Nouveau monde
et ancien logiciel

Vincent Gourvil (*)
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire
Docteur en sciences politiques

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« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
Nul n’ignore cette citation d’Antonio Gramsci ! Elle n’a pas pris la moindre ride en cette fin du premier quart du XXIème siècle. Aujourd’hui, nous vivons un moment de bascule, de grand bouleversement du monde s’inscrivant dans le temps long. Il sonne la fin des illusions. Les mantras d’hier, de nature quasi-religieuse, d’un Occident sûr et dominateur s’effondrent les uns après les autres. Mais, les décideurs des principaux États occidentaux n’en ont cure. Ne variatur, ils continuent à réciter le catéchisme du monde d’hier alors que les vieilles recettes sont inappropriées. La Maison commune d’antan brûle et ils s’obstinent à faire comme avant. Entre surenchère verbale et déni du réel, ils foncent sur l’iceberg tel le Titanic. Revenons sur la révélation des contraires dont nous sommes les témoins avant de prendre la mesure de la révélation des fractures du monde actuel !

LA RÉVÉLATION DES CONTRAIRES
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« L’odeur du monde a changé » (Georges Duhamel cité par Charles de Gaulle). Tous les concepts grandiloquents caractérisant les relations internationales de l’après-Guerre froide, qui relèvent hier de l’évidence, sont aujourd’hui inopérants. Ils semblent frappés d’une sorte d’obsolescence programmée, créant chez une majorité de décideurs une sidération paralysante. Procédons à un rapide survol de ce changement lexical !

De la fin de l’Histoire au retour de l’Histoire. S’inspirant des thèses d’Alexandre Kojève, Francis Fukuyama, brillant politologue américain, nous annonce en 1990 la fin de l’Histoire et son cortège d’autres fins : géographie, frontières, nations, États … [1] Le monde va entrer dans une période heureuse, celle des bisounours, caractérisée par l’extension automatique de la démocratie à toute la planète. En 2008, Robert Kagan nous fait redescendre de notre petit nuage avec la publication de son ouvrage intitulé : « Le retour de l’Histoire et la fin des rêves »[2]. Les espoirs créés à la fin de la guerre froide d’un monde sans conflit idéologique et stratégique ne sont donc qu’un mirage de taille. Le monde reste tel quel. Presque partout, l’État-nation demeure aussi fort que par le passé. Celui auquel les peuples se raccrochent en cas de temps mauvais (Cf. crise du Covid-19). Par ailleurs, ils troquent les prétendues valeurs universelles contre les bonnes vieilles traditions nationales. Le village planétaire cède la place à la planète des villages.

De la globalisation à l’émiettement du monde[3]. Hier, la bien-pensance nous présente le monde dans sa globalité, aucune tête ne devant dépasser. Aujourd’hui elle n’est plus sûre de son fait. C’est que les faits sont têtus. Ce qui paraissait solide apparaît dans toute sa fragilité. Conséquence de ce qui précède, nous passons de la mondialisation heureuse à la démondialisation désordonnée. Après avoir cru aux multiples bienfaits des chaînes de valeur, les États en découvrent, avec chaque crise, les importants méfaits. Ils apprécient, alors à sa juste valeur, le bonheur de l’indépendance, de la souveraineté sur les biens stratégiques. Mieux vaut tenir que courir, comme nous le rappelle ce dicton populaire. Autre conséquence du grand désordre mondial, les citoyens croient de moins en moins aux prétendues vertus du libre-échange. Ils privilégient un retour au bon vieux protectionnisme. N’est-ce pas la nouvelle religion de l’Oncle Sam et de son 47ème président ?

De la paix par le droit à la paix par la guerre. Cette évolution/révolution des paradigmes des relations internationales est parfaitement croquée par Gorce (celui qui met en scène des pingouins) qui représente trois dessins de Donald Trump : (1) il y a beaucoup trois de lois internationales, (2) avec mon choc de simplification, on n’en garde qu’une seule et (3) la loi du plus fort. À titre d’exemple notons que, depuis le 7 février dernier un « executive order » présidentiel interdit l’entrée aux États-Unis aux dirigeants, employés et agents de la CPI, ainsi qu’aux plus proches membres de leurs familles et à quiconque considéré comme ayant apporté son aide aux travaux d’enquête de la Cour. Conséquence de ce changement de pied, le multilatéralisme triomphant est à bout de souffle[4]. Il est contraint de s’effacer au profit d’un unilatéralisme conquérant[5]. Le directeur général du CICR fait l’amer constat suivant « si les négociations avaient lieu aujourd’hui, il n’est pas sûr que les conventions de Genève sur le droit humanitaire seraient adoptées »[6]. Ce qui vaut pour le droit humanitaire, vaut a fortiori pour le droit international. Ainsi, le monde revient presqu’à une normalité de long terme.

Les uns après les autres, les Évangiles des mondialistes à tout crin perdent de leur signification, de leur pertinence[7]. Le monde s’en trouve bouleversé tant il est traversé par d’importantes fractures.

LA RÉVÉLATION DES FRACTURES
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« On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres ; autrement, les outres se rompent, le vin se répand, et les outres sont perdues ; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et le vin et les outres se conservent »[8].
La politique a changé de monde, mais elle ne change plus le monde. Un monde sans maîtres et un monde sans règles. Un monde tripolaire à défaut d’être « apolaire », pour reprendre la formule de Laurent Fabius. Une reconfiguration des relations internationales

Le retour en force des deux Grands. Comment se manifeste-t-il ? D’un côté Vladimir Poutine fait bouger la tectonique des plaques des relations internationales et bouleverse les structures de l’après-guerre-froide. De l’autre, Donald Trump – surnommé « l’agent du chaos » par le quotidien Libération – dynamite méthodiquement, jour après jour depuis le 20 janvier 2025, les fondements du monde d’hier. Il pose, à lui seul, les fondements de la future gouvernance mondiale sans consulter ses alliés. Cela va sans dire. Nous ne sommes plus en 1945 où se négociait la Charte de San Francisco qui débouchera sur la création de l’ONU. La conjonction de ces deux paramètres débouche sur un monde fracturé, un monde sans règles si ce n’est celle du primat de la loi du plus fort[9]. Mais, peut-être sur la fin de la guerre en Ukraine sur le dos des Ukrainiens ?[10]

La contestation du « Sud global ». Ce bloc disparate, qui représente les deux-tiers de la planète, ne veut plus entendre parler de l’ordre international occidental porté sur les fonts baptismaux à la fin de la Seconde Guerre mondiale[11]. Ses membres entendent donner une impulsion à une redéfinition des priorités internationales et à une gouvernance qui les associe à hauteur de ce qu’ils représentent en termes de population et de PIB. Les réunions des BRICS fournissent aux principaux d’entre-eux une tribune commode pour instruire le procès de l’arrogance d’un Occident sourd et aveugle aux demandes des peuples majoritaires dans le monde. À titre d’exemple, ces États se refusent à condamner l’agression russe en Ukraine lors du débat à l’Assemblée générale de l’ONU. Ils estiment que ce sujet ne les concerne pas. Il faudra compter sur eux dans la suite des évènements. Les ignorer semble contre-productif.

L’apathie de l’Occident, y compris de l’Union européenne. Cet autre bloc, aussi disparate que le précédent, semble plus porté à étouffer la vérité dans ce qu’elle peut avoir de plus cruel pour lui qu’à l’encourager. Il s’accroche comme une bernique à son rocher aux paradigmes confortables mais dépassés du monde d’hier[12]. De nos jours, flotte sur l’Occident un parfum de Société des nations (SDN) à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Alors que l’ONU (spectatrice impuissante des bouleversements du monde), l’Union européenne (experte en myopie historique), l’OTAN (ballotée aux quatre vents), l’OSCE (incapable de jouer son rôle d’amortisseur des chocs), le Conseil de l’Europe (aux abonnés absents) discutent du sexe des anges, le canon tonne en Ukraine, au Proche-Orient, au Soudan, en RdC, en mer Rouge … et l’Intelligence artificielle (IA) devient l’enjeu d’une bataille planétaire, les Occidentaux, Européens en tête de gondole[13], jouent à la perfection leur rôle d’idiots (in)utiles du village planétaire. Ils laissent Américains et Russes traiter des questions majeures que sont celles de la guerre et de la paix, en particulier en Ukraine ![14][15]

Face à ce tsunami historique, Occidentaux et Européens se laissent guider par la dictature du conformisme, du moment, de l’évènement. Ils se bercent de l’illusion que les choses sont ce que l’on désire et le contraire de ce qu’elles sont.

LA COMEDIE DES ERREURS OU LE RETOUR DES SOMNAMBULES [16]

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« Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit »
(Charles Péguy). Le monde est illisible. Mais plus pour certains que pour d’autres. Seuls quelques clairvoyants parviennent à trouver des clés de lecture du monde réel. Tel n’est pas le cas de l’Union européenne. Sa passivité soulève des questions dérangeantes. L’Europe est-elle condamnée au rôle de spectateur du changement de gouvernance internationale ? Est-elle condamnée à sortir de l’Histoire ? L’Intelligence Artificielle ne constitue-t-elle pas le révélateur de son incapacité à se projeter résolument sur un avenir aussi incertain qu’imprévisible en dépit de la tenue d’une conférence de type grand-messe (Cf. celle de Paris des 10 et 11 février 2025). In fine, les Européens seront-ils les derniers à ouvrir les yeux sur ce monde qui change ? Que leur fait-il défaut ? Lucidité, courage pour abandonner leur ancien logiciel afin de répondre aux défis du nouveau monde !

 

Vincent Gourvil (*)
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire
Docteur en sciences politiques


Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

[1] Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Flammarion, 1992.
[2] Robert Kagan, Le retour de l’Histoire et la fin des rêves, Plon, 2008.
[3] Jean-Marie Guéhenno, Le premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde, Flammarion, 2021.
[4] Hélène Sallon, Les Nations unies se cherchent un nouveau rôle en Syrie, Le Monde, 14 février 2025, p. 4.
[5] Bruno Cotte, La mise à mort de la Cour pénale internationale serait-elle programmée ?, Le Monde, 14 février 2025, p. 21.
[6] Rémy Ourdan, « Une érosion du droit humanitaire », Le Monde, 8 février 2025, p. 5.
[7] Ariane Ferrand (propos recueillis par, Bénédicte Chéron : « Les Français n’ont pas été habitués à appréhender leur place dans le chaos du monde », Le Monde, 20 mars 2025, p. 26.
[8] Évangile selon Matthieu, chapitre 9, verset 17.
[9] Jakub Ivaniuk (propos recueillis par), Marta Prochwics Jakowska : « La sécurité de l’Europe centrale pourrait devenir une variable d’ajustement des tractations entre Washington et Moscou », Le Monde, 9-10 février 2025, p. 19.
[10] Donald Trump assure avoir un plan pour mettre fin à la guerre en Ukraine, Reuters, 9 février 2025.
[11] Jean-François Colosimo, Occident, ennemi mondial n°1, Albin Michel, 2024.
[12] Marie de Vergès, En Afrique, remodeler l’aide internationale, Le Monde, 14 février 2025, p. 23.
[13] Dominique Méda, L’Europe doit cesser de tergiverser, Le Monde, 9-10 février 2025, p. 27.
[14] L’Europe peut-elle se défendre sans les États-Unis ?, Le Monde, 16-17 mars 2025, p. 1.
[15]
[16] Christopher Clark, Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Champs, 2015.

(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques.