Pierre Hentic (1917 – 2004)
Témoin engagé
de l’histoire du XXème siècle

Anne Alexandre (*)
Fille de Pierre Hentic
Ancienne analyste financière

Pierre Hentic fut apprécié pour ses rôles aux premières lignes des conflits auxquels participa la France durant le XXème siècle : au cœur des dispositifs de renseignement alliés pendant la Résistance puis officier engagé auprès des populations locales durant les guerres d’Indochine et d’Algérie.

 

Première partie

Maho, chef des opérations aériennes et maritimes de Jade Fitzroy et Jade Amicol

 

Né avec la révolution russe, qui allait tant influencer le siècle, Pierre Hentic est un enfant de la Troisième République. Orphelin malmené dans un lycée confessionnal parisien, il découvre la joie de vivre vers 12 ans lors d’un été à Chissay-en-Touraine où il convainc sa mère de le laisser en pension chez l’habitant. Là, l’instituteur comme le curé – le « rouge » comme le « blanc » – le remarquent et le prennent chacun sous son aile. Ayant rejoint les Jeunesses Communistes par idéalisme, il s’affronte contre les ligues d’extrême-droite en distribuant le journal révolutionnaire L’Avant-Garde, participe aux manifestations du Front Populaire mais hésite à aller défendre la République Espagnole. Il préfère devancer l’appel pour effectuer son service militaire aux Éclaireurs Skieurs D’Annecy (27ème Bataillon de Chasseurs Alpins), où il devient champion de France de ski de fond et d’aviron par équipe.

En 1939, sa section est rappelée en Savoie sur la frontière italienne pendant la « drôle de guerre », puis envoyée à Namsos pendant la campagne de Norvège pour « couper la route du fer » aux Allemands. Hentic se porte volontaire pour retourner à Narvick, où il participe à la seule victoire française de la guerre dite « de 1940 ». Il y côtoie et apprécie Anglais et Ecossais avant d’être démobilisé au camp de Carpiagne à Marseille. Indigné par les incohérences de Moscou et le pacte de non-agression germano-soviétique qui a déclenché la guerre, il a déjà rendu sa carte du Parti Communiste. Il nourrit le projet de rejoindre l’Angleterre pour continuer à se battre et retourne à Paris désormais occupée.

« Paris a complètement changé d’aspect. Il n’y a pratiquement plus de circulation automobile à part les véhicules militaires allemands. La pénurie de marchandises, surtout alimentaires, se fait partout sentir. Le marché noir de toutes les denrées s’organise et fait le bonheur des trafiquants. […] De grandes oriflammes à croix gammée pendent aux façades des immeubles occupés par les services allemands, dans les quartiers chics de préférence. […] Les plus basses méthodes de corruption sont employées. Livrer un aviateur anglais, dénoncer un auditeur de la BBC ou un détenteur d’armes trouve récompense auprès des Allemands. Le chantage et la délation par l’odieux régime des otages sont institués : l’auteur d’un acte d’hostilité envers les Allemands expose à la répression sa famille, ses parents, ses amis, la communauté. […]»[1]

Visite au groupe de résistants bretons peu après la guerre (Hentic à droite en uniforme

C’est là qu’en janvier 1941, Pierre Hentic est contacté par Claude Lamirault, qui vient d’être parachuté « blind » (sans réception) en France pour monter un réseau de renseignement au service de l’Intelligence Service (IS) britannique. Claude est le deuxième agent seulement à être parachuté en France pendant la guerre. Même si c’est un ex-militant de la ligue d’extrême-droite La Cagoule, il connait bien Hentic depuis leur service militaire où ils sont devenus bons amis malgré leurs divergences politiques. Pierre Hentic va devenir Maho.

D’un effectif de trois personnes, le réseau Jade-Fitzroy s’étoffe, s’équipe et comptera jusqu’à 1 200 agents. Les premiers pas dans la clandestinité sont malhabiles et peu assurés, consistant souvent en déplacements sans résultats, renseignements sans valeur, contacts dangereux, enthousiasmes illusoires… Mais viennent aussi les premiers succès, parachutages nocturnes réussis (armes, postes radios…) après des semaines d’attente dans le froid glacial, franchissements rocambolesques de la ligne de démarcation, atterrissages clandestins pour transport vers l’Angleterre d’agents et de films micrographiés, bombardements alliés de cibles identifiées…

Cependant, des imprudences conduisent à l’arrestation de proches. Lors d’une émission radio en avril 1942, Eugène Pérot (Pépé), le premier radio du réseau, et Bernard Rousselot sont repérés par la Gestapo. Pépé est torturé puis fusillé au Mont Valérien en octobre ; Bernard, déporté à 17 ans dans les mines de sel d’Olmütz (Tchécoslovaquie), décèdera d’épuisement à son retour de déportation.

Alors qu’il doit partir pour être formé en Angleterre, Maho est arrêté par les Français lors d’un atterrissage pick-up clandestin près d’Issoudun en mai 42 et emprisonné à Châteauroux, Périgueux puis Bergerac. Il est en bons termes avec les fonctionnaires de Vichy qui s’occupent de l’instruction du dossier des prisonniers politiques. Quand les Allemands envahissent la zone sud en novembre 42, ce sont ces « Vichystes » qui permettent à Maho et quelques autres « Gaullistes » de s’échapper. Il rejoint Claude et opèrent depuis la côte d’azur jusqu’au 24 février 1943, ou il rejoint enfin l’Angleterre par pick-up lors de l’opération Pampas.

En mai 43, Maho prend son indépendance du réseau après une formation accélérée au Royaume-Uni. Le service MI6 du Commander Dunderdale à Caxton St (Londres) l’envoie en entrainement à la réception d’atterrissages de Lysander avec les pilotes de la base secrète de Tempsford près de Cambridge, puis en formation parachutiste près de l’aéroport de Ringway dans la région de Manchester, le tout complété de cours de codage radio.

« Hentic est parachuté en mission le 21 mai en France. […] Il a un réseau autonome, avec son code, ses postes émetteurs, ses agents, son budget indépendant. Son activité devient prodigieuse : il réalise plus de dix atterrissages entre le 21 mai et le 11 novembre 1943 et une quantité innombrable de parachutages (20 au moins).
[…] Durant le seul mois de septembre, il fait partir le courrier de trois réseaux, neuf agents et échange 700 kilos de matériel.
Il faut bien remarquer qu’il effectuait lui-même les transports du matériel et du courrier et qu’il n’eut pas un agent arrêté dans ces opérations malgré les risques énormes qu’elles présentaient parfois. »[2]

Grace aux dossiers déclassés, l’historien d’aujourd’hui peut mesurer l’importance de ces liaisons pour le renseignement apporté aux alliés ainsi que les exfiltrations de personnalités recherchées. Tout au long de la guerre, la Royal Air Force ne compta que 34 pilotes de Lysander et l’équipe de Maho travailla avec la moitié d’entre eux, effectuant 21 opérations « pick up » (18 réussies), dont trois doublés. Outre l’envoi du courrier secret et matériel de précision nécessaire à la fabrication de détonateurs de bombes, elles permirent 48 exfiltrations. Parmi eux, on peut citer André Caffot, ramenant en Angleterre la « machine à estampiller » les nouvelles cartes d’identité françaises ; Raoul Potelette, ingénieur des chemins de fer français et membre de Résistance-Fer ou encore Gustave Bertrand, mathématicien au cœur du décryptage de la machine de codage allemande Enigma.

Ticket d’entrée à Dachau

Maho est mis « au secret » à la prison de Fresnes et interrogé rue des Saussaies. Il est transféré à Compiègne le 2 juin, où il apprendra la nouvelle du débarquement. Il fait partie du convoi du 17 juin qui arrive au camp de concentration de Dachau deux jours plus tard. Il travaille au Kommando d’Allach, chantiers et usine d’armement BMW. Le camp est libéré le 22 avril 1945 par la 7ème armée de Patton. Cependant, avec des camarades, il s’échappe du camp, qui a été mis en quarantaine par les Américains pour cause de typhus et rentre à Paris. Le retour apporte son lot de désillusions et réajustements.

« Cette nuit, aucun appareil britannique ne se découpera dans la lumière lunaire en atterrissage clandestin, aucun de mes camarades de réseau n’est à son poste. De Pépé, Bernard, Philip, Pierrot, Job, Claude, il ne reste ici que les photos. Ils sont tombés dans la lutte. Les journaux glissés par mon voisin relatent : « L’assemblée constituante se réunira jeudi. Le général de Gaulle, chef du gouvernement, sera présent. Les tortionnaires nazis du camp de Belsen seront pendus. L’Allemagne vaincue et occupée se relève de ses ruines ». Comme les temps ont changé ! Le journal jauni dont je lisais les titres tout à l’heure était daté de décembre 1940. Vieux de cinq ans. Poignant contraste. Les vainqueurs d’hier sont les vaincus. Les occupants sont maintenant occupés. Les traîtres sont devenus des héros. La guerre est finie. Un espoir fou s’est réalisé. » [4]

[1] Extrait d’Agent de l’Ombre de Pierre Hentic, aux Editions de La Martinière.
[2] Extrait des notes de l’Intelligence Service sur Pierre Hentic
[3] Extrait de Secret Flotillas de Sir Brooks Richard, p. 216
[4] Extrait d’Agent de l’Ombre de Pierre Hentic, aux Editions de La Martinière.

 


 

(*) Anne Alexandre est l’une des quatre enfants de Pierre Hentic. Aujourd’hui retraitée, elle vit à Londres depuis 1993, où elle a travaillé comme Equity Analyst à la City.

 Elle a contribué à faire publier les mémoires de son père en 2007

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