INSTITUTION MILITAIRE ET POLICE DE LA PAROLE

Général de corps d’armée (2S) Jean-Claude Thomann

La liberté d’expression des militaires est, comme pour tous les serviteurs de la République investis de responsabilités régaliennes (magistrature, corps préfectoral, police, etc…) contrainte par un devoir de réserve, dont le contenu, flou et fluctuant au gré des circonstances, gagnerait certainement, dans le pays de Descartes, à être précisé. Cependant, pour des raisons évidentes, il est clair que n’importe lequel de ces serviteurs de l’Etat, et donc serviteur à son corps défendant ou non des autorités politiques ayant le pouvoir exécutif, ne peut, es qualité et publiquement, tenir des propos polémiques ou non fondés sur des faits avérés sur cet Etat, ses responsables, ses objectifs, son fonctionnement et ses problèmes de tous ordres, en particulier dans le domaine d’action qui est le sien. Ainsi, et sauf circonstances exceptionnelles, les appréciations que peuvent porter ces serviteurs de l’Etat se doivent de rester « techniques », relever de leur domaine de compétence et in fine rester confinées au dialogue interne entre les différents niveaux de responsabilité de l’institution qui les accueille. Pour les armées, c’est, dans ce cadre, au haut commandement de recueillir ces appréciations, qu’elles soient positives ou négatives, et de s’en faire l’interprète au niveau politico-militaire, et ce, avec la discrétion imposée par le mécanisme même de la relation entre l’autorité politique et le commandement. Le rapport sur le moral établi annuellement par les chefs d’état-major relève de ce principe, quelles que soient les critiques qui peuvent être formulées sur sa validité réelle.

Mais cet impératif de discrétion ou de « non-publicité médiatique », en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en exergue des difficultés non résolues, des carences ou lacunes préjudiciables à la crédibilité tant du pouvoir politique que de l’institution militaire, est en fait une arme absolue dans les mains de l’autorité politique quand elle en abuse comme le montre la mésaventure récente du général SOUBELET, qui avait fait part à la commission de défense de l’Assemblée Nationale de son constat, en tant que responsable des opérations de la gendarmerie nationale, sur le contexte sécuritaire intérieur de notre pays: cet officier général avait cru qu’il était tenu à un devoir de vérité dans ses appréciations de situation s’agissant d’informer la représentation nationale. Mal lui en a pris, son non-usage de la langue de bois, ou son non-respect des fameux « éléments de langage », dès lors qu’il a été repris par la presse qui en a fait ses choux gras, a été très sévèrement sanctionné, ce qui montre qu’il faut distinguer ce qui peut être dit confidentiellement au pouvoir exécutif et doit être celé au pouvoir législatif, qui représente pourtant la communauté nationale mais est trop perméable aux media !

Au-delà des critères d’ordre fonctionnel qui peuvent être retenus pour justifier ou mettre en cause le devoir de réserve, et donc justifier des sanctions le concernant ou les critiquer, il convient sans doute de s’interroger sur ce qu’est la liberté d’expression, qu’on peut opposer au devoir de réserve, dans notre société contemporaine. Car, s’agissant de l’institution militaire, celle-ci, et c’est normal, ne peut échapper à « l’air du temps » et se trouve donc affectée par les évolutions de la société qu’elle est chargée de défendre et protéger.

Donc, quid de la liberté d’expression dans notre société démocratique moderne ?

Si on considère les media et ce qui s’y passe, elle est apparemment quasi-totale dès lors qu’elle ne vient pas heurter certaines références considérées comme fondatrices d’un « vivre ensemble » érigé en principe universel non négociable : d’où un corpus de « bien-pensance » imposé de plus en plus fortement et ouvertement à une société matraquée médiatiquement par une idéologie se voulant normative en particulier en matière de morale.

Cette situation est en fait le fruit d’une évolution forte du concept de liberté d’expression tel qu’il est défini dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. En effet si l’article 11 de la Déclaration met la liberté d’expression sous un certain contrôle, elle n’en devient pas moins un fait établi.

Mais à partir de 1972, avec la loi Pleven, qui a pour but de combattre le racisme et l’antisémitisme, commence une phase d’inflation législative qui restreint toujours plus les domaines dans lesquels l’expression est libre : loi sur la diffamation (1990), loi contre l’homophobie (2004), lois mémorielles (2001) qui conduisent d’ailleurs les historiens à protester solennellement sur le fait que l’Histoire n’est pas un objet juridique et que ce n’est pas à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. On constate donc une tendance croissante du pouvoir législatif à limiter les domaines où la liberté d’expression s’exerce sans entrave.

Ce mouvement législatif et ses conséquences judiciaires s’accompagnent du développement exponentiel d’une véritable « police de la pensée » qui s’impose à la société civile. C’est une pensée totalitaire, vulgarisée sous le vocable du « politiquement correct » et servie par des journalistes-procureurs. Il s’agit de contraindre la parole publique, de redéfinir la censure au service d’une idéologie issue de mai 1968 et illustrée par des philosophes et sociologues tels que DERRIDA, DELEUZE, FOUCAULT, BOURDIEU, PIKETTY ou ONFRAY qui, de manière plus ou moins directe, critiquent avec virulence la société capitaliste occidentale , coupable de tous les maux et d’un système d’oppression au profit de l’homme blanc. Pour cette mouvance, il faut déconstruire systématiquement cette société par tous les moyens et bien évidemment diffuser un discours n’autorisant pas la contestation, sauf à subir l’opprobre d’une nouvelle immoralité.

Ainsi force est de constater que notre institution militaire baigne dans un environnement sociétal dont la pensée est de plus en plus formatée sous la formidable pression des media, en particulier télévisuels, acquis à la cause du politiquement correct. La spécificité militaire ne met pas les armées à l’abri de la police de la pensée et plus encore de la police de la parole et, paradoxalement, toutes les tentatives, nombreuses, de limiter, voire nier cette spécificité concourent, en banalisant l’institution, à lui donner comme modèle et référence l’exemple de la société civile et de ses « mœurs ». Il n’y a en fait pas loin du devoir de réserve à la police de la parole : n’est-ce pas cette proximité qui, en commission de la Défense et des Affaires Etrangères du Sénat, a conduit un sénateur à demander au CEMA s’il ne pouvait pas faire taire ces officiers généraux en 2ème section qui critiquaient les choix budgétaires de l’autorité politique ? C’est bien ce concept non formulé de police de la parole dans la société civile qui banalise le devoir de réserve des militaires, y compris en retraite, et permet à l’autorité politique de le définir à sa guise, en fonction de ses intérêts.

Car cette police de la parole appliquée à l’institution militaire est le fait de la plupart des politiques dès qu’ils exercent le pouvoir exécutif et ce quel que soit leur positionnement partisan. C’est ainsi qu’un ancien premier ministre s’est permis récemment, dans une conférence à Sciences Po de Bordeaux, de dire ouvertement que les militaires n’avaient pas le droit de s’exprimer. Les exemples de cette attitude sont nombreux. On peut observer par ailleurs que la « civilianisation » des postes de responsabilité du ministère de la Défense, outre le fait qu’elle a pour but de ramener le statut des chefs militaires à celui de simple technicien de la chose opérationnelle, donc sans droit d’expression sur les sujets relevant du politico-militaire, concourt, par sa composante civile croissante, à introduire au sein du ministère cet « air du temps » qui fait de la police de la pensée un fait non négociable, sauf à le contester par une voie syndicale qui, fort heureusement, n’est pas encore à l’honneur dans le référentiel militaire des armées. Enfin, il n’est pas interdit de faire un rapprochement entre la « déconstruction » de la société civile et toutes les réformes de la société militaire s’attaquant à des principes fondateurs de l’état militaire tels que la spécificité, la disponibilité, l’unicité du commandement et tant d’autres !

Il s’agit donc bien, derrière les discours trop souvent lénifiants, d’une tendance sociétale lourde qui ne peut qu’impacter l’expression dans les armées. Devant ces nouveaux visages de l’arbitraire, et s’agissant d’une chose aussi sérieuse que la défense de notre pays, la préservation d’une véritable liberté d’expression dans le domaine de la Défense apparait ainsi plus que jamais une nécessité fondamentale, qui ne peut être le seul apanage des experts civils de tout poil qui s’érigent en penseurs de la réflexion stratégique militaire et hantent les media. Les militaires en activité étant fortement contraints sur ce sujet, il appartient à ceux que leur expérience, leur connaissance du milieu et leur réflexion qualifient de relever le défi de la libre expression des militaires. Les officiers généraux en retraite, qui sont dégagés de l’obligation de réserve liée à la position d’activité, doivent incontestablement s’engager dans ce challenge, en particulier par le canal du groupe de réflexion du G2S.

Cet article fait partie du dossier n° 19 réalisé par Le Cercle de réflexions du G2S

«  LIBERTE d’EXPRESSION » Consultable sur : http://www.gx2s.fr/

 le G2S, association selon la loi de 1901, est un groupe constitué d’officiers généraux de l’armée de terre qui ont récemment quitté le service actif. Ils se proposent de mettre en commun leur expérience et leur expertise des problématiques de défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, pour donner leur vision des perspectives d’évolution souhaitables de la défense.

 

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