Les guerres de la France,
de 1961 à nos jours
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Martine Cuttier (*)
Docteur en histoire contemporaine
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Michel Goya est un ancien colonel qui s’est taillé une réputation très respectée d’historien et d’analyste de la chose militaire. Il vient de publier un nouveau livre aux éditions Tallandier, intitulé « Le temps des Guépards », guépard étant le nom de code des systèmes d’alerte dans les armées. Martine Cuttier nous parle de ce livre, qui recense le pourquoi et le comment des interventions militaires françaises depuis la fin de la guerre d’Algérie.
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L’épopée de l’empire colonial achevée par la vague des indépendances africaines, la France du général de Gaulle, affaiblie mais dotée des nouveaux critères de puissance que sont l’arme nucléaire, l’accès à l’espace et le veto au Conseil de sécurité, ne baisse pas la garde. Elle conforte un modèle d’armée avec, d’une part, de gros bataillons de conscrits associés à l’OTAN, bras armé de l’Alliance atlantique face au pacte de Varsovie, et d’autre part une petite armée de projection afin de défendre ses intérêts dans son « pré carré » par ses propres moyens. Des moyens toujours contenus qui l’obligent à « passer par les États-Unis, dès qu’il est question de guerre d’une certaine ampleur».
Depuis 1961, l’armée française a participé sur trois continents à 32 grandes opérations ou campagnes, dont 19 relèvent de la guerre et 13 de la police internationale. Elles se caractérisent par une diversité des modes opératoires liée au contexte international.
Michel Goya découpe la période en trois grandes phases stratégiques qui sont d’abord celles des « Opérations chaudes en guerre froide » de 1961 à 1991, la disparition de l’URSS mettant fin à la guerre froide. L’armée intervient principalement en Afrique et au Liban. Puis la fin du monde bipolaire fait entrer le monde dans un nouvel ordre international et alors que l’on croyait cueillir « les dividendes de la paix », les « campagnes du nouvel ordre mondial » se multiplient de 1990 à 2007. L’armée française y intervient comme « gendarme » ou « soldats de la paix » en Afrique (Somalie, Rwanda), dans les Balkans (Bosnie, Serbie, Kosovo), au Levant et loin des théâtres habituels, en Afghanistan, en Asie centrale. Enfin s’ouvre en 2008, une longue période de « guerre permanente » contre l’islamisme en Afghanistan, au Sahel (2013) jusque sur le sol national (2015) mais aussi en Libye et au Proche-Orient sur fond de « printemps arabes ».
Hormis l’analyse de l’adaptation de la force à la mission, au gré du contexte international et du budget alloué, l’auteur évoque les décisions finales des sept présidents de la Cinquième République et, par petites touches, le processus décisionnel. Selon la génération, l’origine familiale et sociale, le caractère, l’appétence, les études et le parcours politique, le président élu est plus ou moins au fait des questions de défense. Mais le système reposant sur la dissuasion nucléaire suppose un décideur suprême prompt à réagir, ce qui impose « un apprentissage accéléré » selon la formule de Samy Cohen. Cependant « dire que le président est un novice est à la fois vrai et faux : à ce niveau, on a forcément une vision globale » remarque le général Benoît Puga, qui fut le chef d’état-major particulier de deux présidents.
Le fondateur de la Cinquième République, soldat qui a connu les affres de la décision sous les Troisième et Quatrième Républiques, a réorganisé l’État pour dresser le cadre de la décision en renforçant le caractère présidentiel de la République, par l’élection du président au suffrage universel direct et la détention de l’arme nucléaire qui réduit le poids de l’armée. Si le Parlement déclare la guerre, le chef des Armées (le président) décide seul de l’emploi de la force. « Cette étrangeté dans un pays démocratique » facilite le déclenchement d’une opération militaire. De Gaule le fait depuis l’Élysée, la maison militaire où se réunit le Conseil de Défense devenu le Conseil de Défense et de Sécurité Nationale (CDSN), le cœur des relations politico-militaires. La décision finale résulte de l’avis croisé des participants et de sa « vision globale ». A moins qu’il ne le consulte pas le CDSN lorsque le sujet est trop controversé. Cependant, toute décision illustre le principe de Clausewitz répété à l’envie : l’armée est subordonnée au pouvoir politique, elle est le moyen du politique.
Les quatre premiers présidents ont connu la guerre. Les uns les deux guerres ou seulement la Seconde, l’occupation, la résistance et tous les guerres de décolonisation. Le général de Gaulle clôt l’épopée impériale mais refusant de « céder à la pression d’un État étranger », il ordonne l’opération Charrue, à Bizerte, en 1961. Elle présente un caractère nouveau car face à la Tunisie indépendante, elle peut être considérée comme la première OPEX.
L’intervention au Tchad établit les principes de la politique française durant des décennies : le respect des accords de défense, la crainte de déstabilisation régionale, le maintien de la crédibilité de l’alliance française et la protection des ressortissants français. Il s’engage dans une guerre non prévue selon le nouveau modèle de forces et la doctrine d’emploi des années 1960 : la guerre de « contre-insurrection » ou « asymétrique ». Au niveau opérationnel, s’ouvre la première étape de la professionnalisation. Au Tchad, le président Pompidou veut éviter l’enlisement mais renforce un corps expéditionnaire qui combat. En 1972, avec son conseiller Jacques Foccart, il décide le repli militaire.
En 1974, le président Giscard d’Estaing n’est guère interventionniste. Et pourtant, contraint par le contexte international troublé, il intervient en Afrique : Mauritanie, Zaïre, RCA et au Levant. Au Tchad où la guerre a repris en 1975, réticent à intervenir à quelques semaines d’élections législatives annoncées difficiles, il répond cependant à la demande tchadienne. Le Chef d’état-major particulier (CEMP) et le chef d’état-major des armées (CEMA), craignant l’enlisement, se prononcent pour un repli. Mais le président, dont le parti a gagné les élections, se montre audacieux, soucieux de l’image que donnerait la France en cas de retrait sans combattre. Il prend le contre-pied des généraux et décide d’aller au contact de l’ennemi avec des forces limitées. A l’audace suit l’impuissance, car craignant l’accusation de néocolonialisme et redoutant que la perte de soldats trouble l’opinion publique alors que l’opposition de gauche critique les OPEX comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, il choisit la neutralité. Il espère une « solution négociée » de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) et laisse les soldats français au milieu d’un imbroglio pendant qu’une force neutre d’interposition africaine se déploie : une première.
Dans l’opposition, François Mitterrand qualifiait son prédécesseur de « pompier pyromane » et l’accusait de faire de la France « le gendarme de l’Afrique ». Dans le programme commun de 1972, il annonçait que l’armée serait exempte d’ « intervention extérieure de caractère colonialiste et impérialiste ». Une fois élu, il est revenu à « la grande politique du général de Gaulle » en poursuivant les engagements en cours et en déclenchant plus de vingt OPEX au cours de ses deux septennats ponctués de deux cohabitations. Au Liban, l’impuissance se traduit par la mort de 58 parachutistes qui l’a laissé désemparer. En Afrique, il refuse de faire la guerre mais déploie la force armée pour conforter l’influence et impressionner l’adversaire tant au Tchad face à la Libye qu’au Rwanda où les raisons de l’intervention militaire au nom de la défense de la francophonie restent ambiguës.
Conseillé par son fils, il s’est pris de passion pour la région. Selon l’amiral Lanxade, le CEMP devenu CEMA, en avril 1991, le président avait « un faible pour Habyarimana » et un même goût pour la littérature, ce qui pouvait « suffire comme justification stratégique ». Dans un livre récent, le général (2S) Dominique Delort permet de suivre le processus décisionnel lors de l’intervention où finalement le président doit composer avec un Premier ministre de cohabitation hostile à une intervention. Alors que le génocide commence le 6 avril, les tergiversations aboutissent au compromis de l’opération Turquoise, une intervention sous forme d’opération humanitaire armée, « de manière impartiale et neutre » selon le mandat de l’ONU, et sous commandement national. Turquoise a été une réussite humanitaire mais un désastre politique qui a placé l’armée en position de cible médiatique. L’aveuglement et la naïveté de la conduite politique déficiente ont laissé l’armée être accusée et humiliée pendant des années.
Lorsqu’à la surprise générale, l’Irak attaque le Koweït, le 2 août 1990, le président hésite entre la participation « aux affaires du monde, la réticence devant la perspective d’une guerre, le souci d’une politique autonome des États-Unis, mais aussi le souvenir des bonnes affaires faites avec l’Irak ». Il consulte, car au Conseil de défense, les avis sont partagés. Le ministre de la défense hostile, démissionnera ; le premier ministre et le CEMP sont favorables, mais le président tergiverse : il faut que la France « soit dans le coup » mais si possible sans combattre. Il privilégie l’embargo et la diplomatie puis, après quelques gesticulations, il envoie la force Daguet prendre part à l’offensive mais pas à l’action principale. De façon inédite, il fait lire un message au Parlement pour annoncer l’entrée en guerre. Une première depuis l’Indochine, comme l’est la participation à une guerre en coalition sous conduite américaine.
Élu en 1995, Jacques Chirac accède à la présidence en pleine crise yougoslave. Il poursuit l’intervention au nom du statut de la France, et se montre plus volontariste pour faire appliquer les règles d’engagement de la force onusienne, quand la marge de manœuvre militaire est étroite puisque les moyens sont englués. Il sait cependant utiliser l’assaut victorieux de la compagnie du capitaine Lecointre sur la casemate du pont de Verbanja comme témoignage de la nouvelle fermeté.
Confronté à son tour à une cohabitation, en juin 1997, il se met d’accord avec le Premier ministre. En mars 1998, lors du Conseil de défense portant sur le désengagement en RCA, le principe de « ni ingérence, ni indifférence » est adopté par les deux têtes de l’exécutif. Il est décidé que l’armée ne sera engagée que dans des opérations sous mandat et drapeau européens ou en 2eme échelon de forces africaines régionales en vue du « maintien de la paix.
Ses successeurs sont nés et ont grandi durant la guerre froide, dans une Europe en paix grâce au parapluie de l’OTAN et à la détention de l’arme nucléaire par la France. Ils ont découvert le monde de la défense lors de leur service militaire et ont continué à approcher les questions de défense au cours de leur carrière politique.
Candidat à l’élection, Nicolas Sarkozy déclarait que la France n’avait pas vocation à rester en Afghanistan, s’alignant ainsi sur le repli esquissé par son prédécesseur. Une fois élu et après des mois d’hésitations, il engage la France dans la guerre permanente, par l’envoi de renforts dans la vallée de la Kapisa. Il semble vouloir donner des gages de loyauté aux Américains et annonce le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN lors du sommet de Bucarest, en avril 2008, tandis que le Premier ministre déclare à l’Assemblée que « la France n’est nullement en guerre en Afghanistan ». Quant à la Libye, beaucoup pensent que l’opération Harmattan s’explique par l’influence du philosophe Bernard-Henri Lévy. Mais il s’avère que les motivations du président ne sont pas éclaircies car il n’a pas consulté préalablement.
Très volontariste contre les dictatures arabes, le président Hollande veut intervenir en août 2013 contre le président syrien Assad qui a utilisé des armes chimiques contre sa population : une « ligne rouge » engageant une riposte « massive et immédiate » de la part des Occidentaux, déclare le ministre des Affaires étrangères français. Lâché par les Britanniques et le président Obama, le président expérimente la faiblesse et le décalage des volontés. Au Sahel, il refuse d’abord d’intervenir, préférant voir les Africains en première ligne. Finalement, il fait preuve « d’une volonté politique claire » (p.250) et lance l’opération Serval en janvier 2013.
L’auteur ne mentionne pas le partage des rôles entre le président qui suit et surveille l’évolution de la situation, le ministre de la Défense plus au fait des questions de Défense et jouissant de toute sa confiance, et le directeur du cabinet civil et militaire du ministre qui s’impose jusqu’à être appelé « le général à six étoiles ». Personne n’a oublié la déclaration tonitruante du président à Tombouctou quand des voix dans les armées préconisent le repli une fois la mission accomplie. Il choisit un entre-deux : repli avec maintien d’un GTIA pour soutenir l’EUTM (force européenne pour former les soldats maliens), la MINUSMa (force des Nations Unies), et protéger les élections. En RCA, où la situation empire, il refuse d’intervenir puis engage l’opération Sangaris au nom du devoir d’assistance.
Le président Macron est le premier président à ne pas avoir fait son service militaire. Une fois élu, il adopte d’emblée une posture martiale. Au Sahel, il veut du résultat, mais cautionnant une réduction des crédits, il humilie le CEMA qui démissionne. Depuis, la situation au Sahel a basculé entrainant la dégradation de l’image de la France.
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(*) Martine Cuttier est Docteur en histoire contemporaine, spécialiste des relations internationales et des politiques de puissance avec projection de forces. Elle a beaucoup travaillé sur les questions de sociologie militaire et les relations entre forces occidentales projetées et populations des pays considérés notamment dans les pays africains en faisant le distinguo entre Français, Britanniques, d’une part, et Américains d’autre part. |
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