Des fleuves, sous tension,
en Afrique de l’Ouest

Claude P. F. Sery (*)
Doctorant en Histoire contemporaine

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« Les fleuves Cavally, Bia et Tanoé,
vecteurs de coopération transfrontalière en Afrique de l’ouest »

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En Afrique de l’Ouest, les fleuves ont une place importante que rappelle ici l’auteur, tant sur le plan économique qu’en matière de préoccupations politico-sécuritaires.

 

Les fleuves transfrontaliers ont historiquement été perçus par les architectes des empires coloniaux comme des frontières naturelles et des limites stratégiques. Toutefois, cette conception apparaît aujourd’hui nuancée, dans la mesure où les frontières fluviales en Afrique ne séparent pas des populations ou des entités politiques constituées de manière autonome. En particulier, le système fluvial formé par le Bia (300 km, dont environ 120 km en Côte d’Ivoire) et Tanoé (400 km de long) à l’est et le Cavally (environ 515 km.) à l’ouest délimitent la frontière entre la Côte d’Ivoire, le Libéria et le Ghana. Ces États sont confrontés à de multiples défis liés à la nature « souple » de ces frontières, qui ne constituent pas des barrières imperméables aux dynamiques socio-économiques et culturelles locales. Face à ces contraintes, les gouvernements concernés sont amenés à renforcer la coopération transfrontalière, notamment dans le cadre de la gestion intégrée des ressources en eau, afin d’assurer une gouvernance partagée et durable de ces espaces fluviaux.

Les fleuves Cavally et le couple fluvial Tanoé- Bia, des fleuves sous tension

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Qu’il s’agisse du Cavally ou du couple Bia-Tanoé, ces fleuves servent d’interface entre populations ivoiriennes, libériennes et ghanéennes. Ces frontières comme toutes les autres sont contestées par les populations locales. Héritées de la colonisation, ces tracés ne tiennent pas compte des réalités sociocuturelles des peuples. Les populations locales revendiquent alors  une forme de libre circulation ou encore d’autonomie transfrontalière. En outre, le fleuve Cavally s’inscrit dans une région sensible. Cette région appartient à  un ensemble plus vaste, l’Union du fleuve Mano, qu’elle partage avec la Guinée, la Sierra Leone et le Libéria. On estime à environ 500 000 le nombre de victimes des crises et des guerres civiles survenues dans cette partie de l’Afrique. À ces tragédies s’ajoute la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire, survenue entre 2002 et 2011, et qui a engendré des massacres conséquents. La Commission nationale d’enquête mise en place par le gouvernement ivoirien a recensé plus de 3 200 morts durant la crise post-électorale de 2010-2011.

Les crises militaro-politiques successives ont provoqué des mouvements de populations ainsi qu’une intensification des activités criminelles dans la région du fleuve. Ce sont notamment le trafic de drogue et d’armes, le braconnage, l’exploitation illégale du bois des forêts classées.

Situé en périphérie du territoire national, au cœur d’une zone agricole et forestière difficile d’accès, ce fleuve constitue un point de passage pour les populations ainsi qu’un axe de transit privilégié pour les marchandises de contrebande ; principalement il s’agit d’une contrebande portant sur le cacao, le bois et les produits pharmaceutiques.

 

Source : Google Maps

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Par ailleurs, les cours d’eau de la Bia et de la Tanoé, localisés dans une région plus ouverte et intégrée à un axe commercial ivoiro-ghanéen dynamique, offrent des itinéraires de contournement face aux dispositifs douaniers mis en place. En effet, certains commerçants et agriculteurs ivoiriens empruntent ces voies fluviales afin d’éviter le paiement des taxes douanières ou de tirer profit des disparités monétaires entre les deux pays. À titre d’illustration, la Tanoé a servi de route alternative durant la crise post-électorale de 2011 et lors de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 en 2020. Cette dernière entraîna la fermeture officielle de la frontière à partir du 22 septembre 2021. Mais cela n’a pas pour autant interrompu le trafic interrives. Malgré les risques de naufrage, de nombreuses pirogues, souvent surchargées, ont continué à assurer la traversée des populations, témoignant ainsi de la persistance des échanges transfrontaliers informels.

Autre fait majeur à souligner, la pollution des eaux. Elle constitue en effet une problématique environnementale majeure. L’orpaillage illégal affecte non seulement la qualité de l’eau, mais également la sécurité des populations riveraines. Dans les zones concernées, c’est près de 900 sites illégaux d’orpaillage qui ont été démantelés. Ce phénomène entraîne une déforestation incontrôlée, une dégradation des sols ainsi qu’une contamination des cours d’eau et des nappes phréatiques en raison de l’utilisation de substances chimiques interdites, telles que le mercure et le cyanure. Par conséquent, l’eau du fleuve devient impropre à la consommation et inadaptée aux activités agricoles. Cette pollution constitue une menace pour la faune aquatique ainsi que pour les populations vivant de part et d’autre de la frontière, ce qui en fait un enjeu majeur de santé publique.

Face à ces multiples défis, une redéfinition des politiques de gestion des ressources hydriques apparaît comme une nécessité afin de garantir un développement durable et une préservation des écosystèmes fluviaux.

Une coopération interétatique en faveur d’une gestion intégrée des ressources régionales en eau

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L’orpaillage clandestin, la contrebande, les flux migratoires interrives et la pollution des cours d’eau contraignent les États à reconsidérer leurs politiques de gestion des ressources hydriques transfrontalières. Face à ces enjeux, les gouvernements des pays concernés ont progressivement reconnu la nécessité d’une coopération accrue, passant d’une gestion nationale fragmentée à une approche concertée. Cette coopération repose désormais sur des accords bilatéraux ou multilatéraux, encadrés par des organismes régionaux de gestion des bassins fluviaux. En 2008, la CEDEAO adopte une charte de l’eau. Dans la foulée, la Côte d’Ivoire intègre l’Union du fleuve Mano et signe un accord avec le Ghana sur la gestion des Ressources naturelles.

Dans cette perspective, la Côte d’Ivoire et le Liberia ont décidé de coordonner leurs efforts dans le cadre de l’Union du fleuve Mano. Cette initiative repose sur des concertations régulières entre les ministères spécifiques, les États-majors et les instances gouvernementales en vue d’une gestion durable des ressources aquifères. En effet, les 16 et 17 Mai 2024, six accords sont signés lors de la 7ème Commission mixte, Côte d’Ivoire – Libéria  dans plusieurs domaines dont la Coopération transfrontalière.

Par ailleurs, sous l’impulsion de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), un projet de construction d’un pont sur le fleuve Cavally a été lancé en octobre 2024. Cette infrastructure vise à renforcer la connectivité transfrontalière entre la Côte d’Ivoire et le Liberia, facilitant ainsi les échanges commerciaux et la mobilité des populations. En parallèle, la coopération sécuritaire s’intensifie avec la création, par la Côte d’Ivoire, du Bataillon pour la sécurisation du Sud-Ouest (BSSO). Cette unité a pour mission d’organiser des opérations conjointes avec les forces armées libériennes afin de lutter contre la criminalité transfrontalière et de renforcer le contrôle des zones sensibles. Ces initiatives contribuent ainsi à atténuer les effets de la frontière en favorisant une meilleure coordination entre les deux États.

Concernant la gestion des eaux de la Tanoé et de la Bia, les gouvernements ivoirien et ghanéen ont mis en place un cadre de concertation permettant d’adopter des stratégies communes dans le cadre du projet Gire (Gestion Intégrée des Ressources en Eau). Ces rencontres interétatiques visent à renforcer la surveillance des cours d’eau et des infrastructures hydrauliques, garantissant ainsi une exploitation plus rationnelle et durable de ces ressources partagées. La surveillance de l’espace du fleuve est assurée par deux services militaires: le Groupement spécial de lutte contre l’orpaillage clandestine (GS-LOI), établi en 2021, et la Brigade spéciale de surveillance et d’Intervention rapide (BSSI), une base avancée à la ville frontière de Noé dont la mission est de lutter contre la pollution sur la Bia en coopération avec le Ghana.

Source : Google Maps

La nature transfrontalière des fleuves impose aux États riverains une gestion concertée de ces ressources hydriques. Dans cette optique, les pays concernés s’efforcent de concilier leurs intérêts nationaux avec la mise en place d’une politique de coopération régionale. Toutefois, la mise en œuvre de cette politique se heurte à plusieurs défis, notamment le manque de moyens financiers alloués aux mécanismes de gestion existants et la difficulté d’identifier avec précision les frontières fluviales, ce qui complique l’application des accords de coopération.

Bibliographie

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Agence Ivoirienne de Presse. (2024). Plus de 246 orpailleurs semi-industriels et artisanaux régularisés (CNS).

Gouvernement de Côte d’Ivoire. (2023). Commission Technique Mixte CI-Ghana sur la gestion des ressources naturelles. Consulté à l’adresse : https://www.gouv.ci/_actualite-article.php?recordID=15210

FAOLEX. (2023). Accord sur la mise en place d’un Comité Technique Conjoint Ghana-Burkina sur la Gestion Intégrée des Ressources de l’Eau (GIRE). Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture. Consulté à l’adresse : https://www.fao.org/faolex/results/details/fr/c/LEX-FAOC180698/

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Oura Kouadio Raphael. (2022). Du risque sanitaire Covid-19 au risque du voyage terrestre : Quand la pirogue devient le moyen de la traversée Côte d’Ivoire-Ghana. Directinfoburkina.net.

UNECE. (2024). La Côte d’Ivoire est le 10e pays africain à adhérer à la Convention sur les cours d’eau transfrontaliers. Commission économique des Nations Unies pour l’Europe. Consulté à l’adresse : https://unece.org/fr/climate-change/press/la-cote-divoire-est-le-10e-pays-africain-adherer-la-convention-des-nations

WWF. (2011). Les bassins transfrontaliers d’Afrique de l’Ouest : enjeux et perspectives*. Fonds Mondial pour la Nature. Consulté à l’adresse : https://wwfeu.awsassets.panda.org/downloads/west_africa_regional_brief_apr2011__fr.pdf

 

 


(*) Claude Patrick Fabien SERY est doctorant en histoire contemporaine à l’École Doctorale SCALL de l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan (Côte d’Ivoire). Sa thèse porte sur l’axe fluvial Sénégal-Niger en contexte colonial aux XIXe et XXe siècles. Il est auteur de plusieurs articles et communications portant sur les transports fluviaux, la colonisation et les dynamiques transfrontalières en Afrique de l’Ouest, avec un intérêt particulier pour les fleuves comme espaces de coopération régionale.