ASSURER SEUL SA DÉFENSE ?
NON


Général (2s) Vincent Desportes (*)
Ancien directeur de l’École de guerre

Pour Vincent DESPORTES, l’OTAN, tel que nous la connaissons, vit ses dernières années.  Pris individuellement aucun pays, y compris la France, n’a les moyens d’assurer seul sa défense dans tous les domaines. Il y a donc urgence à bâtir une défense de l’Europe avec les pays qui en partagent notre vision des enjeux.

La défense, outil impératif de l’autonomie européenne


Les Européens ont longtemps cru que, pour avoir éliminé la guerre sur leur propre sol, ils l’avaient éradiquée. La montée des tensions internationales, la renaissance des politiques de puissance, l’explosion du terrorisme les ramènent à la raison. La guerre a toujours un bel avenir et les rapports humains demeurent des rapports de force. Dès lors, raisonner seulement économie en acceptant le nanisme politique et militaire est une faute : on ne peut penser l’Europe sans espérer sa maturité stratégique, donc sans vouloir son autonomie, donc sans bâtir sa défense.


Construire l’Europe de la défense, pourquoi ?


C’est impératif d’abord, parce que, en termes de défense, l’échelle des nations est dépassée. Une puissance moyenne ne peut plus se doter d’un système de défense cohérent, comme ce fut le cas jusqu’au milieu du XXème siècle. Pour deux raisons.

La première relève de l’expansion continue des domaines de conflictualités. La guerre n’abandonne jamais un espace dont elle s’est emparée. Il fallait hier être capable de combattre sur terre, puis sur mer ; les évolutions technologiques du XXème siècle ont imposé aux armées de détenir des capacités de combat dans la troisième dimension, air puis espace, et – pour certaines – nucléaires. Le XXIème siècle rajoute le cyberespace et il faudra demain se défendre dans tout nouvel espace conquis par l’homme. A l’expansion des espaces de guerre ne correspond nullement celui des budgets militaires de plus en plus chichement comptés. A supposer qu’il en ait la volonté politique, un Etat européen n’est plus en mesure de constituer en solo une capacité d’action substantielle dans les cinq espaces d’affrontement.

La deuxième raison relève de l’accroissement exponentiel du coût des équipements. Chaque nouvelle génération d’armement multiplie par 10 (et parfois davantage) le coût des systèmes d’armes alors même que les équipements sophistiqués fabriqués en petite série ont un coût prohibitif. Tout Etat est donc contraint de réduire son parc à chaque saut générationnel… ou d’accepter le décrochage technologique.

La conséquence ? Sauf pour les superpuissances dotées de vastes moyens budgétaires, le choix se fait entre un système de défense échantillonnaire affaibli de déficiences capacitaires béantes, et le rétablissement de la cohérence et de l’exhaustivité à un niveau supranational. Pour les nations européennes, il est donc techniquement nécessaire de retrouver à ce niveau les capacités manquantes au niveau national.

Photo sur 3 col.  Légende :

L’OTAN  n’est plus l’assurance tous risques de l’Europe. Photo NATO

Il n’y aura plus de soldat Ryan

C’est ici qu’apparaît à nouveau la nécessité de l’Europe de la défense : ce niveau supranational doit être fiable. Or, si cela a été longtemps le cas de l’Alliance atlantique, c’est fini. Les Européens savent que leur défense ne vaut que par la garantie américaine … mais elle est devenue un mythe pernicieux. Ils tentent de se rassurer : « la défense collective, c’est l’OTAN ». Exact, pour un certain temps encore, … mais hasardeux ! Les Etats-Unis assurent la part majeure du budget de l’OTAN et quand ils seront définitivement tournés vers leur Ouest, il n’y aura plus de défense collective de l’Europe !

Ce « pivot stratégique » de l’Atlantique vers le Pacifique reflète la réalité du monde. Dans moins de vingt ans, la population américaine d’origine européenne sera devenue minoritaire et le vieux réflexe de défense de la « terre des ancêtres » aura disparu. Les Etats-Unis, affranchis de leur dépendance énergétique à l’égard du Proche-Orient, pourront certes connaître de brefs regains d’intérêt pour l’Europe mais soyons sans illusions : jamais plus le soldat Ryan ne viendra mourir sur une plage d’Europe … d’autant qu’il s’appellera Ramirez ! N’imaginons pas qu’une fois la page Trump tournée, le flot s’inversera : il s’agit d’une tendance lourde. Le découplage Etats-Unis/Europe est inéluctable : Trump n’est pas un accident de l’histoire.

Ne pouvant lier son destin à une puissance dont les intérêts stratégiques s’éloignent des siens, l’Europe doit prendre acte que l’OTAN n’est plus son assurance tous risques et réagir, vite : elle ne dispose plus que de quelques années pour construire son propre système de défense. A défaut, elle se trouvera fort démunie lorsque le dernier navire de l’US Navy aura quitté Anvers pour ramener à Baltimore le dernier soldat américain.

La planète a besoin de l’Europe

Enfin, soyons en sûrs, le monde a besoin d’Europe. Qu’on le veuille ou non, notre monde né le 26 juin 1945 à San Francisco est aujourd’hui moribond. Or, notre planète en ébullition, en mutation profonde, de moins en moins régulée par des organisations faiblissantes, notre planète a besoin d’Europe. Une Europe née de l’entrechoquement sanglant des ambitions nationales, puis des Lumières, puis de massacres encore, une Europe devenue pôle de sagesse et d’équilibre, une Europe creuset et porteuse des valeurs humanistes, une Europe aux ambitions désormais raisonnables, facteur d’apaisement dans un monde qui court à nouveau vers le gouffre.

L’Europe doit jouer son rôle dans le monde. Mais pour cela elle doit être entendue, donc militairement forte. Car depuis que le monde existe, son histoire est ainsi faite : les valeurs ne valent que par la puissance de l’épée, la voix ne porte qu’en fonction du calibre des canons. Or aujourd’hui l’Europe, privée de puissance militaire commune, est un continent aphone. Cela explique que la France joue aujourd’hui un rôle plus important que l’Europe sur la scène internationale : elle peut s’engager concrètement, au cœur des crises. Sa voix porte bien davantage que celle de l’Europe.

Ce soldat slovène pourrait-il servir dans une armée européenne ? Photo JPF

L’armée de l’Eurogroupe


L’armée européenne est-elle la solution ? Elle est plutôt une Vision, mais une vision à long terme. En effet, une armée démocratique est nécessairement une armée de citoyens : tant qu’il n’y aura pas de citoyens européens, il n’y aura pas d’armée européenne. Celle-ci suppose une autorité politique légitime décidant pour les nations de l’intérêt stratégique commun, donc, si nécessaire, de l’engagement des forces – et de la mort… – au combat. Nous en sommes loin. Mais c’est une vision utile, un jalon ultime.

Il faut donc construire auparavant – et urgemment : il nous reste vingt ans tout au plus – une armée des nations européennes. Pas des 27 nations : nous n’avons plus le luxe du rêve. L’élargissement européen a été poussé par l’Oncle Sam pour dissoudre l’Europe dans l’espace : résultat brillamment atteint. De Paris à Budapest, les perceptions des menaces et des intérêts stratégiques, les cultures opérationnelles, sont trop divergents pour que les pays de l’Union acceptent d’une seule voix de subordonner leur défense à la mise en commun de moyens dont ils auraient perdu la liberté d’emploi.

Le réalisme veut donc que l’on parte d’un noyau de nations souveraines capables de compromis stratégiques et d’érosion de leur autonomie au nom d’un intérêt supérieur accepté, dépassant les égoïsmes nationaux. Ce qui suppose une conscience claire de ce qui a été écrit plus haut, un volontarisme sans faille et un façonnage obstiné des opinions publiques pour le bien commun des citoyens. La solution aujourd’hui la plus prometteuse a fait ses preuves dans d’autres domaines – celui de la politique monétaire en particulier. C’est celle d’un Eurogroupe de défense, porté par les volontés conjointes de la France et de l’Allemagne, dans lequel les décisions seraient prises à la majorité qualifiée.

Dans un monde aux évolutions belligènes et en l’absence de capacité régulatrice internationale, il revient à l’Europe d’assumer sa défense commune. S’ils tiennent à leur civilisation, les Européens doivent se doter au plus tôt de moyens propres de défense : de manière réaliste, fermement mais pas à pas, en cessant de rêver à un ordre ancien définitivement disparu.

Peu importe, au fond, l’appellation. Ce dont l’Europe a besoin, c’est d’une défense de l’Europe, par l’Europe et pour l’Europe, disposant d’une capacité militaire autonome et intégrée, apte à défendre en autonomie ses intérêts et sa capacité à vivre comme elle l’entend. 

 (*) Vincent Desportes

Après une carrière opérationnelle qui l’a conduit à exercer des commandements multiples, Vincent Desportes s’est orienté vers la formation supérieure, la réflexion stratégique et l’international. Dans ce cadre, il a notamment exercé aux Etats-Unis entre 1998 et 2003. Après deux années au sein même de l’US Army (il est diplômé du War College), il a été attaché militaire à l’ambassade de France à Washington. De retour en France, il a été nommé Conseiller défense du Secrétaire général de la défense nationale avant de prendre la direction du Centre de doctrine d’emploi des forces; pendant trois ans. Il y a été responsable de l’élaboration des stratégies et du retour d’expérience de l’armée de terre. De 2008 à 2010, il a dirigé l’Ecole de Guerre. Ingénieur, docteur en histoire, diplômé d’études supérieures en administration d’entreprise et en sociologie,  Grand Prix 2016 de l’Académie française, Vincent Desportes  a publié de nombreux ouvrages de stratégie et de praxéologie. Directeur de la collection « La pensée stratégique » chez Nuvis, il est aussi conseiller stratégique du président de l’IFRI, membre du conseil scientifique du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique. Professeur des universités associé à Sciences Po Paris, il enseigne la stratégie dans plusieurs grandes écoles, dont HEC.

 Dernier ouvrage publié : « Entrer en stratégie », Laffont, Paris, Janvier 2019

Prochain numéro d’ESPRITSURCOUF,
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