Voici que l’on reparle de « l’esprit de défense », cette expression oubliée, désuète sans doute, qui semble renvoyer à un concept de la Guerre froide.
Général d’Armée Henri BENTEGEAT
Ancien Chef d’Etat-major des armées
Car la vraie question, aujourd’hui, pour l’analyste impartial est plutôt : « la France a-t-elle encore besoin d’une défense ? » La réponse ne va pas de soi. Certes, depuis deux ans, les attentats terroristes sur le territoire national ont provoqué une prise de conscience de la menace islamiste et le déploiement permanent de soldats dans nos villes a rendu une visibilité perdue depuis longtemps à nos armées. Mais chacun sait qu’elles n’agissent qu’en complément des forces de sécurité et, dés lors, pourquoi ne pas les remplacer par des effectifs de police accrus ?
Nul n’ignore qu’il n’y a plus de menace directe à nos portes, ni même aux frontières de l’Europe depuis la chute du Pacte de Varsovie, depuis plus de vingt ans. Et, comme l’a réaffirmé le Vice-président des Etats-Unis, nous bénéficions toujours de la garantie de sécurité américaine à travers l’OTAN dont nous venons de réintégrer la structure militaire. Enfin et surtout, en Europe de L’Ouest, de nos jours, si on craint les attentats terroristes, on ne croit plus à la guerre, en tout cas pas sur le territoire de l’Union.
Pourtant notre environnement tourmenté est plus inquiétant qu’il y a dix ans. Les menaces se précisent. Sur les rives sud de la Méditerranée, l’instabilité se développe, fruit des « révolutions arabes ». Aux marches orientales de l’Europe, la violence armée s’installe, tant en Ukraine que dans le Caucase. Le Moyen-Orient est plus que jamais une poudrière, malgré un accord fragile avec l’Iran. L’Etat islamique est sur le recul, mais sa capacité de nuisance internationale reste très forte. L’affrontement sunnites-chiites fait rage en Syrie et la question palestinienne parait insoluble. L’Islam radical se répand au Sahel du sud-libyen à la Mauritanie et métastase jusqu’en Afrique centrale. En Asie du sud, l’Afghanistan s’enfonce et le Pakistan voisin, puissance nucléaire, se délite dans la violence. Enfin, le grand banditisme (trafics de drogue, d’armes, immigration clandestine, piraterie) surfe sur la mondialisation. Dans le même temps, l’incertitude grandit. La cohésion européenne est mise à mal par la crise économique et les vagues de migrants. Les égoïsmes nationaux se renforcent, les accords de Schengen sont mis à mal et le Royaume-Uni claque la porte. En parallèle, la garantie de sécurité américaine s’affaiblit. Les premiers actes du Président Trump , clairement hostiles à l’Union Européenne, inquiètent. Dans un monde chaotique où les nationalismes ont à nouveau le vent en poupe, la gouvernance mondiale devient un rêve inaccessible.
Il y a donc quelque chose à défendre : la sécurité des Français, leurs intérêts, leurs valeurs et puis le rôle international de la France auquel nous restons collectivement attachés.
L’esprit de défense n’est pas un faux-nez pour le nationalisme. C’est la conscience des risques qui affectent notre sécurité, nos intérêts ou notre influence et la volonté de soutenir ceux qui sont en charge de nous défendre, de nous protéger.
Aujourd’hui l’esprit de défense est menacé par trois tentations : le renoncement, la lassitude et le néo-pacifisme.
Le renoncement n’est rien d’autre que la résignation au déclin. Selon les sondages, 80% des Français croient au déclin inévitable de notre pays. La crise, le chômage, la dette, l’insécurité, la faillite de l’Education nationale, tout incite au pessimisme dont nous sommes les champions reconnus. Comme c’est injustifié, pourtant, pour la 6éme puissance économique mondiale, pays de cocagne en regard de la misère du monde !
Mais, dans le domaine de la défense, la vigilance s’impose. Certes l’image des armées n’a jamais été aussi bonne depuis la fin de la guerre d’Algérie. Certes la catastrophe budgétaire a été évitée et la France restera peut-être la 1ére ou la 2éme puissance militaire européenne en 2020, comme le disent nos ministres. Certes enfin la sécurité des Français restera garantie. Mais, en dépit de la suspension de l’hémorragie des effectifs, nos armées connaissent déjà les conséquences du suremploi auquel elles sont soumises depuis plusieurs années. Les équipements sont à bout de souffle et les hommes sont épuisés par la concomitance des engagements à l’intérieur et à l’extérieur du territoire national. Le renouvellement des composantes de la dissuasion, qui doit commencer en 2020, exigera une augmentation significative du budget de la défense, faute de quoi nos forces classiques seront laminées. Le risque de ruptures capacitaires est grand et la démoralisation guette les armées qui ont vu fondre leurs effectifs.
Ce qui est en cause, ce n’est pas la sécurité des personnes, c’est notre influence internationale et notre siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies. Car contrairement aux trois grandes nations que sont les Etats-Unis, la Chine et la Russie dont le siège est indiscuté, la France et le Royaume-Uni doivent prouver tous les jours qu’ils sont dignes et capables d’occuper cette place. Or le nouveau contrat opérationnel imposé aux armées en 2013 concrétise la baisse de nos ambitions. En cas d’intervention majeure, nous devons pouvoir projeter jusqu’à 15.000 h. et 45 avions de combat, soit l’équivalent de notre déploiement dans la guerre du Golfe en 1991. C’est trois fois moins que le contrat en vigueur avant 2008. Pourtant, sans effort budgétaire significatif dans les années à venir, le contrat de 2013, lui-même, ne pourra être tenu.
Or, pour le Président élu en 2017, soumis à de fortes pressions sociales, la tentation sera grande de repousser la modernisation urgente de nos moyens Ce sera le rôle des citoyens conscients de l’importance de la défense ou du rôle des armées d’alerter l’opinion et de mobiliser les Parlementaires pour éviter une dérive fatale.
La deuxième tentation est la lassitude. Nous vivons le temps de l’impatience. Par Internet et les medias, nous savons tout, tout de suite et nous voulons des solutions immédiates à tous les problèmes rencontrés. Or les crises se gèrent dans le temps long, souvent sur une génération. Nous sommes en Bosnie depuis 1992. Et depuis vingt ans nos armées sont engagées partout, avec quelques échecs comme l’Afghanistan, mais beaucoup de succès, des Balkans au Mali en passant par la Côte d’Ivoire. Pourtant l’opinion publique est lassée de ces interventions lointaines, coûteuses et risquées. Or, le succès de nos opérations est très largement dépendant du soutien de l’opinion publique. La communication est un élément clef de la préparation et de la conduite des opérations. Sans soutien populaire, au premier accrochage on sonne la retraite. Sans soutien populaire, on ne peut exiger de nos soldats qu’ils risquent leur vie dans ces missions.
Or la « com. » n’est pas seulement l’affaire du gouvernement et des états-majors. Les Français doivent se mobiliser pour lutter contre l’indifférence et soutenir nos armées en campagne.
La troisième tentation est le néo-pacifisme. Le peuple français n’est pas pacifiste, mais les milieux intellectuels, les medias, les leaders d’opinion sont imprégnés de cette croyance que la guerre est devenue impossible, du moins chez nous. Le thème de l’éradication de la guerre a été reformulé, bien après Kant, par John Mueller, en 1989. La guerre entre nations va disparaitre pour trois raisons : le coût dépasse désormais les bénéfices escomptés, la puissance économique d’une nation est plus importante que sa puissance militaire et les valeurs guerrières (courage, honneur, discipline…) sont rejetées par les sociétés modernes.
Le plus frappant est que la guerre n’est plus présentée comme un fléau inévitable mais comme une entreprise immorale, ce qui rend ses acteurs, les militaires, suspects. Dans la littérature en vogue, le combat est une activité bestiale. Il suffit de lire Tardi ou les derniers prix Goncourt. On est loin de « la noblesse du métier des armes » chantée par les troubadours de tous les âges. La valeur suprême est devenue la vie humaine, la sienne d’abord, alors que pendant des millénaires, ce fut le sacrifice au profit de la communauté.
Comment s’étonner, dés lors, du déclassement social des militaires ? Considérés et traités comme des techniciens des opérations, les officiers deviennent ce que dénonçait Lyautey en 1891, « des traineurs de sabre ». Il est significatif que les chefs militaires aient disparu de l’iconographie officielle de la République, des manuels scolaires comme des discours sur le Centenaire de 14-18. Clémenceau a gagné la guerre seul. Mes grands-parents n’en reviendraient pas, qui avaient assisté aux grandioses funérailles nationales de Foch où se pressaient toutes les têtes couronnées du monde. Ce réductionnisme de la fonction militaire va à l’encontre des exigences du combat moderne où l’intelligence de situation, l’aptitude à négocier et la maîtrise de la logistique sont essentielles à tous les niveaux.
Il revient aux citoyens impliqués de dénoncer l’illusion de la fin de la guerre et de témoigner de la réalité du métier des armes.
Sur le grand âge, dans un moment de faiblesse, de Gaulle confiait à Foccart : « la France est une nation avachie qui ne pense qu’à son confort, qui ne veut pas d’histoires, qui ne veut pas se battre ». Ce n’était plus l’Homme du 18 juin qui s’exprimait, mais un vieillard aigri et découragé. A nous de reprendre le flambeau de « l’homme qui a dit non ». Nous ne sommes pas les seuls dépositaires de l’esprit de défense, mais notre rôle est devenu crucial parce qu’avec la fin du service militaire et l’extension du désert militaire territorial, les armées sont impuissantes à le propager.
Nous autres les citoyens, membres d’espritcors@ire, lecteurs d’ESPRITSURCOUF.fr, nous savons que nous sommes irremplaçables dans ce rôle de vigies
Général d’Armée Henri BENTEGEAT
Ancien Chef d’Etat-major des armées