LIBAN : CAP A L’EST

Richard Labévière (*)
Journaliste, expert du Proche et Moyen Orient

Au Liban, le plan de paix « israélo-palestinien » imaginé par Donald Trump ajoute des difficultés supplémentaires à une situation déjà critique, complexe, et dangereuse. En effet, le plan Trump, qui prône la déportation des populations palestiniennes, barre tout espoir de retour des réfugiés sur leur terre natale (les réfugiés palestiniens seraient encore quelques 300.000 aujourd’hui). Mais avec la charge de plus d’un million de réfugiés syriens, le Liban est, plus que jamais, cantonné dans son rôle historique « d’Etat Tampon ». Or cet Etat tampon, chahuté par un chaos bancaire, au bord de la faillite, ne peut plus faire face. Sauf à envisager, constate Richard Labévière, une radicale réorientation géopolitique, en se tournant vers l’Est.

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Le moins que l’on puisse dire est que le « plan de paix israélo-palestinien » proposé par l’administration Trump, constitue une belle imposture. Il cède tout au régime de Tel-Aviv, en flagrante violation de plusieurs centaines de résolutions des Nations unies, et aggrave les conflits en cours, à tel point qu’il serait plus judicieux de parler d’un plan de guerre, sinon d’une « déclaration de guerre » !

En effet, le plan Trump relance la confrontation avec l’Autorité palestinienne de Ramallah, qui annonce « qu’elle coupe les ponts avec Israël et les Etats-Unis ». Il cristallise le face à face avec le Hamas et les autres organisations politico-militaires de la Bande de Gaza. Il accentue le bras de fer engagé avec l’Iran, principal soutien de la cause palestinienne. Et, d’une manière générale, paralyse les relations entre Israël, le monde arabo-musulman et tout Etat respectueux de la légalité internationale.

Les 8 M et les 14 M !

Depuis la mal nommée « révolution » du 27 octobre dernier, la rue libanaise s’est décantée, sinon fragmentée. Schématiquement, on peut identifier les « 8 marsistes » et les « 14 marsistes ». Explication : les 8 et 14 mars marquent manifestation et contre-manifestation après l’assassinat de l’ex premier ministre Rafic Hariri. Aujourd’hui le camp du 8 mars regroupe de facto, le Hezbollah, le Courant patriotique libre (CPL), le parti national syrien (PSNS) et le parti Baath. Le camp du14 mars regroupe le Courant du Futur (à dominante sunnite), le parti des Forces libanaises (extrême-droite), les Kataëb et le Parti socialiste (druze).

Les « 8 marsistes », de gauche, ont récemment occupé plusieurs sièges de banques, jugées responsables de la corruption et de la faillite financière du pays. Les « 14 marsistes », de droite et d’extrême-droite, bloquent régulièrement les routes avec des blocs de béton, et manifestent dans le centre-ville pour faire tomber le gouvernement. Parmi ces manifestants, qui cherchent avant tout à exclure le Hezbollah du jeu politique, un noyau dur de militants vient de Tripoli – de la mouvance d’Achraf Rifi, l’ancien chef de la sécurité – affichant clairement leur allégeance aux Frères musulmans, au Qatar et à Ankara, allant jusqu’à brandir des drapeaux turcs. D’autres islamistes tripolitains revendiquent, pour leur part, soutiens et financements de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.

Une banque au cœur de la « révolution »

Au milieu des manifestations, l’un des reporters de  prochetmoyen-orient.ch a vu des agents de la Société générale de banque au Liban (SGBL), distribuer drapeaux, casquettes et tracts aux manifestants. L’une des grandes banques libanaises meneuse de la « révolution » !!! Du lourd qui nous rappelle que les banques et le système bancaire libanais sont au cœur de la crise.

On vantait les banques libanaises. Mais l’argent s’est envolé.

Depuis des années pourtant, on nous vendait et vantait la banque libanaise, sûre, fiable et de confiance parce que n’œuvrant pas dans le « subprime », pour s’en tenir aux produits financiers les plus classiques. Or, en moins d’un mois, cette belle légende a volé en éclats. Au bord de la faillite, les banques libanaises n’autorisent plus à leurs clients que des retraits hebdomadaires n’excédant pas quelques 200 dollars ! Que s’est-il passé ?

Le système bancaire libanais repose essentiellement sur les dépôts des clients, ces dépôts provenant notamment de la diaspora libanaise, et ce pour une raison très simple : la quasi-impossibilité pour le système bancaire de se refinancer à l’extérieur. Aucune banque au monde ne prête en effet aux banques libanaises. Pourquoi ? Leur « rating2» (notation financière indépendante)  est par trop négatif, il correspond à un risque considéré comme élevé («  élevé » apparait, sur l’échelle des risques, juste  avant « défaut », ce qui correspond pour un pays à un dépôt de bilan). Les obligations éventuellement émises par une entité jouissant de ce rating sont qualifiées de « junk bond » (obligations pourries).

Et pourquoi ce rating ? Parce que la dette publique représente plus de 150% du PNB, parce qu’aux déficits budgétaires s’ajoutent une absence totale d’exportations, un chômage structurel, une corruption non moins structurelle et une instabilité politique chronique.

Continuer à voler

Confirmation de l’importance des dépôts dans le bilan des banques libanaises : la première banque du pays (Banque Audi) a déclaré dans ses comptes 2018, un montant de 32 milliards de dollars de dépôts pour seulement…13 milliards de dollars de crédits ! Enfin, facteur aggravant car il faut bien que les banques placent leurs excédents de trésorerie, elles n’ont rien trouvé de mieux à faire que d’investir dans des obligations de l’Etat libanais, qui ne valent pas grand-chose, vue la dette du pays – mais pour lesquelles l’Etat paye un intérêt démesurément supérieur aux taux du marché (de 4 à 7%) à la seule fin d’obtenir les liquidités dont il a besoin.

Bien-sûr, ce montage permettait aux banques libanaises d’afficher une embellie de façade. Mais aujourd’hui, suite à un mécanisme qui s’apparente tellement au système de Ponzi (on paye les anciens clients avec l’argent provenant des nouveaux clients), le roi libanais est nu.

Dans ces conditions, la plupart des pays du monde auraient fait faillite ! Mais, au FMI, comme à la Banque mondiale et au Club de Paris, chacun s’accorde à reconnaître que le Liban est en situation de fragilité chronique, mais que ce serait pire si on le laissait tomber… Donc, les bailleurs de fonds continuent de payer. « Il faut continuer à emprunter, pour continuer à voler… », lâche avec dérision un expert du système, qui ajoute « le système a continué à tourner avec des rémunérations de dépôts supérieures au marché, afin d’attirer l’argent de nouveaux souscripteurs ».

Et un jour, ça saute ! Les gens ne travaillent plus, n’ont plus de rentrées financières, arrêtent de déposer leur argent et cherchent à retirer leurs fonds. Le système s’assèche. Le gouvernement interdit de sortir des dollars. Comme en 2008 en Grèce, les épargnants trouvent portes closes lorsqu’ils veulent vider leur compte…

La pauvreté s’installe

Dans cette tourmente : hausse des prix, licenciements, salaires divisés par deux, fermetures d’entreprises, près de la moitié de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté, selon l’indice des Nations- Unies. Les manifestations se radicalisent, parce que les gens commencent à avoir faim, à craindre pour leur santé et l’éducation des enfants ; Et bien-sûr parce que les bailleurs de fonds occidentaux, dont les Américains jettent de l’huile sur le feu !

Dans ce contexte des plus scabreux est apparu un mot d’ordre quasiment magique : « un gouvernement de technocrates », étant entendu que les technocrates, contrairement aux « politiques » ne voleraient pas… A voir ! Cela dit, le 27 janvier dernier, le nouveau gouvernement libanais a pris ses fonctions, adoptant un budget de crise, sans pour autant préciser ses intentions. Le Premier ministre Hassan Diab reconnaissait que le pays est dans « une impasse financière, économique et sociale ».

Selon l’ONU, plus de la moitié de la population libanaise vit désormais sous le seuil de pauvreté. Photo DR.

Le nouveau budget prévoit un déficit d’environ 7% du PIB. Mais une semaine après la nomination du gouvernement d’Hassan Diab aucun programme n’a encore été annoncé pour tenter d’éviter la « catastrophe », terme employé par le chef du gouvernement lui-même. 

Tout juste nommé, le nouveau ministre des Finances, Ghazi Wazni, a annoncé que son pays cherchait à obtenir entre 4 à 5 milliards de dollars de prêts bonifiés pour financer l’achat de blé, de carburant et de médicaments. Le groupe des « Amis du Liban » qui s’est réuni à Paris en décembre a prévenu que toute aide financière était conditionnée par des réformes pour plus de transparence et pour faire reculer la corruption.

Face aux urgences, le Liban pourrait-il se tourner vers le FMI pour un soutien financier ? La question est débattue parmi les économistes. « Le FMI n’a jamais aidé les pays en voie de développement à créer une économie de production », souligne Albert Dagher, professeur de l’université libanaise ; « lorsqu’il y a un gros problème, le FMI cherche à assurer la viabilité financière de l’État. Mais il ne faut pas que vous dépensiez beaucoup, il faut que vous ayez un équilibre budgétaire. Je suis de ceux qui ont beaucoup de réserves sur les interventions du FMI. On sait qu’il y a un coût élevé à assumer : une forte réduction du pouvoir d’achat, des gens jetés à la rue, des gens qui perdent leur travail et un taux de croissance qui tombe ».

Dans ces conditions, les Libanais attendent impatiemment – dans les jours qui viennent – une déclaration ministérielle qui devrait fixer une feuille de route plus concrète et, surtout un calendrier de mesures drastiques pour tenter de sortir du cercle vicieux, pour éviter de « continuer à emprunter, de continuer à voler… »

Le « croissant fertile »

A l’évidence, l’arrimage économique du Liban au dollar, sa vassalisation politique aux puissances occidentales, au premier rang desquelles les Etats-Unis, ont abouti au désastre actuel. Aussi est-il logique de voir poindre la Russie, qui propose d’avancer au Pays du Cèdre plusieurs milliards d’euros, par l’intermédiaire de la Syrie. Les autorités de Damas viennent même d’avancer différentes propositions pour la construction d’infrastructures communes : lignes de chemin de fer, autoroutes, et infrastructures portuaires.

Malgré ses difficultés économiques liées aux sanctions américaines, l’Iran prône, lui aussi, un système régional d’intégration économique qui recouvre la région du Croissant fertile : la « Grande Syrie » d’Antoun Saadé. Même l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ne sont pas en reste et laissent entrevoir des possibilités de financement novatrices pour aider le Liban à sortir d’une crise que personne n’a intérêt à voir tourner à la faillite et à l’implosion politique.

Photo sur 1 col. Texte à gauche. Légende :

Hassan Nasrallah, leader du Hezbollah. Photo RT

Comme il l’a souligné dans ses dernières interventions publiques, le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah dresse le même constat : celui de la faillite de l’arrimage du Liban aux puissances occidentales. « Un jour ou l’autre, les Etats-Unis finissent par trahir leurs alliés et leur faire payer, d’une manière ou d’une autre, une proximité qui doit impérativement se traduire en espèces sonnantes et trébuchantes. C’est l’incompressible règle », insiste le chef du Hezbollah ; « par conséquent, il est peut-être temps de rechercher et de nouer de nouveaux partenariats et alliances en se tournant résolument vers l’Est, c’est-à-dire vers la Russie et la Chine… »

Dans ce contexte, et à plus ou moins long terme, la reconstruction économique de la Syrie va s’engager et produire nombre d’effets importants dans l’ensemble de la sous-région. Russie et Chine seront des partenaires incontournables. L’Inde investit déjà en Syrie massivement dans les secteurs agricoles et l’industrie pharmaceutique. A terme, le Liban sera forcément impacté,  « et plutôt que d’attendre et de prendre le train en marche, nous aurions intérêt à devancer le mouvement », estime un collaborateur du nouveau ministre des finances Ghazi Wazni, « une sortie durable de la crise passe certainement par une nouvelle intégration régionale, par des nouveaux partenariats financiers et économiques qui s’émancipent de la tutelle américaine ».

Dans tous les cas de figures, et au-delà des pesanteurs financières, micro et macro-économiques, la sortie de crise libanaise nécessitera des choix politiques, courageux, inédits et assumés.

On vient de mentionner le « Croissant fertile ». Dans cette perspective, la pertinence du dernier livre de Régina Sneifer – Une Femme dans la tourmente de la Grande Syrie – D’après les mémoires de Juliette Antoun Saadé (éditions Riveneuve, 2019) – revêt une actualité certaine. A partir de la philosophie politique d’Antoun Saadé, insistant sur la géographie pour la reconfiguration des peuples et de leurs territoires, il faut certainement reconsidérer l’intégration du Liban dans son biotope régional et international. Face aux provocations de l’équipe Trump, il s’agit d’ouvrir les chantiers d’autres alternatives intégrant les pays de la région : Syrie, Iran et autres.

N’en déplaise au premier ministre israélien et à son « Etat juif », c’est certainement en « déconfessionnalisant » les territoires et leurs cadrages constitutionnels, en favorisant la consolidation d’Etat laïcs et sociaux, qu’on peut espérer ramener la paix aux Proche et Moyen-Orient, ou tout au moins travailler à un nouveau système de sécurité collective et de coopération.

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(*) Richard Labévière est rédacteur-en-chef du site « Proche et Moyen-Orient ». Il a été rédacteur-en-chef à TSR (Télévision Suisse Romande) et à RFI (Radio France Internationale). Il a aussi assuré la rédaction en chef de la revue Défense de 2003 à 2011.    Il exerce depuis 2010 comme consultant en relations internationales et en question de Défense et Sécurité. Il écrit dans le mensuel « Afrique Asie » et est vice-président d’Espritcors@ire. Il est officier de réserve opérationnelle de la Marine nationale.
Il vient de publier « Reconquérir par la mer » aux éditions Temporis. Son livre est présenté dans la rubrique LIVRES de ce numéro 131.

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