SAUVER L’EUROPE : LE PLAN VÉDRINE, MYTHE DE SISYPHE…

« Est-il besoin de dire, dans ce contexte, la faillite de l’Europe ?»[1].

Hormis quelques doux rêveurs ou quelques idéalistes impénitents, ce constat d’échec du projet européen est aujourd’hui presqu’unanimement partagé dans la classe politique et médiatique, pour na pas dire par la classe politico-médiatique.

Après le temps des zélateurs (le « plus d’Europe ») vient celui des contempteurs (le « moins d’Europe »). Après le temps des hypocrisies (le « tout va très bien madame la marquise… ») vient celui des vérités (le « mais un tout petit rien… »).

Y compris le Monde, habitué de la dénonciation des populismes pour masquer l’effondrement de l’idée européenne, y va de son état des lieux : « L’Europe est plongée dans un désarroi dont ses dirigeants sont conscients. Ils réagissent en se mettant en retrait… L’heure n’est plus aux grands projets géostratégiques. C’est plutôt le temps de se défendre. L’humilité est de rigueur »[2]. Tout arrive à qui sait attendre !

C’est, aujourd’hui, au tour de l’ex-ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, Hubert Védrine de nous faire  part de son diagnostic et de son remède pour sauver l’Europe[3]. Cédant à l’esprit du temps, ce « médecin du monde »[4] nous livre la quintessence de sa pensée dans un bref opuscule d’une centaine de pages, de format poche, très en vogue de nos jours[5]. Cette nouvelle réflexion d’Hubert Védrine, consultant en relations internationales, traduit, d’abord, une continuité dans sa pensée (le mépris des peuples par les dirigeants européens et les institutions de Bruxelles), ensuite, une cohérence dans son diagnostic (une crise existentielle de grande ampleur du projet dans sa dimension intérieure et extérieure) et, enfin, une originalité dans son remède (un triptyque : pause, conférence, refondation).              

UNE CONTINUITÉ DANS LA PENSÉE : « UN DÉCROCHAGE MANIFESTE DES PEUPLES »

Se fondant sur un socle conceptuel et intellectuel pérenne, Hubert Védrine lance un avertissement permanent et récurrent, résultat d’une synthèse particulièrement juste.

Un socle conceptuel pérenne. La pensée d’Hubert Védrine, qui se tient sagement au-dessus de la mêlée politicienne, ne nous est pas totalement inconnue tant ses prises de position régulières sur la question européenne sont frappées au coin de la cohérence, du réalisme, du bon sens et de la continuité. Cela vaut également sur les grandes problématiques des relations internationales de ce début de XXIe siècle (gouvernance mondiale, communauté internationale, sécurité, crises du Proche et du Moyen Orient, relation transatlantique, environnement…) Qualité de plus en plus rare chez nos hommes politiques qui confondent souvent vaines querelles de politique intérieure et hauteur indispensable du débat international ! Qui confondent dans la foulée temps court et temps long, tactique et stratégie, passion et raison, souhaitable et possible !

Un avertissement permanent. Pour en revenir au sujet qui nous intéresse, nous renverrons nos lecteurs soit à des ouvrages collectifs[6] ou individuels[7] d’Hubert Védrine dans lesquels la problématique européenne est replacée dans son contexte international plus général, soit à ses prises de position dans la presse écrite plus spécifiquement ciblées sur la crise du projet européen et dont les titres constituent autant d’avertissements clairs. Nous nous en tiendrons à deux exemples emblématiques parmi d’autres : l’un dans le Monde[8] (« C’est tout simplement l’épreuve de vérité démocratique, pour un projet historique qui court à sa perte s’il n’est pas fondamentalement redéfini ») et l’autre dans le Figaro[9] (« Je trouve consternant l’aveuglement de certaines élites qui ne veulent jamais se remettre en cause et acceptent de voir dépérir le lien avec la démocratie »). La liste n’est pourtant pas exhaustive. L’auteur fait preuve d’une constance méritant louange dans ce monde de girouettes.

Une synthèse juste. La première partie de son opuscule (« Un décrochage manifeste des peuples », une vingtaine de pages) plante agréablement le décor. On connait le penchant de l’auteur à se comporter en interniste, animé du désir de poser le bon diagnostic sur les maux de la (dé)construction européenne : « L’Europe, ou plus exactement l’Union européenne, est dans un état grave de déréliction ou tout au moins d’hébétude… La fragilité de l’Union européenne est profonde ». Rien d’original, direz-vous ! Au-delà des maux institutionnels qu’il juge secondaires, Hubert Védrine nous livre la raison principale de cette situation : « le fossé entre élites européistes et populations s’est ainsi creusé au fil des années. Il est devenu le problème numéro un. Le plus dangereux ». Alors que les signaux de ce désamour entre les peuples et l’Europe étaient nombreux, il faudra attendre le coup de tonnerre du « Brexit » pour que les dirigeants politiques prennent la véritable mesure de ce décrochage.

Mais, comme toujours, la force de la démonstration d’Hubert Védrine tient à sa capacité à aller toujours plus loin et plus profond dans l’analyse.

UNE COHÉRENCE DANS LE DIAGNOSTIC : « DE MAUVAISES RÉPONSES À UNE CRISE EXISTENTIELLE »

Hubert Védrine dénonce la stratégie de la fuite en avant suivie au cours des dernières années qui conduit à recentrer le projet sur certains sujets. Tout ceci amène à soigner l’allergie à des peuples à l’Europe à coups d’allergisants.

La stratégie de la fuite en avant. Alors que l’Union européenne est aujourd’hui « un organisme affaibli, miné de l’intérieur » et « un ensemble fragilisé qui doit relever des défis extérieurs redoutables », que ne trouvent pas de mieux à faire ses dirigeants et son élite européiste (de plus en plus minoritaire aujourd’hui, bien heureusement) ? Outre qu’ils esquivent la moindre autocritique, ils s’en tiennent à la parabole du vélo : si l’Europe n’avance pas (en un mot le recours au plus d’Europe), elle risque fort de chuter. Outre qu’ils continuent de stigmatiser les « égoïsmes nationaux », ils ont toujours la même antienne : la fuite en avant institutionnelle, en particulier une plus grande intégration de la zone euro grâce à la création d’un super ministre des Finances, d’un budget, d’un Trésor. Il y a le feu à la Maison et on nous propose de changer les peintures qui ne sont plus dans l’air du temps. Bienvenue dans le Royaume d’Utopie.

Le recentrage de l’Europe. Alors que l’Union européenne va mal – nous sommes bien évidemment dans la litote diplomatique -, le meilleur remède consisterait, selon nos Pic de la Mirandole, à se recentrer sur les seuls sujets susceptibles de remporter l’adhésion de citoyens blasés par les normes abracadabrantesques que leur impose la commission au nom de l’intérêt général. Pêle-mêle, on évoque, dans les milieux bien informés chers à Coluche : la sécurité, la défense, la croissance, l’emploi, l’immigration la jeunesse. Tout ceci est bel et bien bon ! Mais comme le souligne si justement, Hubert Védrine, de quoi parle-t-on au juste ? Que se cache-t-il bien derrière tous ces mots valise qui veulent tout dire et ne reine dire à la fois ? La réponse est loin d’être évidente pour le commun des mortels que nous sommes. « N’est-ce pas aggraver ce qui a nourri déjà le ressentiment général », s’interroge l’auteur avec une légère pointe d’ironie ?

Le soin de l’allergie à coups d’allergisants. Alors que l’Union européenne traverse une véritable « crise existentielle », les bons docteurs Diafoirus, qui se penchent très régulièrement au chevet du malade nommé Europe qui se porte de plus en plus mal, continuent comme avant. Leurs ordonnances se résument, après chaque sommet des chefs d’état et de gouvernement, en des communiqués officiels aussi flamboyants que décalés. Il faut au moins reconnaître que les photos de famille sont superbes. Bien évidemment, au lieu de s’améliorer la santé du patient ne fait que s’aggraver. Chaque élection apporte un démenti cinglant à l’efficacité de la pharmacopée de nos médecins imaginaires. En dernière analyse, au lieu de faire vraiment, on fait semblant. Mais, les premiers concernés, les peuples ne sont plus sensibles à ces astuces éculées de joueurs de bonneteau. Pire encore, ils le font savoir au grand dam des élites incrédules.

Hubert Védrine passe enfin au remède qu’il propose pour soigner le mal profond dont souffre le projet européen en y consacrant environ la moitié de son opuscule.

UNE ORIGINALITÉ DANS LE REMÈDE : UN TRIPTYQUE PAUSE, CONFÉRENCE, REFONDATION

Pour parachever sa démonstration de type clinique, Hubert Védrine nous propose une ordonnance médicale organisée autour de trois principaux remèdes : pause, conférence, refondation.

L’imposition d’une indispensable pause. A un moment où le véhicule européen est de plus en plus poussif, doit passer au moins une fois par mois chez le garagiste (tant le moteur a des ratés) et aussi fréquemment chez le carrossier (tant les embardées sont légions), la moins mauvaise solution ne consisterait-elle pas à le mettre au repos prolongé ?  C’est la solution innovante que propose Hubert Védrine à titre de mesure conservatoire en faisant en sorte que cette pause brève soit « ni honteuse ni masquée » et qu’elle soit précédée par une « Adresse aux peuples » dans les termes les plus clairs pour renouer avec les sceptiques. Il propose d’opérer une distinction claire entre questions urgentes comme la question des migrations (exclues du champ de la pause) et questions centrales sur lesquelles de nécessaires clarifications s’imposent (inclues impérativement dans le champ de la pause). L’objectif essentiel serait d’agir dans la plus grande clarté.

La réunion d’une conférence refondatrice. « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment » a-t-on coutume de dire en reprenant, la plupart du temps, cette formule du cardinal de Retz dans ses mémoires ! Hubert Védrine propose de mettre sur la table toutes les questions les plus délicates qui seraient traitées lors d’une conférence de haut niveau politique : subsidiarité, sécurité, Europe puissance, défense européenne, harmonisation fiscale, préservation du mode de vie européen. Après un bilan du fonctionnement, de ses méthodes et de ses décisions, viendrait celui des clarifications, en particulier du rôle de la commission européenne et des définitions limitatives des domaines d’action de l’Union (ceux où elle possède une véritable valeur ajoutée). L’objectif, clairement affichée par son auteur, serait de servir un grand projet politique mobilisateur susceptible de réconcilier les élites et leurs populations.

La recherche d’une véritable refondation. Enfin, dernier volet du triptyque, le résultat de la conférence de refondation (aussi longue que nécessaire) serait, selon les termes mêmes d’Hubert Védrine, « ferait l’objet d’un texte politique de conclusions qui recentrerait l’Union sur l’essentiel et qui, après une intense campagne d’explication, pourrait être soumis à référendum le même jour dans chaque État membre y ayant participé et ayant endossé ses résultats ».

Il s’agirait d’une sorte de feuille de route lisible et transparente pour le futur endossée par les citoyens et non adoptée à leur insu. Hubert Védrine insiste par ailleurs sur l’importance des concepts de fédération d’États-Nations, d’Europe sociale et de pivot franco-allemand. Sur ce dernier point, la tâche est ardue tant le décrochage de Paris par rapport à Berlin est grand et suppose des réformes importantes pour envisager un rattrapage permettant de rééquilibrer le couple. L’objectif de notre ex-ministre des Affaires étrangères est amitieux.

« Dans tous les cas, le statu quo n’est plus tenable » résume Hubert Védrine. Au moment où nous découvrions son livre d’Hubert, nous apprenions que les dirigeants européens étaient confrontés à un problème de la plus haute importance. Choisir entre deux noms de baptême (« l’œuf et l’espace » ou la « lanterne ») pour le nouveau bâtiment du Conseil européen, extension du siège actuel situé en face de la Commission[10]. Cette petite anecdote est typique du monde de fonctionnement bruxellois : accorder plus d’importance à l’accessoire qu’au principal, étendre son emprise immobilière au moment où les fonctionnaires britanniques vont quitter le navire. Où sont les Européens ?[11] Tout ceci est ubuesque ! Comment avancer la moindre idée neuve qu’on serait incapable de la mettre en œuvre tant le climat est à la confusion à Bruxelles ?

Une relecture des grands de notre littérature est toujours salutaire dans les périodes de doute, de crise profonde. Dans son essai, le Mythe de Sisyphe, Albert Camus introduit sa philosophie de l’absurde : la recherche de l’homme vaine de sens, d’unité et de clarté, dans un monde inintelligible dépourvu de vérités. Est-ce que la réalisation de l’absurde nécessite le suicide ? Camus répond : « Non, elle nécessite la révolte ». Et, c’est bien d’une révolte intellectuelle dont il s’agit pour prévenir une dislocation de l’Union européenne à la manière de la SDN ! C’est bien un nouvel épisode du mythe de Sisyphe auquel nous convie aujourd’hui Hubert Védrine avec son cri d’alarme « Sauver l’Europe ».

Guillaume Berlat
06 mars 2017

 


[1] François Fillon, Vaincre le terrorisme islamique, Albin Michel, 2016, p. 86.

[2] Collectif de journaux européens, Bruxelles en panne d’idées, Le Monde, 6 janvier 2017, p. 17.

[3] Hubert Védrine, Sauver l’Europe, Liana Levi, 2016.

[4] Hubert Védrine, « La tragédie d’Alep symbolise l’effondrement des politiques occidentales guidées par la morale et par l’éthique », Le Monde, 15-16 janvier 2016, pp. 14-15.

[5] Jean-Pierre Stroobants, L’Europe peut sortir de l’impasse, le Monde, Le Livre, 22 décembre 2016, p. 23.

[6] Club des Vingt, Péchés capitaux. Les 7 impasses de la diplomatie française, Le poing sur la table, Les éditions du Cerf, 2016.

[7] Hubert Védrine, Le monde au défi, Fayard, 2016.

[8] Hubert Védrine, Gare au décrochage des peuples de l’Europe !, Le Monde, 14 juin 2016, p. 23.

[9] Hubert Védrine, Les peuples sont en convulsion car ils se sentent abandonnés, Le Figaro, 9-10 juillet 2016, p. 16.

[10] Cécile Ducourtieux, Une « lanterne » pour l’UE, Le Monde, 29 décembre 2016, p. 21.

[11] Arnaud Leparmentier, Mais où sont les Européens ?, Le Monde, 5 janvier 2017, p. 24.