Europe spatiale : Les programmes de défense et de sécurité

Gérard Brachet  (*)
Ancien directeur général du CNES, consultant en politique spatiale

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Après deux précédentes parties (cf Espritsurcouf N°253 et 254) respectivement consacrées au rôle de l’agence spatiale européenne (ESA) et à celui de l’Union européenne dans la politique spatiale européenne, ce troisième volet se focalise sur les programmes spatiaux européens à vocation de défense et de sécurité. Il vient ainsi parachever la précieuse étude de l’auteur.

 

Du fait des tensions géopolitiques accrues, et aussi de la montée en puissance très rapide de la Chine dont le programme spatial militaire est très ambitieux, les principaux Etats européens ont investi, depuis une vingtaine d’années, dans des moyens spatiaux destinés à renforcer leur dispositif de défense. Ils sont toutefois conscients de la vulnérabilité des services reposant sur le bon fonctionnement des systèmes spatiaux, qu’ils soient civils, militaires ou à vocation duale. En particulier, la prolifération des débris spatiaux et la multiplication des constellations constituées de centaines, voire de milliers de petits satellites placés sur des orbites proches de la Terre, posent la question de la sécurité des infrastructures en orbite et plus généralement du caractère durable de l’utilisation des orbites basses. Ces Etats, mais aussi l’Union européenne elle-même, ont progressivement renforcé leur capacité de surveillance de l’espace.

Les programmes de satellites à vocation de défense et de sécurité en Europe

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Dans le domaine des systèmes spatiaux servant spécifiquement les besoins de la défense et de la sécurité, les États européens ont, depuis les années 1980, défini leurs besoins et développé leurs systèmes sur une base strictement nationale.

Les Britanniques, avec leur système de télécommunication par satellite Skynet, ont été les premiers à déployer un système spécifique pour les besoins de leurs forces armées. Ils en sont aujourd’hui à la sixième génération (Skynet 6). Le Royaume-Uni a été suivi par la France avec ses satellites Syracuse (le satellite Syracuse IVB a été lancé sur le dernier vol d’Ariane 5 en juillet 2023). L’Italie avec ses satellites Sicral et l’Allemagne, avec ses satellites SATCOMBW, ont fait de même, ainsi que l’Espagne.

Les tentatives de définition commune des besoins et des exigences de sécurisation des communications n’ont pas permis à ces nations de converger vers un système de télécommunications partagé en orbite géostationnaire. Sur les plans économique et opérationnel, il n’est d’ailleurs pas certain qu’une telle solution soit adaptée aux besoins militaires, les zones géographiques d’intervention des forces étant très variées. De plus, les besoins de bande passante excédent régulièrement la capacité mise en place. Ce phénomène de croissance très rapide des besoins des forces armées en capacité de télécommunication est en partie lié à l’utilisation croissante de drones sur les théâtres d’opérations. Non seulement il faut pouvoir communiquer avec eux en temps réel mais il faut pouvoir rapatrier très rapidement les données qu’ils récoltent.

Dans ce paysage très « national » des télécommunications spatiales militaires, une exception toutefois est à noter : La France et l’Italie ont su se mettre d’accord sur un satellite commun de télécommunications à très haut débit « Athena-Fidus ». Ce dernier a été mis en orbite en 2014 et est exploité en capacité partagée par les forces armées des deux pays.

Avec la mise en place prévue de 2027 à 2030 de la constellation IRIS² (Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite) de l’Union européenne, présentée dans le précédent article, une partie des besoins de communications sécurisées des Etats européens pourra être satisfaite à partir de 2030.

 

L’autre domaine privilégié de systèmes spatiaux servant la défense et la sécurité est celui de l’observation à des fins de reconnaissance et de renseignement. Les satellites en orbite basse fournissent un moyen précieux d’observation du fait de l’extraterritorialité de l’espace extra-atmosphérique, combinée avec leur capacité à survoler n’importe quel point du globe.

La France a été la première en Europe à s’équiper de tels systèmes en décidant fin 1986, suite à la démonstration réussie du satellite SPOT-1 lancé en février de la même année, de mettre en place les satellites de reconnaissance optique Hélios 1A et 1B, lancés respectivement en 1995 et 1999. L’Espagne et l’Italie avaient accepté de contribuer à ce programme à hauteur de 7 % et 14 % respectivement. L’Allemagne était encore hésitante à se lancer dans ce type d’investissement et le ministère de la défense allemand donnait la préférence à l’observation radar. Finalement, la décision allemande est intervenue fin 1999 et sa constellation de cinq satellites radar « SARLupe », confiée à la société OHB de Brême, a été mise en orbite en 2006-2008. Entre-temps, la France avait bien avancé dans la préparation de ses satellites de la génération suivante, Hélios 2A et 2B mais l’Italie donnait la priorité à son programme national de satellites d’observation radar à vocation duale « COSMO-SkyMed » et renonçait donc à participer à Hélios 2. L’Espagne, au contraire, confirmait sa participation, quoiqu’à un niveau ramené à 2,5 %. La Belgique, suivie par la Grèce, décidaient, elles aussi, d’y contribuer mais toujours au niveau très modeste de 2,5 %.

Hélios 2A a été lancé en 2004 et Hélios 2B en 2009. Un accord d’accès réciproque à SARLupe et à Hélios 2 (Accord de Schwerin) avait été signé entre l’Allemagne et la France, permettant à ces deux pays d’échanger une partie de la capacité de leur système. Du côté italien, les satellites de la constellation COSMO-SkyMed ont été lancés entre 2007 et 2010. Un accord de coopération sous forme de partage de capacité entre les systèmes italien COSMO-SkyMed et français Hélios 2 et « Pléiades », nouveaux satellites à vocation duale alors en préparation sous l’égide du CNES, avait été signé en janvier 2001 lors du sommet franco-italien de Turin. Les satellites Pléiades 1 et 2, mis en orbite en 2011 et 2012, bénéficiaient des technologies d’observation les plus avancées et étaient beaucoup plus compacts, ce qui permet une très grande agilité. Ils préfiguraient les satellites CSO du ministère des Armées qui ont pris le relais des satellites Hélios 2. Le premier satellite de cette nouvelle génération, CSO-1, a été lancé en décembre 2018 le deuxième, CSO-2, le 29 décembre 2020 et le troisième, CSO-3, a été mis en orbite le 6 mars 2025 lors du deuxième vol d’Ariane 6.

Le sigle « CSO » signifie « Composante spatiale optique » d’un système à dimension européenne baptisé MUSIS (Multinational Space-based Imaging System for Surveillance, Reconnaissance and Observation) qui avait été imaginé entre les partenaires des programmes en cours, soit l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la Grèce. Ceux-ci avaient demandé en 2009 à l’Agence européenne de défense de prendre en main ce concept dans le cadre des programmes dits « de catégorie B » de l’Agence. Malheureusement, cette tentative de coordination des satellites de reconnaissance au niveau européen n’a pu aboutir et, devant l’absence de progrès, la France avait décidé d’aller de l’avant en lançant dès 2015 la réalisation des satellites CSO. La France a proposé à l’Allemagne de participer à ce programme via une participation financière substantielle à l’achat du troisième modèle de vol, lui donnant ainsi accès directement à cette constellation optique.

L’Allemagne ne renonçait pas pour autant à son intérêt pour les techniques d’observation radar et lançait la réalisation des satellites SARah, successeurs des SARLupe, dont les premiers exemplaires ont été mis en orbite en juin 2022 et décembre 2023. L’Italie a fait de même avec ses satellites COSMO-SkyMed Second Generation (CSG) dont les deux premiers satellites ont été mis en orbite en décembre 2019 et février 2022.

L’Espagne n’est pas en reste avec ses satellites nationaux d’observation radar « Paz », lancé en 2018, et optique « Ingenio », ce dernier ayant malheureusement été perdu lors de l’échec du lanceur Vega-C du 21 novembre 2022.

 

En résumé, nous devons constater dans ce domaine de l’observation à des fins de reconnaissance et de renseignement une grande dispersion des efforts européens. Cette dispersion reflète une approche très « nationale » de ces activités, due probablement à une combinaison de culture traditionnelle de la gestion du renseignement, peu ouverte à la coopération au sens habituel, et de protection d’intérêts industriels nationaux.

En ce qui concerne le renseignement d’origine électromagnétique la France est très en pointe, et même unique en Europe, avec son essaim de trois microsatellites d’écoute électronique « CERES » (CapacitE de Renseignement Electromagnétique Spatiale), mis en orbite en 2021. 

           

L’Union européenne, jusqu’à une date récente, n’intervenait pas dans les affaires de défense et de politique étrangère. Elle a cependant, via son centre satellitaire basé à Torrejón de Ardoz (Espagne) joué un rôle important de sensibilisation et de formation à l’exploitation des images de satellites de reconnaissance. Le Centre satellitaire de Torrejón, qui avait été créé au départ par l’UEO (Union de l’Europe Occidentale), a été inauguré en 1993 et autorisé à recevoir des images Hélios 1 à partir de 1996. Il a été transféré de l’UEO à l’Union européenne le 1er janvier 2002. Il a depuis pris le nom de « Centre satellitaire de l’Union européenne (EU SATCEN). Il faut noter que, du fait de sa mission ciblée sur les besoins de défense et de sécurité, ce Centre satellitaire ne dépend pas de la Commission européenne mais du Conseil. Son fonctionnement relève donc, comme pour l’Agence européenne de défense, d’une approche de type « intergouvernemental » par opposition à l’approche communautaire habituelle au sein de l’Union européenne.

           

La création d’un Fond européen de défense géré par l’Union européenne depuis 2017, bien qu’il soit encore de volume modeste, permet aujourd’hui à celle-ci de jouer un rôle plus actif, au moins au niveau des phases de recherche et de démonstration de nouveaux concepts, dans l’étude et l’expérimentation de systèmes à vocation de défense et de sécurité. Par ailleurs, le cadre programmatique fourni par le programme Copernicus de satellites d’observation de la Terre, aujourd’hui consacré exclusivement à la surveillance de l’environnement et l’évolution du climat, permet d’envisager dans l’avenir le déploiement de satellites d’observation à haute résolution capables de servir les besoins « gouvernementaux » des Etats membres de l’Union européenne ; euphémisme couramment employé à Bruxelles pour éviter de parler de besoins militaires. Une telle évolution signifierait une certaine duplication avec les moyens nationaux dont disposent l’Allemagne, la France et l’Italie mais serait probablement soutenue par une grande partie des autres Etats membres, précisément parce qu’ils n’en disposent pas.

L’article précédent a présenté le système Galileo de satellites de positionnement et de distribution du temps mis en place à l’initiative de l’Union européenne qui sert à la fois les besoins civils et de sécurité. Rappelons ici qu’il comprend un service sécurisé, le « PRS » consacré exclusivement aux besoins gouvernementaux des Etats membres de l’Union européenne. Le service PRS n’est pas encore déclaré opérationnel mais est en phase de tests approfondis auxquels participent les forces armées de plusieurs Etats membres. Sans entrer dans le détail du service PRS qui est par nature ultra sécurisé, il suffit de rappeler ici qu’il est strictement réservé aux Etats membres de l’Union européenne et que le contrôle d’accès est très soigneusement effectué grâce au centre « Galileo Security Monitoring Centre » installé en France à Saint-Germain-en-Laye, avec un centre secondaire en Espagne près de Madrid. 

La sécurité des infrastructures spatiales et la connaissance de la situation spatiale

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Face à l’encombrement toujours plus marqué des orbites basses, en particulier du fait du déploiement des constellations de satellites de télécommunication et d’observation, face la prolifération des débris spatiaux et face à la menace nouvelle que représente certains satellites « inquisiteurs » testés par la Russie et la Chine, les autorités nationales françaises  ont très tôt mis en service des systèmes de surveillance de l’espace afin de disposer d’une connaissance la plus complète possible de la situation spatiale. Le radar GRAVES développé par l’ONERA et opéré par l’Armée de l’air depuis 2005 en est l’exemple le plus connu.  L’Allemagne fédérale a investi ces dernières années dans un système similaire et d’autres pays européens comme l’Italie prennent le même chemin. En outre un effort de coopération intra-européenne est organisé sous l’égide de la Commission européenne avec la constitution du consortium « EUSST » qui regroupe aujourd’hui quinze des vingt-sept pays membres de l’Union européenne. Cet effort européen, de taille encore modeste, devrait se poursuivre et se renforcer au cours des prochaines années même s’il reste encore de petite taille par rapport aux moyens considérables de surveillance de l’espace déployés par les Etats Unis.

En France, la création du Commandement de l’espace en 2019, intégré à l’Armée de l’air et de l’espace, se traduit depuis plusieurs années par un renforcement significatif des moyens nationaux de connaissance de la situation spatiale et par le développement de moyens de protection des infrastructures spatiales militaires. Par exemple, les microsatellites YODA destinés à effectuer une surveillance rapprochée de la zone avoisinant un satellite de télécommunication géostationnaire devraient être bientôt déployés. En outre, des études sont conduites afin de pouvoir réagir de manière active à des tentatives de neutralisation en orbite.

 

Globalement les moyens consacrés par les principaux Etats européens aux systèmes spatiaux servant leur défense et leur sécurité sont en croissance continue depuis une vingtaine d’années mais leur coordination est encore limitée. L’augmentation des budgets consacrés à la défense dans la plupart des Etats européens à la suite de la tentative de la Russie de prendre le contrôle de l’Ukraine pourrait accélérer cette croissance. Mais la montée en puissance assez récente des moyens financiers qu’y consacre l’Union européenne pourrait permettre à cette dernière de jouer un rôle accru. Cela devrait se traduire par la mise en commun de certaines capacités spatiales ; par exemple dans la surveillance de l’espace, ou toute autre capacité qui peut faire l’objet d’une mutualisation, sachant cependant que la défense reste une responsabilité nationale.

Gérard Brachet, de formation, est ingénieur diplômé de l’Ecole nationale supérieure d’aéronautique (Sup’Aéro-1967), et titulaire d’un Master of Sciences in Aeronautics and Astronautics de l’Université de Washington (Seattle -1968). Il a travaillé au Centre National d’Etudes Spatiales de 1970 à 1983 puis a occupé les fonctions de Président Directeur Général de la société Spot Image de 1982 à 1994.

De la fin 1994 à 2002, il retourne au CNES, comme Directeur des programmes jusqu’à fin 1996 puis Directeur scientifique et enfin Directeur général de 1997 à 2002. En 1997, il devient président du Committee on Earth Observation Satellites (CEOS) qui regroupe vingt agences spatiales et sept organisations internationales. De 2004 à 2015, il est consultant auprès de grandes sociétés du secteur aérospatial et d’organisations publiques, en particulier la Commission européenne et l’Agence spatiale européenne (ESA). De 2006 à 2008, il est président du Comité pour les Utilisations Pacifiques de l’Espace Extra Atmosphérique des Nations Unies (UN-COPUOS). En 2012 et 2013, il est reconnu comme expert français au sein du groupe d’experts gouvernementaux mis en place par le Secrétaire Général des Nations Unies afin d’élaborer des mesures de transparence et de confiance (TCBMs) dans le domaine spatial.

Gérard Brachet est Officier de l’Ordre National du Mérite et Officier de la Légion d’Honneur.