AFGHANISTAN : ÉTRANGE DÉFAITE
ET GRANDE ILLUSION !
Richard Labévière (*)
Journaliste
L’Afghanistan est le tombeau des Empires. Britanniques, Russes, Américains s’y sont cassé les dents. Le retour au pouvoir des Talibans ne pouvait laisser l’auteur insensible. Avec sa fougue coutumière, il en tire des enseignements, que l’on peut discuter, certes, mais qui méritent grande attention.
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’ai tâché de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre » (Spinoza). Que cela est bien dit en cette époque de « crise de la connaissance » (Edgar Morin) !
Les Occidentaux, dépendants des Américains dans tous les sens du terme, ont organisé un vaste pont aérien depuis l’aéroport de Kaboul encerclé par les talibans. Aujourd’hui que l’affaire est pliée, comme ceci était largement prévisible depuis plusieurs mois, la seule chose qui reste à faire aux experts est de tenter de comprendre pourquoi l’Occident (surtout les États-Unis) vient de prendre une magistrale claque en Afghanistan.
La victoire en chantant des Talibans
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De manière tout à fait logique dans un État failli, les talibans ont reconquis une à une les provinces afghanes avant d’investir « pacifiquement » Kaboul… en raison d’un fiasco de l’armée locale. Comme le dira une ressortissante française, « piégée », selon ses mots, par l’arrivée plus rapide que prévue des insurgés et qui n’arrivait pas à quitter la ville, ceux-ci ont pénétré dans Kaboul « comme dans du beurre ».
Kaboul est tombée sans combattre ! Sur les images de la chaîne de télévision qatarie Al-Jezira, on a pu voir les talibans à l’intérieur du palais présidentiel dont ils se sont emparés le 15 août 2021. Décontractés, souriants, bavards, la kalachnikov à l’épaule, le porte-voix (qui leur sert à s’adresser à la population) ou le talkie-walkie à la main, ils ne semblaient pas avoir livré bataille. On ne les sentait même pas fatigués.
Le palais semblait singulièrement vide, littéralement abandonné. Le président afghan Ashraf Ghani était à ce moment déjà loin, réfugié dans un émirat arabe. Il a reconnu avoir fui son pays pour éviter un « bain de sang ». « Les talibans ont gagné […] et sont à présent responsables de l’honneur, de la possession et de l’auto-préservation de leur pays. Ils sont confrontés à un nouveau défi historique. Soit ils préservent le nom et l’honneur de l’Afghanistan, soit ils donnent la priorité à d’autres lieux et d’autres réseaux », a-t-il ajouté dans un message sur Facebook.
L’effondrement des forces afghanes a surpris par sa rapidité (45 jours). Comment une armée quatre fois supérieure en nombre (environ 300 000 hommes dont 50 000 Forces spéciales), équipée et entrainée par la première puissance mondiale, a-t-elle pu être mise en déroute si facilement ?
Les causes sont multiples : gonflement artificiel des effectifs pour augmenter la contribution américaine, corruption endémique, désertions, passages à l’ennemi de gouverneurs de province et de soldats, faiblesse ou défaut d’approvisionnement (particulièrement en munitions), perte du soutien aérien de l’armée américaine, fragilisation de l’armée en raison du raccourcissement du délai du retrait des troupes américaines par Joe Biden, frappes américaines jugées contraires aux accords de Doha par les talibans qui les ont conduit à accélérer leur processus de reconquête du territoire, avantage décisif d’une guérilla mobile face à une armée conventionnelle lourde, déstabilisation de l’institution militaire par des mutations précipitées, trop grande concentration du pouvoir…
Pendant ce temps, le président américain faisait porter la responsabilité/le chapeau de cette défaite aux autorités afghanes. Il fallait bien une victime expiatoire pour faire passer la pilule d’une telle raclée mémorable.
La déroute en pleurant des Américains
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Faute d’avoir compris le réel, la prise de Kaboul signe une nouvelle humiliation des États-Unis mais aussi, une défaite pour le vieux Jo Biden.
On reste coi en apprenant que les plus hautes autorités américaines, qui disposent d’une kyrielle de services de renseignement, de multiples centres de recherche (« think tanks »), d’analystes de haut niveau, de retour d’expérience de vingt ans de présence inutile en Afghanistan10, n’aient rien vu venir de cette catastrophe largement prévisible pour toute personne dotée d’un minimum de bon sens. À quoi peuvent bien servir algorithmes, intelligence artificielle, drones et autres gadgets pour donner une image précise de la réalité du terrain ?
Une fois encore, comme le souligne si bien Charles Péguy : « il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Ou bien les dirigeants américains n’ont rien compris à l’Afghanistan et se sont bercés d’illusions sur la stabilité de ce pays. Ou bien ils ont appréhendé la réalité dont ils ont fait fi, pour en finir rapidement avec la présence militaire en Afghanistan, quoi qu’il en coûte. L’histoire nous donnera peut-être la réponse à cette importante question.
Ceux qui pensaient que le sérieux, l’expérience, le calme de Joe Biden allaient contribuer à redorer le blason d’une Amérique terni par quatre années de présidence Trump, en sont pour leurs frais. Les scènes apocalyptiques sur l’aéroport de Kaboul resteront gravées dans les mémoires… après la débandade ayant suivi la chute de Saïgon. L’Histoire de l’hyperpuissance ne serait-elle qu’un éternel recommencement ? Pour Jean-Louis Bourlanges : « le lâchage de Kaboul signe la contradiction entre l’ambition et la fatigue américaine ». Elle démontre également une faillite du renseignement américain, un classique du genre.
L’Amérique apparait de plus en plus pour ce qu’elle est, un colosse aux pieds d’argile. En dernière analyse, le retrait tourne à la déroute pour le président américain, droit dans ses bottes, qui semble s’être pris les pieds dans le tapis en accélérant le retrait américain sans s’entourer des garanties nécessaires. Cible de vives critiques après la chute de Kaboul, il a « défendu fermement » sa décision de retirer les troupes américaines d’Afghanistan, en assurant que la mission de Washington n’avait jamais été de bâtir une nation démocratique dans un pays instable.
Le vieux Joe se console, comme il peut, en organisant des réunions inutiles. Joe Biden et Boris Johnson ont en effet convenu lors d’un entretien téléphonique de participer à un sommet virtuel du G7 sur l’Afghanistan. Le moins que l’on puisse dire est le président américain vient, au passage, de faire un superbe cadeau à la Chine totalitaire face aux démocraties. Moins d’un an après sa prise de fonctions, c’est un mauvais coup pour Joe Biden dont on ne sait encore comment il surmontera cette crise.
Du côté occidental, largo sensu, ce n’est guère plus brillant tant nous frisons le grotesque, le ridicule, le pathétique.
Le chœur des pleureuses occidentales
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La machine incantatoire tourne à plein régime dans les capitales occidentales. L’Union européenne étale son incompétence, son inefficacité, sa désunion. Ses dirigeants se réunissent en urgence le 17 mai 2021 après la bataille (ils arrivent toujours comme les carabiniers) pour parer au plus pressé, la seule chose qu’ils sachent faire. Entre défiance et pragmatisme, ils décident de l’évacuation en toute urgence de leurs ressortissants, pris au piège du retrait américain17.
Le communiqué de la réunion précise que « l’UE portera une attention particulière aux Afghans dont la sécurité serait menacée en raison de leur engagement pour des valeurs communes ». Mais le texte final n’évoque pas le scénario d’une arrivée massive de migrants afghans sur le sol européen, et se garde bien d’ouvrir les portes de l’Union aux victimes du nouveau régime afghan. Tout au plus, est-il écrit : « L’UE soutiendra les pays voisins de l’Afghanistan, pour faire face aux conséquences négatives [negative spill overs] de cette situation, qu’un flux croissant de réfugiés et migrants devrait engendrer. »
Lors de sa conférence de presse, Josep Borrell s’est montré un peu plus ferme, allant jusqu’à prôner le dialogue avec les talibans pour freiner le départ de migrants… « Nous devons parler [avec les talibans – ndlr] afin d’engager le dialogue, dès que possible, pour éviter un désastre humanitaire, mais aussi migratoire », a-t-il dit. Beaucoup de dirigeants européens semblent tétanisés par le précédent de 2015, lorsque l’arrivée de réfugiés syriens sur le continent avait nourri des partis d’extrême droite, par exemple l’AfD en Allemagne, et accéléré la formation de l’alliance des pays de Visegrad (Hongrie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie), au cœur de l’UE.
Avant la réunion, un ministre grec a prévenu sans détour : « Il n’est pas question que notre pays soit de nouveau la porte d’entrée d’une nouvelle vague de réfugiés », a dit le conservateur Notis Mitarachi. Athènes espère, comme en 2016, pouvoir compter sur Ankara pour bloquer l’arrivée de migrants dans les îles grecques. Sur la même lignée, le candidat de la CDU-CSU aux élections générales allemandes du 26 septembre a pris ses distances avec les positions d’Angela Merkel en 2015, la chancelière du « Wir schaffen das » [nous allons réussir]. « Nous ne devons pas envoyer le signal que l’Allemagne peut s’occuper de tous ceux qui se trouvent dans le besoin », a déclaré Armin Laschet, ajoutant que « la priorité doit être sur l’aide humanitaire, sur place, contrairement à ce qui a été fait en 2015 ». Une manière de tenir la crise à distance, en en sous-traitant la gestion à d’autres.
« Il ne fait pas de doute que la demande d’accueil des réfugiés et de migrants d’Afghanistan va se renforcer. C’est pourquoi il est nécessaire que l’UE apporte une réponse commune, en lien étroit avec les alliés de la région, à qui il faut assurer un soutien », a déclaré le ministre italien des affaires étrangères, Luigi Di Maio, figure du Mouvement 5 étoiles. On l’aura compris, les Européens redoutent une crise migratoire qu’ils n’avaient ni anticipée, ni préparée. Mais surtout, soulignons-le, l’affaire afghane constitue une crise européenne.
L’OTAN s’agite pour ne rien faire
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Une seule phrase résume parfaitement son « état de mort cérébrale ». Celle du dirigeant du parti conservateur allemand d’Angela Merkel et candidat à sa succession, Armin Laschet, déjà cité, qui qualifie le retrait d’Afghanistan des troupes occidentales de « plus grosse débâcle (…) de l’Otan depuis sa création ».
L’Otan a appelé, le 20 août 2021, les talibans à permettre aux personnes voulant être évacuées de quitter l’Afghanistan. Il a aussi appelé les pays membres de l’Alliance à rester en « étroite collaboration » concernant les opérations d’évacuation. Il aurait fallu y penser plus tôt, pour une organisation qui possède des services de planification, de prévision et qui dispose de « war games » dans ses cartons. Pitoyable…
Diverses blagues. Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres (qui n’existe que par son verbe), appelle la communauté internationale à s’unir pour « supprimer la menace terroriste » en Afghanistan, après le retour au pouvoir des talibans dans le pays. Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) s’est dit particulièrement préoccupé par la situation en Afghanistan, évoquant des crimes et des exécutions en guise de représailles pouvant relever de violations du droit international humanitaire. Le Canada « n’a pas l’intention de reconnaître un gouvernement taliban », déclare le Premier ministre Justin Trudeau, sorte de trublion de l’Amérique du nord.
La France à la traine
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Alors que le président de la République est confronté à une contestation qui s’enracine autour du pass-sanitaire, il est contraint par la chute de Kaboul d’organiser, dans la plus grande précipitation, un conseil de défense et d’improviser une déclaration solennelle à 20 heures le 16 août 2021 depuis Brégançon. Il souligne que la France entend que l’Afghanistan ne redevienne pas un sanctuaire jihadiste et que l’arrivée au pouvoir des talibans n’entraîne pas une vague migratoire illégale. L’exécutif français assume une posture de fermeté sur l’immigration clandestine. Jean-Yves Le Drian espère un gouvernement « inclusif » des talibans. Il n’est pas interdit de rêver. C’est comme si l’on demandait aux personnalités de la résistance et de la France libre de former un gouvernement inclusif avec les « collabos » à l’été 1944.
Nous apprenons au passage que l’évacuation de l’ambassade de France à Kaboul a été négociée avec les talibans par le RAID. Gérard Araud, qui s’est trompé sur tout et qui applaudissait aux épopées américaines en Afghanistan (2001) et en Irak (2003), nous explique que nous n’avons pas d’autre choix que de composer avec les talibans. Que fait-il de la promotion des valeurs occidentales comme la défense du droit des femmes et des homosexuels ? Bernard-Henry Lévy explique que « c’est un échec inexcusable » dans la mesure où « le plus triste, c’est que l’Occident n’avait absolument pas échoué en Afghanistan ». Drôle d’analyse géopolitique et géostratégique !
Quand donnera-t-on la parole à d’authentiques experts dont la parole publique est rare et peu médiatisée ?
L’avènement d’un monde post-occidental
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Alors que les cartes sont rebattues en Asie centrale, des conclusions qui s’imposent doivent être tirées rapidement pour prévenir de nouvelles déconvenues encore plus graves.
Un seul exemple est significatif de l’effacement croissant de l’Occident dans cette région. Avant de mettre un point final à leur progression, les talibans sont allés s’enquérir du nihil obstat de Moscou, Pékin et Téhéran. Ils n’ont pas demandé à rencontrer des excellences de l’Union européenne, de l’OTAN, des États-Unis. Ne parlons pas des autorités pakistanaises qui ont toujours joué un double jeu sur la question afghane, histoire d’agacer leur ennemi indien. Les talibans ont parfaitement compris qui étaient les acteurs principaux (« key players ») dans la zone. Les Occidentaux, absents et inaudibles, en sont réduits à jouer la carte du pragmatisme vis-à-vis du nouveau pouvoir.
Force est de constater que, si les talibans bénéficient d’un certain soutien de la Chine, du Pakistan ou de l’Iran, leur retour au pouvoir constitue aussi une menace pour ces pays. La prise du pouvoir par les talibans en Afghanistan représente « le plus important évènement géopolitique » depuis la crise de Crimée en 2014 et « une nouvelle opportunité » pour la Chine, la Russie et la Turquie d’« étendre leur influence » en Asie centrale, a estimé, le 19 juin 2021, le chef de la diplomatie de l’Union européenne, Josep Borrell s’exprimant devant le Parlement européen,
Aujourd’hui, il est clair que le déclin programmé de l’Occident, s’apparente, à certains égards, à la décadence de l’empire romain. Aux États-Unis, l’on commence à peine à comprendre que la promotion et l’exportation de la démocratie à l’occidentale est passée de mode. Elle est même vivement rejetée par une partie du monde, Chinois et Russes en tête, qui entendent conduire leurs affaires intérieures comme bon leur semble.
Le droit d’ingérence, la responsabilité de protéger chers à Bernard Kouchner n’ont plus droit de cité. Il va falloir comprendre que le monde du XXIe siècle n’a rien à voir avec celui du siècle précédent, et que l’Occident ne pourra plus imposer ses quatre volontés, ses « valeurs » au reste du monde, comme ce fut trop souvent le cas dans le passé. Les mouches ont changé d’âne.
Pour nous Français, la victoire des talibans résonne au Sahel, où les regards sont braqués sur Kaboul. Nos dirigeants seraient bien inspirés de phosphorer pour commencer sérieusement à envisager les conditions, le calendrier, les modalités du retrait définitif des troupes de l’opération « Barkhane », avant que l’affaire ne tourne à la divine comédie afghane.
C’est comme on le voudra : un remake de l’étrange défaite ou de la grande illusion.
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(*) Richard Labévière est rédacteur-en-chef du site « Proche et Moyen-Orient ». Il a été rédacteur-en-chef à TSR (Télévision Suisse Romande) et à RFI (Radio France Internationale). Il a aussi assuré la rédaction en chef de la revue Défense de 2003 à 2011. Il exerce depuis 2010 comme consultant en relations internationales et en question de Défense et Sécurité. Il écrit dans le mensuel « Afrique Asie ». |
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