Vicissitudes de Tesla
et des marques américaines.
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Géraud de Vaublanc (*)
Directeur de communication et promotion des marques
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Je l’ai achetée avant qu’Elon ne perde la tête » : ces quelques mots, visibles sur des autocollants devenus cultes, s’affichent de plus en plus à l’arrière des véhicules de marque Tesla. Faut-il y voir un simple geste d’humeur teinté d’humour ? Ou est-ce le révélateur d’une tendance beaucoup plus profonde ?
Marques engagées, marque enragées, marques dégagées…Après les différentes mobilisations à résonance mondiale – d’Occupy Wall Street, au conflit palestinien en passant par Black Lives Matter, Me too, ou la guerre en Ukraine- qui ont poussé les marques et les consommateurs à se positionner de plus en plus clairement, la vague de protestation et de boycott inédits des véhicules Tesla annonce-t-elle un mouvement d’un genre nouveau ? Et si oui, peut-il entraîner toutes les marques américaines ?
La question de l’engagement des marques pour des causes politiques est loin d’être nouvelle : Levi Strauss incarnait la contre-culture américaine au moment des manifestations étudiantes des années soixante, Patagonia (vêtements durables) fondée en 1973, puis the Body Shop en 1976 (cosmétiques éthiques), ont été les pionniers de marques que l’on appellera plus tard « responsables », et pour certaines « militantes ». Mais les années récentes ont marqué une très forte intensification du phénomène. Ainsi, fragilisées par l’exigence d’hyper transparence de notre époque, défiées par une dépendance croissante à l’égard des influenceurs et des algorithmes des réseaux sociaux, remises en cause par les procureurs de la surconsommation et sommées de démontrer chaque jour leur responsabilité environnementale, sociale et sociétale, les marques sont en outre bravées par une opinion publique. De plus en plus soupçonneuse, cette dernièreattend d’elles qu’elles prennent parti, qu’elles s’engagent, parfois radicalement. Et l’extrême polarisation s’est banalisée.
Extrême polarisation
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Ainsi, l’étude « Brands and Politics » d’Edelman menée en 2024 – avant la réélection de Donald Trump – conduite dans 15 pays différents, montrait sans surprise que la consommation des marques est de plus en plus l’expression d’un choix politique et éthique. Ainsi, en moyenne, 60 % des personnes interviewées déclarent acheter, choisir ou éviter des marques en fonction de leur sensibilité politique ; et ce score est encore plus élevé dans des pays comme la Chine (88 %), l’Arabie saoudite (82 %), l’Inde (75 %), l’Indonésie (68 %) ou le Brésil (57 %). Un autre enseignement de l’étude concerne la jeunesse : 56 % des 18 à 34 ans se sentent en connexion avec les personnes qui consomment la même marque qu’eux, et 40 % estiment que leur jugement sur les autres est influencé par les marques qu’ils consomment.
Ce n’est pas la première fois que Tesla est victime de la personnalité clivante de son dirigeant. Lorsqu’Elon Musk avait racheté Twitter, la marque Tesla avait déjà été très attaquée. Un temps adulé par les Ukrainiens lorsqu’il avait mis à leur disposition son réseau Starlink, Elon Musk avait ensuite suscité le rejet lorsqu’il avait formulé des propositions jugées conciliantes avec la Russie. Et Tesla en avait à nouveau fait les frais !
Mais les récentes vagues de dénigrement et de boycott sont beaucoup plus profondes. Et l’on constate que les deux plateaux de la balance qui définissent l’identité de Tesla sont clairement déséquilibrés : d’un côté, la marque est incontestablement engagée pour l’environnement et a fait beaucoup pour l’essor du véhicule électrique. Il y a quelques années, son concurrent Audi avait même mis sur le marché un nouveau véhicule accompagné du slogan publicitaire « Musk-Have » ! Venant d’une prestigieuse marque allemande, ce message était plus que flatteur ! Mais de l’autre, la marque est réputée naviguer dans les eaux troubles des controverses sociales et politiques. Ainsi, sa dimension aspirationnelle puisée dans ses vertus écologiques est largement éclipsée par la dimension repoussoir liée au rôle central que joue Elon Musk dans l’équipe de Donald Trump.
Ce déséquilibre s’explique de deux manières principales : d’une part, le véhicule électrique s’est largement banalisé ; mais il a également perdu de son aura, notamment en Europe. La baisse des subventions a accentué sa dimension de produit élitiste, dans un contexte d’hostilité aux mesures anti-pollution (comme le mouvement anti-ZFE, mené en France par le très populaire Alexandre Jardin). Le véhicule électrique, naguère encensé, est devenu plus suspect… et pour certains esprits plus radicaux, il est aujourd’hui un coupable idéal, symbole d’un élitisme arrogant ; d’autre part, et plus fondamentalement encore, la crispation anti-trumpienne s’est généralisée et radicalisée, avec une forte dimension passionnelle et épidermique. Et sur un spectre politique de plus en plus éclaté, l’anti-trumpisme est un formidable catalyseur d’oppositions pourtant irréconciliables.
Boycott USA ?
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Si bien que le mot d’ordre n’est plus seulement Boycott Tesla, mais plus largement Boycott USA. C’est notamment le cas en France. Une récente enquête IFOP révèle que la popularité des États-Unis dans l’hexagone est à son plus bas niveau depuis 40 ans, avec deux Français sur trois soutenant le boycott des marques américaines. La sympathie envers les États-Unis se retrouve à 25 % ;score plus faible que le niveau atteint sous George W. Bush après l’invasion de l’Irak !e Ce score est ainsi pulvérisé par celui de 2010, sous Barak Obama. À l’époque, 65% des Français éprouvaient de la sympathie pour l’oncle Sam. Aujourd’hui, seuls 26 % des Français estiment que les deux nations partagent des valeurs proches. Et près de deux Français sur trois soutiennent les appels au boycott, tandis qu’un tiers évite déjà certaines marques (outre Tesla, on peut citer Coca-Cola, McDonald’s, Starbucks ou KFC).
Contrairement aux boycotts habituels, l’étude montre que ce mouvement mobilise toutes les catégories sociales, y compris les seniors et les classes aisées, ce qui lui confère un élan inédit. Ce phénomène n’est bien sûr pas propre à la France. Il est même encore plus aigu dans d’autres pays, comme le Canada ou le Danemark, où l’administration Trump a provoqué de vives tensions.
Le mouvement peut-il s’ancrer durablement, jusqu’à avoir un véritable impact économique. Difficile à dire, tant il dépend d’une multiplicité de facteurs politiques, économiques, psychologiques et symboliques. Mais un pas décisif sera sans doute franchi si l’on constate que le boycott ne touche plus simplement des marques ayant des alternatives (comme l’automobile ou l’alimentation) mais également des marques peu substituables, dont les utilisateurs et consommateurs sont fortement dépendants (comme les réseaux sociaux américain). Cela ne semble pas être le cas aujourd’hui.
Mais quel que soit le scenario, la vague actuelle illustre plus que jamais la dimension de plus en plus politique et polarisante des marques. Comme le suggère Raphaël Llorca dans son ouvrage au titre évocateur : le roman national des marques (2024), les marques façonnent la représentation de leur pays. Icones culturelles, repères identitaires, exportatrices de modes de vie, ambassadrices et miroir des valeurs nationales, les marques ont depuis longtemps dépassé le stade de simples objets de consommation, neutres et transparents. Pour le meilleur ou pour le pire.
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Géraud de VAUBLANC (Celsa, Sciences Po Paris, HEC) a été Directeur de la Communication et du Marketing au sein du Groupe Renault, avant de créer Frakadopur, GV2V et cofonder VENHIS. Il conseille les marques pour accroître leur valeur commerciale et réputationnelle, et les défendre en cas de crise. Il est l’un des co-auteurs de Construire une marque forte : exploiter toute la richesse du Brand Voicing, qui vient d’être publié chez DUNOD. |
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