« VENDEMIAIRE » EN CHINE  :
LIBERTE DE NAVIGUER

de Richard Labévière(*)
Journaliste, spécialiste en RI


Le 25 avril dernier, la Chine a adressé une protestation officielle au motif que la frégate de surveillance française Vendémiaire aurait « franchi illégalement » le détroit de Taïwan en pénétrant dans « les eaux territoriales chinoises ». Curieusement la veille, une dépêche de l’agence Reuters indiquait que, selon des sources américaines, « une frégate française a franchi le 6 avril le détroit de Taïwan, qui sépare cette île de la Chine populaire (…) Conséquence de la présence de cette frégate, la Chine a fait savoir à la France qu’elle n’était plus invitée à une revue navale chinoise à l’occasion des 70 ans de la création de la marine chinoise ».

Faux, faux et archi-faux a, immédiatement répondu le ministère français de la défense. Le Vendémiaire (numéro de coque F-734, frégate de surveillance de la classe Floréal)1 a bien franchi le détroit de Taïwan, mais en appliquant strictement les règles internationales, garantissant la liberté de navigation y compris dans les zones économiques exclusives (jusqu’à 200 nautiques). Florence Parly : « la Marine nationale transite en moyenne une fois par an dans le détroit de Taïwan, sans incident, ni réaction ». Conformément au droit de la mer, la France réaffirme ainsi son attachement à la liberté de naviguer. En fait, « les eaux territoriales » au sens où l’entend la Chine sont des « eaux internationales ». Bien que revendiquées depuis des années par Pékin au même titre que Taïwan, le transit dans ce détroit (entre 130 et 180 kilomètres) y est libre, absolument libre !

Notre pays, qui dispose officiellement du deuxième espace maritime mondial avec 12 millions de km2 – officieusement le premier en raison des demandes en cours d’extension de sa ZEE ( Une Zone Economique Exclusive est, d’après le droit de la mer, un espace maritime sur lequel un État côtier exerce des droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources) selon la cartographie des plateaux continentaux – a tout intérêt à voir strictement appliquées les règles de la CNUDM2 garantissant la liberté de navigation dans toutes les mers du monde.

Alors que la France ne médiatise pas ce qu’elle considère être l’exercice d’une liberté fondamentale inscrite dans le droit international, les Etats-Unis ont une approche différente et mènent quant à eux régulièrement des opérations appelées FONOPS3, appelant généralement une réponse chinoise plus agressive. Le 25 février dernier, deux bâtiments militaires américains ont, eux-aussi, emprunté le détroit de Taïwan et provoqué des réactions chinoises similaires dénonçant des « provocations ».

Une réaction chinoise en deux temps


Ce qui est nouveau cependant, dans le cas du Vendémiaire, c’est la réaction chinoise en deux temps, la deuxième – postérieure au passage de la frégate française – consistant à annuler l’escale prévue du Vendémiaire en réponse à l’invitation de la marine chinoise à célébrer ses 70 ans. Dans une posture équilibrée, notre pays avait répondu présent. Il est intéressant de noter que cette « dés invitation » est intervenue après la diffusion de la dépêche de Reuters. L’opération française aura sans doute été assimilée à la posture américaine. Cela dit ces deux postures, si elles diffèrent dans leur méthode, rejoignent le même objectif : la primauté du droit sur la force et le fait accompli4.

Or depuis des années Pékin multiplie des manœuvres d’encerclement de Taïwan et d’autres archipels en mer de Chine méridionale, cherchant à s’approprier des eaux sous souveraineté vietnamienne, thaïlandaise, philippine ou japonaise. A plusieurs reprises, des chalutiers de ces différents pays ont été proprement éperonnés par des navires d’Etat chinois, Pékin multipliant la construction illégale (dans ces zones disputées) de digues flottantes, de ports artificiels et différentes infrastructures de renseignement militaire.

La Chine utilise indifféremment des navires de guerre (de la marine), ou des navires des garde-côtes (eux-mêmes pratiquement des navires de guerre, parfois d’un tonnage supérieur à nos plus grosses frégates) ou encore des milices (embarquées sur des navires de pêche mais qui ne pratiquent pas la pêche et dépendent de la même chaine de commandement que les précédents).

Menaces hybrides


Ces différents agissements constituent autant de « menaces hybrides ». Celles-ci cherchent à emmagasiner des gains en combinant le contournement de la puissance militaire adverse, l’économie des moyens et la limitation de la prise de risque. La stratégie poursuivie est celle du fait accompli, permettant d’acquérir des positions, généralement dans des zones considérées comme « périphériques », sans jamais permettre à l’adversaire de riposter frontalement, d’élever sa posture défensive, voire d’initier un conflit ouvert.

Les menaces hybrides recouvrent des actions, la plupart du temps illégales sinon subversives, menées avec des moyens non spécifiquement militaires (surréaction diplomatique, désinformation, corruption, déstabilisation politique, cyber-attaques, etc.), pouvant agréger des actions militaires non-conventionnelles (opérations clandestines), voire des forces conventionnelles (manœuvres d’intimidation, soutien à des groupes armés locaux et autres supplétifs), pouvant y associer – au cas échéant – la dissuasion nucléaire.

Comme dans le cas du Vendémiaire – monté en épingle par les autorités chinoises -, les menaces hybrides cherchent à générer l’ambiguïté, à dérouter l’adversaire, à affecter son processus décisionnel et l’emploi de ses moyens en favorisant tous les facteurs de division interne. En l’occurrence, cela n’a pas manqué, les réseaux dits « sociaux » et autres sites d’information/désinformation multipliant les messages contradictoires selon trois modes principaux : la France a d’autres urgences sociales et économiques, la France provoque inutilement la puissance chinoise, la France n’a rien à faire dans le détroit de Taïwan…

Si la réponse générale et générique s’appuie principalement sur une défense objective et la promotion de l’espace maritime français, elle comporte aussi d’autres dimensions culturelles et médiatiques.

Toujours est-il qu’on peut distinguer actuellement deux mises en perspective dominantes de menaces hybrides : avec la Russie qui privilégie traditionnellement le rapport de force, pouvant aussi provoquer l’instabilité pour restaurer un système de zones d’influence que ses seuls moyens économiques ne lui permettent pas en temps de paix ; avec la Chine, à l’exception de démonstration de force limitées, préférant collaborer à la consolidation de stabilités (le plus souvent, en pratiquant massivement des investissements d’infrastructures) qui rendent encore plus évidente sa puissance.

Ainsi, depuis la fin de la Guerre froide, une multitude de foyers de menaces hybrides se sont développés, transformant – en profondeur – la nature de la guerre. A l’ordre cartésien des confrontations Est/Ouest s’est substitué celui d’un Léviathan incertain mais généralisé où règne potentiellement un système de menaces de « tous contre tous ». Le more geometrico du « monde libre » opposé au système communiste s’est transformé en un « dispositif rhizomatique », sans centre ni rationalité, sans armée ni ligne de front et sans foi ni loi où prédomine un sens de la mesure extrême, une expérience maîtrisée des limites permettant de toujours éviter d’aller trop loin : ne jamais franchir le « seuil critique » au-delà duquel pourrait se déclencher une guerre ouverte classique en-deçà duquel on peut mener toutes les guerres possibles sans les faire…

Le concept chinois de « guerre hors limites »


Privilégiant les « guerres couvertes » aux « guerres ouvertes », les stratèges chinois ont inventé le concept de « guerre hors limites », expliqué dans un manuel stratégique5 devenu la référence de leurs écoles de guerre depuis 1996.

Qio Liang, colonel de l’Armée de l’air, directeur adjoint du Bureau de la création au Département politique de l’armée de l’Air et membre de l’Union des écrivains de Chine, et Wang Xiangsui, colonel de l’Armée de l’air et commissaire politique adjoint de division expliquent : « pour la guerre hors limites, la distinction entre champ de bataille et non-champ de bataille n’existe pas. Les espaces naturels que sont la terre, la mer, l’air et l’espace sont des champs de bataille ; les espaces sociaux que sont les domaines militaire, politique, économique, culturel et psychologique sont des champs de bataille ; et l’espace technique qui relie ces deux grands espaces est plus encore le champ de bataille où l’affrontement entre les forces antagoniques est le plus acharné. La guerre peut être militaire, paramilitaire ou non militaire ; elle peut recourir à la violence et peut être aussi non-violente ; elle peut être un affrontement entre militaires professionnels ainsi qu’un affrontement entre les forces émergentes principalement constituées de civils ou de spécialistes. Ces caractéristiques marquent la ligne de partage entre la guerre hors limites et la guerre traditionnelle, et elles tracent la ligne de départ des nouvelles formes de guerre ».

Ils concluent : « en outre, il est urgent que nous élargissions notre champ de vision concernant les forces mobilisables, en particulier les forces non militaires. A part diriger l’attention comme par le passé sur les forces conventionnelles, nous devrions porter une attention spéciale à l’emploi des ‘ressources stratégiques’ intangibles comme les facteurs géographiques, le rôle historique, les traditions culturelles, le sentiment d’identité ethnique ainsi que le contrôle et l’utilisation de l’influence des organisations internationales ».

La dernière « jurisprudence » Vendémiaire s’inscrit pleinement dans cette cohérence d’action. Alors, que ceux qui osent affirmer que le Vendémiaire n’avait rien à faire dans le détroit de Taïwan, commencent par s’informer avant de tourner trois fois leurs tweets dans la réalité des rapports de force internationaux et celle des intérêts de la France.


Notes de  lectures

1 Même si depuis la fin de la Guerre froide, les conflits de grande envergure sont moins probables sans pour autant être définitivement exclus, la Marine nationale considère que ses avisos ne sont plus adaptés aux conflits de basse intensité et devait se doter d’un nouveau type de bâtiment plus adapté à ce nouvel environnement. L’une de ses principales missions est la surveillance de la Zone économique exclusive (ZEE), d’une étendue de 12 000 000 km². Il fallait donc des bateaux plus petits, plus rapides et embarquant un hélicoptère.
2 CNUDM : Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Ses travaux se sont achevés à Montego Bay (Jamaïque) par la signature le 10 décembre 1982 du texte. Cette convention est entrée en vigueur le 16 novembre 1994, après ratification du 60e État. La Communauté européenne ratifie la Convention en 1998.
3 La France ne fait pas d’opérations de liberté de navigation, contrairement aux Etats-Unis, qui pratiquent des FONOPS (Freedom of Navigation Operations). Elle ne médiatise pas ses actions car il n’y a pas à médiatiser un comportement normal, conforme au droit. La France ne prend pas parti dans les différends locaux, elle applique partout et sans exception les règles qu’elle juge fondamentales.
4 Il est également possible que le fait que le Vendémiaire assure aussi une mission de surveillance de l’embargo envers la Corée du Nord indispose la Chine dont l’attitude sur le sujet reste pour le moins ambiguë.
5 Qio Liang et Wang Xiangsu : La Guerre hors limites. Editions Payot&Rivages, 2003.
6 Yves Lacoste : La Géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. Editions François Maspero, 1976.
7 Le Système d’identification automatique (SIA) ou Automatic Identification System (AIS) est un dispositif d’échanges automatisés de messages entre navires par radio VHF qui permet aux navires et aux systèmes de surveillance de trafic (CROSS en France) de connaître l’identité, le statut, la position et la route des navires se situant dans la zone de navigation.


(*)Richard Labévière

Il a été rédacteur en chef à la Télévision Suisse Romande (TSR) et à Radio France International(RFI). Rédacteur en chef bénévole de Défense, la revue de l’Union-IHEDN (Institut des hautes études de défense) de 2003 à 2011, il exerce depuis 2010 comme consultant en relations internationales et en question de défense et sécurité. Depuis 2012 Vice-Président d’espritcors@ire (Observatoire de la Défense et de la Sécurité, réseau d’experts des questions de défense et de sécurité). Depuis 2014, il est rédacteur en chef du site Proche & Moyen-Orient – Observatoire Géostratégique. Il est aussi membre de la rédaction du mensuelAfrique-Asie et d’ESPRITSURCOUF.fr. Il est officier de réserve opérationnelle de la Marine nationale.

Richard Labévière écrit régulièrement sur le site Proche & Moyen-Orient répertorié dans la rubrique Revues et Lettres de la “Communauté Défense et Sécurité” d’ESPRITSURCOUF.fr
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Sur ce sujet vous pouvez aussi consulter : PUISSANCE MILITAIRE CHINOISE, Par Robert P. Ashley Jr, dans le n°104

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