La recrudescence
des murs aux frontières européennes

(1ère partie)

,

Alors que la chute du Mur de Berlin a été unanimement célébrée par les Etats européens, plus de 30 ans après, l’Union Européenne semble de moins en moins résister à la tentation de la politique du mur.

.

En 2025, 13 Etats de l’Union européenne et/ou de l’espace Schengen ont construit des barrières physiques à leurs frontières. L’Espagne, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Finlande, la Bulgarie, la Hongrie ou même la Pologne ravivent des débats témoignant de la complexité des liens entre identités et frontières au sein du Vieux Continent. Derrière des enjeux de défense et de sécurité européens affichés, l’érection de ces murs témoigne de la tentation de la teichopolitique ou politique du mur et du cloisonnement de l’espace. Elle est plus encore le fruit d’intérêts nationaux prenants. Ils témoignent des nouveaux clivages propres à un monde mais surtout à une Union Européenne qui, par ailleurs, se veut globalisée, ouverte, en constante mutation depuis la fin de la Guerre froide.

Ainsi, quels enjeux et dynamiques l’édification de murs frontaliers en Union Européenne met-elle en lumière ? Que nous apprend leur recrudescence sur l’importance de la notion de frontière à l’échelle européenne ?

Une certaine dimension européenne…
.

En effet, la construction de murs aux frontières des Etats européens revêt, en premier lieu, des intérêts européens marqués, illustrés par une rhétorique sécuritaire dominante et récurrente, mobilisée en réponse aux diverses crises internationales.

L’Espagne est précurseuse en la matière avec son “ grillage de protection” de 8 kms à Melilla contre l’immigration marocaine et africaine dès 1995. Mais ce sont les attentats du 11 septembre 2001 qui ont marqué un premier tournant majeur dans les relations internationales en ce sens, concrétisant la menace terroriste sur l’Occident et, en riposte, le lancement de la guerre globale contre le terrorisme. Dès lors, la rhétorique sécuritaire et la protection des frontières s’imposent progressivement dans les débats et les politiques européennes, poussant même l’Espagne à construire un deuxième mur de 10 kms à Ceuta dès 2001. En outre, c’est surtout à partir des années 2010 et encore plus particulièrement depuis 2015 que l’Europe renforce ses frontières à un rythme effréné, presque systématiquement pour contrer l’immigration massive précédée par les crises au Moyen-Orient. Cette année-là, la barre du million d’arrivées de migrants et de réfugiés en Europe a été franchie (dont seulement 3% par voie terrestre). Émerge alors l’idée d’une “ Europe forteresse”. Et l’ambition de protéger les frontières extérieures de l’Union Européennes trouve aujourd’hui sa parfaite incarnation symbolique dans le projet de construction en cours d’un mur turc aux frontières grecques.

De surcroît, les récents bouleversements géopolitiques comme la guerre en Ukraine et le retour de Donald Trump à la Maison Blanche ont ravivé sérieusement les discussions autour du besoin d’une défense commune et d’une autonomie stratégique européenne. En ce sens, la quête de souveraineté européenne induite par l’”Europe de la Défense” sert de passerelle à l’”Europe forteresse” dans la légitimation, non seulement, de la construction de barrières physiques aux frontières, mais aussi dans la légitimation de leur sophistication.

Les frontières prennent une nouvelle dimension, et leurs barrières de nouvelles formes. De nouveaux murs s’érigent dans l’objectif de faire bloc à la menace russe, au nom d’une défense commune et d’une protection généralisée à toute l’Europe. C’est ce que retranscrit le cas de la Pologne qui, craignant à la fois l’immigration et les incursions russes, s’est lancée en 2024 dans la construction d’un mur de 180 kms à sa frontière biélorusse ainsi qu’au niveau de l’enclave de Kallingrad, décrit comme un “investissement dans la paix”. Mais c’est aussi le cas de six pays de l’OTAN (la Norvège, la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne) qui se sont unis pour ériger une muraille de drones de 3 000 kms dont la construction est en cours.

Les différentes crises géopolitiques, aussi diverses soient-elles, sont presque systématiquement appréhendées sous le prisme de la sécurité collective. Celle-ci traduit des réponses de plus en plus musclées en matière de politique migratoire et européenne de défense, mais surtout par les Etats individuellement qui investissent eux-mêmes dans ces dispositifs. Craignant une nouvelle perte de souveraineté, et voulant protéger l’Europe d’une nouvelle guerre froide, ces derniers en font plutôt raisonner la division qui lui était caractéristique au travers d’un nouveau rideau de fer à l’Est. Les frontières semblent à nouveau s’identifier par le miroir de la peur de l’ennemi extérieur, antagoniste et autoritaire.

… Mais aussi et surtout une forte dimension nationale et identitaire
.

 Si la frontière semble se ressaisir de sa dimension fortement identitaire en Europe, cela passe avant tout par des crises internes aux Etats-nations. Loin de l’idéale unité européenne et des ambitions pacificatrices exprimées à travers le phénomène des murs, c’est plutôt même en opposition aux valeurs, normes et lois de l’Union Européenne (comme la liberté, la dignité et la libre circulation) que ceux-ci se construisent. Les murs comme outils de gestion de la crise migratoire entrent par exemple en collision avec les normes européennes en bafouant le principe de one stop one shop, selon lequel les demandeurs d’asile doivent être examinés dans le premier pays de l’Union où ils mettent les pieds ; et dans certains cas, comme dans le cas lithuanien, le Droit de l’UE s’oppose au droit national. Ainsi, même si la Commission Européenne finance des infrastructures de surveillance aux frontières, elle ne soutient économiquement ni la construction ni l’entretien des murs.

 C’est en cela que l’on voit la notion de frontière se réaffirmer fermement. À la différence des murs de la Guerre froide, les murs contemporains servent à garder les “indésirables” à l’extérieur, à contrôler les mobilités entrantes, et non plus sortantes, au sein d’un monde globalisé qui tend à effacer ses frontières. La politique du mur entend aller à contre-courant du mythe selon lequel il n’y aurait plus de frontières ni de souveraineté, selon lequel la mondialisation pacifie les relations internationales. Répondre à une crise migratoire par l’érection de murs, c’est se réaffirmer pour contrôler quels pans de la mondialisation peuvent faire l’objet d’une ouverture ou non, dans la mesure où cette ouverture est de plus en plus perçue comme une menace à la souveraineté et à l’identité nationale. C’est admettre son incapacité à traiter le problème à la racine : si la “crise” migratoire est de facto appréhendée comme telle, c’est qu’elle fait écho à une crise identitaire plus profonde et propre à ces Etats. Derrière la surenchère sécuritaire, au-delà de la conception des murs par leur fonction purement physique (celle d’empêcher le passage, fonction qu’ils peinent d’ailleurs parfois à remplir), ce sont des barrières, des séparations mentales qui sont induites par ceux-ci.

En ce sens, le lien entre le politique et l’identité nationale est étroit. Les impacts du politique, au sens de construction collective qui façonne les sociétés humaines, se reflètent dans la politique au sens de champ social, champ d’activité, et vice versa. En l’espèce, on voit bien une polarisation politique croissante au sein de l’Union Européenne, notamment à travers la montée de l’extrême droite. Les propos de la figure de l’extrême droite hongroise ayant ordonné la construction du mur en 2015, Viktor Orban, symbolisent ce repli identitaire par l’expression claire d’un rejet total du cosmopolitisme ainsi que par une nostalgie de la nation telle qu’elle était “il y a 1 100 ans”. En appui des bouleversements géopolitiques de notre ère, l’extrême droite promeut activement une grille de lecture identitaire des problématiques humanitaires, politiques et sociales. Elle donne un écho considérable aux idées anti-européennes et anti-migratoires en assimilant notamment l’immigration à la religion et à la menace terroriste. Mais ces liens qui sont faits entre nation, culture, religion et sécurité entrent là encore en totale contradiction avec les valeurs de citoyenneté et d’intégration européenne.

Et même si la construction de murs aux frontières engrange plus de débats virulents que de consensus, ces éléments nous montrent qu’une des grandes différences entre les murs de la Guerre froide et les murs contemporains réside dans la possibilité d’appréhender ce phénomène par le bas.

Aujourd’hui, dans une logique de se protéger de tout ce qui peut être perçu comme une menace extérieure, les décideurs peuvent trouver un soutien considérable auprès du grand public qui est de plus en plus favorable à des solutions radicales en matière d’immigration. Des groupes civils polonais se rendent, par exemple, régulièrement sur place pour soutenir et appeler à soutenir les forces de l’ordre dans la zone du mur, affirmant défendre les valeurs de la Pologne contre les croyances et cultures des populations immigrantes. Les problématiques à vocation sociale ou de protection se transforment ainsi en problématiques de normes et de valeurs nationales. En cela, la construction de murs aux frontières externes, mais aussi internes de l’Union Européenne, obéit à une logique de reterritorialisation certes physique mais, surtout, mentale. En cherchant à revaloriser l’identité étatique en opposition à l’identité européenne, les Etats européens semblent s’emmurer pour réaffirmer physiquement des fonctions mentales que les frontières de l’Union européenne actuelle n’arrivent plus à remplir.


La seconde partie de l’article paraitra dans le numéro 258

 

Sarah Caron est étudiante en Master 2 de Droit public – parcours Droit et politiques de défense et de sécurité nationale. Elle a préalablement validé un Master de recherche en Histoire – parcours relations internationales, guerres et conflits, ainsi qu’une licence en science politique. Elle se passionne notamment pour les questions nucléaires et spatiales, en plus des études de genre en lien avec la Guerre froide.