Après l’Ukraine :
La fin du dollar-roi

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Jean-Marc Balencie (*)
Docteur en Sciences Politiques

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La primauté de l’Occident sur les affaires du monde a longtemps reposé, pour une très grande part, sur sa domination du système financier international. Cette suprématie repose tout à la fois sur le poids de ses économies dans le calcul du PIB mondial, sur la force de ses banques et sur la valeur de ses devises (dollar, livre sterling, franc suisse et depuis 1999 euro). Mais voilà que la crise en Ukraine rebattrait les cartes au point de marquer la fin de l’âge d’or du « tout dollar ». C’est une hypothèse que l’auteur envisage très sérieusement.
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Le dollar s’avère incontournable dans le fonctionnement de très nombreux marchés de matières premières, qu’il s’agisse du secteur extractif (minier et énergétique) ou agricole. Ce recours privilégié au dollar dans une grande majorité de transactions internationales, y compris entre deux opérateurs économiques étrangers n’ayant aucune activité aux Etats-Unis, a conféré aux Américains un atout considérable, permettant à leur économie et à leurs entreprises de s’approvisionner en matières premières et d’accumuler les contrats sans problème de change. Un atout concurrentiel majeur face au reste de la planète.

Par ailleurs, le recours au dollar dans de très nombreuses transactions a servi de prétexte aux Etats-Unis pour autoproclamer l’extra-territorialité de leurs législations et ainsi disposer d’outils juridiques pour récolter, par des moyens de plus en plus intrusifs, de très nombreuses données sensibles sur les économies et les entreprises étrangères concurrentes. Washington dispose ainsi d’un accès privilégié aux données financières échangées au sein du système de messagerie financière SWIFT, présent dans plus de 200 pays. Des dispositions officiellement instaurées au titre de la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent sale puis de la lutte contre le terrorisme, mais qui servent essentiellement à imposer un rapport de force favorable dans le cadre de la guerre économique implacable que se livrent tous les pays de le la planète.

Les ambitions monétaires affirmées de la Chine
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L’émergence économique et diplomatique de la Chine au cours des 3 dernières décennies est venue perturber ce bel agencement. Pékin n’a pas manqué de refuser de livrer ses « petits secrets » au regard intrusif de la justice et du fisc américains et entend, en outre, obtenir la place qu’elle estime mériter dans ce système financier. Cette ambition concerne tout autant ses ressortissants en quête de postes de responsabilités au sein des actuelles institutions de Bretton Woods, que sa monnaie nationale, le yuan (encore appelé renminbi / RMB), que Pékin entend hisser depuis le milieu de la décennie 2010 au statut de devise internationale pour profiter des mêmes avantages concurrentiels, commerciaux et géopolitiques que son grand rival américain.

Le Centre du Commerce International à Hong-Kong. Photo Pixabay

Pékin a entrepris depuis le début du XXIème siècle d’éroder l’hégémonie américaine – et plus globalement la primauté occidentale – au sein du système financier international, en s’appuyant en particulier sur les ambitions des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) pour proposer des « solutions alternatives » à la suprématie de la finance occidentale. Les autorités chinoises entendent ainsi offrir des capacités de financement adaptées aux pays du Sud, via une politique très offensive de prêts dans un cadre bilatéral (s’inscrivant désormais pour la plupart d’entre eux dans le cadre du projet des « Nouvelles Routes de la Soie »), mais aussi par la mise en place de banques de développement, chinoises ou spécifiques aux pays émergents. Autant d’institutions qui dessinent les contours d’un multilatéralisme « non-occidental ». Cette approche a été complétée par de multiples initiatives visant à positionner le yuan comme devise d’échange international.

La marge de progression apparaît tout particulièrement importantes dans le cadre des transactions « Sud / Sud ». A titre d’exemple, la Banque centrale du Brésil a ainsi quadruplé ses réserves de change en yuan chinois ces derniers mois, tout en réduisant ses avoirs en dollars et en euros, lesquels demeurent cependant largement majoritaires au sein des réserves brésiliennes. Mais cette volonté de Brasilia de rééquilibrer sa politique de change vise à consolider ses liens avec son principal partenaire économique, à contrer la menace d’éventuelles sanctions américaines, consécutives à l’usage du dollar dans des transactions commerciales avec certaines firmes chinoises « interdites », et désormais avec des entreprises russes (le secteur agro-industriel brésilien étant grand consommateur d’engrais russes).

Mais le grand enjeu pour Pékin serait de parvenir à démanteler l’actuelle suprématie des pétrodollars dans les transactions du secteur énergétique, au profit d’un panier de devises dans lequel figurerait le yuan. Mi-mars, les milieux économiques bruissaient de rumeurs concernant un possible accord entre Pékin (qui achète plus de 25% du pétrole saoudien exporté) et Ryad pour la vente à la Chine de pétrole saoudien en yuan. Des contrats libellés en pétroyuan constitueraient un mini-séisme au sein du commerce international si ce projet aboutissait.

Représentation symbolique du futur pétroyuan. Photo DR

 

La « dé-dollarisation »

Dans ce contexte, la crise en Ukraine et les volées de sanctions occidentales adoptées à l’encontre de la Russie offrent à la Chine des opportunités pour modifier significativement la donne monétaire internationale. La décision « historique » des gouvernements occidentaux, au lendemain de l’invasion russe, de saisir les réserves monétaires russes détenues dans le système bancaire occidental, privant Moscou de près de la moitié de ses réserves monétaires en dollar, euro, livre, franc suisse, a constitué un coup très dur pour le Kremlin et ses finances. En dépit de ses efforts, la Banque centrale de Russie n’a actuellement pas d’autres solutions que d’investir ses réserves monétaires en yuan chinois ou en or, accentuant inexorablement la dépendance de Moscou au bon vouloir de Pékin.

Les soubresauts observés ces derniers mois, et tout particulièrement depuis le démarrage de la guerre en Ukraine, laissent transparaître une tendance qui s’annonce vraisemblablement structurante au cours des prochaines années : la « dé-dollarisation » d’une partie de l’économie mondiale.  Il devrait en résulter une profonde évolution du système financier international, se caractérisant par le déclin de l’utilisation du dollar (en particulier dans les transactions internationales relatives au secteur énergétique et extractif) au profit de l’euro et du yuan chinois, voire d’autres devises secondaires.

A terme (horizon 2030 ?), cette dynamique devrait conduire à la mise en place de plusieurs blocs monétaires : zone OCDE toujours dollarisée ; zone « eurasiatique » combinant yuan et dans une moindre mesure rouble ; peut-être demain zone « africaine » si une monnaie unique africaine voit le jour, avec une probable féroce compétition Europe / Chine pour l’arrimer à l’euro, façon franc CFA, ou au yuan. Un rapprochement avec la monnaie chinoise pourrait également s’observer à l’avenir concernant certaines devises latino-américaine (peso argentin, real brésilien… ?) historiquement accrochées au dollar mais dont les économies sont de plus en plus liées à celle de la Chine. 

Certains pays, comme l’Inde, devraient chercher à se positionner à la convergence de ces différents systèmes monétaires. New Delhi n’a pas hésité à annoncer au lendemain de l’invasion de l’Ukraine la conclusion d’un accord avec Moscou pour l’achat à « prix sacrifié » de pétrole russe payable en rouble (et non en dollar), adressant ainsi une fin de non-recevoir aux pressions occidentales pour réduire les liens économiques avec la Russie, tout en prenant soin, toutefois, de ne pas couper les ponts avec l’économie occidentale. Un équilibre délicat mais que la taille de son marché et les atouts de son économie devraient lui permettre de conserver en dépit des pressions occidentales.

SWIFT, coup de balai

Ces tentatives de dé-dollarisation d’une partie des échanges internationaux devraient signifier la fin du monopole de fait exercé jusqu’à présent par le système d’échange d’information financière SWIFT en raison de la probable montée en puissance de systèmes concurrents, actuellement bien plus modestes, qu’ils soient russes (SPFS / Sistema peredachi finansovykh soobscheniy) ou chinois (CIPS) / Cross-Border Interbank Payment System). Une autre inflexion majeure à anticiper sera un recours accru aux cryptomonnaies privées, plus ou moins sérieusement régulées.

Logo du CIPS chinois

Depuis l’éviction des principales banques russes de SWIFT, à la suite des sanctions prises dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, Moscou revendiquait, mi-avril, l’adhésion de 52 institutions financières originaires de 12 pays au SPFS. Pas de quoi (pour l’heure) bouleverser l’économie mondiale ni l’ordre financier international, mais un (petit) indice supplémentaire sur la voie de sa fissuration / fragmentation / transformation. De nombreux analystes pronostiquent que le SPFS se rapproche à terme du CIPS, bien plus puissant et bien plus usité, le système chinois regroupant déjà près de 1300 institutions financières originaires de plus d’une centaine de pays.

Outre les conséquences purement financières de cette nouvelle donne monétaire et bancaire, cette mutation laisse augurer un regain d’opacité financière sur une bonne partie des transactions internationales.  Une telle opacité va, sans nul doute, constituer un vrai casse-tête pour le renseignement financier occidental qui devrait perdre un accès privilégié à un très large flot de données économiques et financières sensibles qui lui permettait jusqu’à présent d’appréhender avec précision les « vrais » rapports de force à travers la planète.

Possible aussi la mise en place d’un système de transferts internationaux rapide et à faible coût « Sud / Sud », s’inspirant des fonctionnalités de Visa Direct ou de Mastercard Send, dans le but de ne plus dépendre de plateformes ou d’opérateurs occidentaux et d’échapper ainsi à d’éventuelles sanctions extraterritoriales américaines.

Les dettes du Sud : un accélérateur
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L’invasion de l’Ukraine, en focalisant l’attention des opinons occidentales, tend à occulter le niveau de dépérissement de nombreuses économies du Sud, exposées à un trop fort niveau d’endettement et au bord du défaut de paiement.

Les cas du Sri Lanka et de la Tunisie sont fréquemment cités, mais selon la Banque Mondiale 35 pays sont confrontés à un niveau d’endettement intenable et au moins 12 d’entre eux pourraient se déclarer ou être déclarés en défaut de paiement d’ici la fin 2022. Ces pays à très fort risque financier représentent environ 700 millions d’habitants, soit 9% de la population mondiale. Peu et beaucoup à la fois. Une vague massive de défauts de paiement dans ces pays pourrait fortement impacter le système multilatéral sous contrôle occidental (FMI, Banque Mondiale…) alors que les Occidentaux sont confrontés au coût de la guerre en Ukraine (et de la reconstruction à terme de ce pays) et de la marginalisation de l’économie russe, tout en devant, pour les Européens, repenser en urgence et en profondeur leur politique énergétique et de défense face à la menace russe. Le tout, sans pour autant oublier les efforts d’adaptation impérieux au changement climatique (le dernier rapport du GIEC n’accordant plus qu’une petite fenêtre de trois ans pour tenir les objectifs des accords de Paris et éviter de franchir un seuil « sans retour » vers une autre Planète).

Impact du réchauffement climatique en Europe : des sommes en jeu faramineuses. Photo Agro-média

Les montants en jeu sont « faramineux » pour les économies européennes pour les prochaines années (certaines estimations évoquent des trillions d’euros) et il n’est guère certain que les Occidentaux soient disposés à concéder des efforts significatifs pour financer le sauvetage d’économies du Sud moribondes.

Une telle hésitation de la part des Occidentaux pourrait offrir une opportunité historique à la Chine pour mettre en œuvre une stratégie d’influence offensive à destination de ces pays trop endettés en devises occidentales, en leur faisant miroiter les avantages d’un nouveau multilatéralisme « non-occidental », leur ouvrant la voie vers une économie-yuan en voie d’émerger. L’évolution de la situation au Sri Lanka, dans les prochaines semaines constituera une première bataille d’influence entre FMI, Inde et Chine, et sera révélatrice des volontés et des moyens que chaque camp entend engager pour satisfaire ses intérêts. D’autres affrontements de cette nature ne manqueront pas de se reproduire dans les mois à venir, certains mineurs (Belize), d’autres bien plus significatifs et impactant pour la stabilité régionale, voire mondiale (Angola, Argentine, Venezuela, Zambie…).

« Décolonisation financière » sur fond de compétition géopolitique
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Ainsi, le « monde d’après » devrait se caractériser par une forte injection de paramètres politiques ou stratégiques dans les relations économiques, là où ne régnaient jusqu’alors que les notions de profit et rentabilité au temps de la « globalisation heureuse » et du « dollar-roi ». Une période sans doute finie. Une telle inflexion devrait se traduire par ce qui s’apparente à une sorte de décolonisation financière, au moins partielle, des économiques du Sud, donnant lieu à un recul de l’utilisation jusqu’alors dominant des devises occidentales, et du dollar en particulier. Un changement parmi bien d’autres auxquels les entreprises opérant à l’international vont devoir s’adapter.

Désormais, et sans doute pour longtemps en raison des ressources limitées de la planète, des besoins croissants générés par la démographie humaine et des effets délétères du changement climatique, le temps de la compétition géopolitique va s’imposer sur celui de la coopération économique. Avec des conséquences fortes en matière de tensions internationales. A moins que tout le monde reprenne ses esprits et adopte un comportement plus responsable. Ce qui n’est pas gagné !

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(*) Jean-Marc Balencie est docteur en Sciences Politiques. Il a été pendant dix ans analyste au Secrétariat Général de la Défense Nationale, avant de rejoindre un cabinet de gestion des risques internationaux. Il a publié, avec Arnaud de la Grange, « les nouveaux mondes rebelles, conflits, terrorisme et contestations » aux éditions Michalon.


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