermarchés-hypermarchés, espaces de tentation et de consommation intensive, transformant l’individu en stakhanoviste de l’achat rapide et massif, sans filtrage d’un vendeur. De la voiture et son coffre en haillon qui équipe le consommateur, à la télévision qui bien au-delà de la pub influence son comportement, en passant par l’équipement ménager qui le libère du temps domestique, la technologie, à tous les niveaux, a dès cette époque accru le rendement de la consommation.
Le numérique repousse les limites de la marchandisation de notre temps
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;Les enquêtes emploi du temps un peu datées de l’Insee ne nous disent pas grand-chose des bouleversements en cours. Elles ont cependant le mérite de mettre en relief les grandes constantes souvent contre-intuitives qui caractérisent la répartition des temps.
Avec, en premier lieu, la prise de conscience que le temps de travail ou d’étude des plus de 15 ans, ne représentait que 3h15 par jour en 2010, l’essentiel de l’activité humaine se situant ailleurs.
3h15 de notre temps éveillé étaient consacrées aux repas, à la toilette et aux soins (appelé temps physiologique).
3h10 étaient dédiées à du temps domestique (ménage, courses, jardinage, bricolage, soins aux enfants, etc.).
2h40 aux écrans (télé, jeu internet).
41 min consacrées au trajet domicile-travail pour les actifs en emploi.
52 min consacrées à d’autres trajets, et ensuite quelques miettes dédiées à la lecture, le sport, la sociabilité. Tout cela semble assez figé depuis les années 80.
Or, c’est l’idée même de compartimentation des temps qui a volé en éclats et qui introduit la révolution à tous les étages aujourd’hui. C’est d’abord 5 heures consacrées en moyenne par les individus de la planète à leur smartphone, et le déluge d’applications, de divertissements qui en découlent. Un temps qui vient d’abord se superposer aux autres temps et brouiller les frontières temporelles, que ce soit celles du travail, du transport, des repas, des moments de convivialité ou même de l’usage des autres écrans. Un temps qui devient ainsi le nouvel idéal d’un capitalisme trop à l’étroit dans une journée de 24 heures.
Le smartphone s’est ainsi érigé en premier vecteur d’influence et de traçage du consommateur, se faisant de la sorte un redoutable instrument d’influence. À quoi s’ajoutent des outils de planification du temps qui participent à l’optimisation de nos activités. De plus en plus d’intelligence artificielle par exemple, destinée à accélérer, anticiper nos choix, notamment d’achat. Ou encore des technologies de travail à distance, qui visent à libérer le gisement mal exploité du temps consacré au transport domicile-travail.
Que reste-t-il du temps libre dans tout cela, lorsque l’individu peut être traqué jusque dans son sommeil, délivrant des données personnelles ? Peu de choses, le numérique ayant clairement repoussé les limites de marchandisation de notre temps. Et réduit l’espace du temps dégagé de toute contingence économique.
Article extrait d’une vidéo publiée sur Xerfi canal, le mercredi 5 juillet 2023.
(*) Olivier Passet, titulaire d’un D.E.A « Monnaie, Finance, Banques », est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris (option Service Public). Chargé de mission puis chef du service économique et financier international du Commissariat général du Plan (2000-2006), il est ensuite chef du service Économie-Finances du Centre d’analyse stratégique auprès du Premier Ministre (2006-2011) et conseiller au Conseil d’analyse économique. En septembre 2012, il rejoint le Groupe Xerfi comme directeur des synthèses économiques. |
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