Des murs
aux frontières européennes

Sarah Caron (*)
Etudiante en Master 2 de Droit public
Stagiaire chez Esprisurcouf

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(2ème partie)

 

Deuxième et dernier volet de l’étude consacrée aux frontières renforcées de l’Union européenne. Les discours d’unité, de paix et de sécurité commune qui entourent la politique du mur perdent en crédibilité face à la concurrence, la course au prestige ainsi que la violence et l’asymétrie qu’elle induit en réalité.

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Des déclarations comme celle du député polonais Cezary Tomczyk, qui affirme « Notre objectif est de mettre en place la frontière la plus innovante de l’Union européenne » témoignent de cette dimension compétitive. Asseoir sa place sur la scène internationale participe au besoin de reconstruire une identité et une souveraineté dont les États et leurs populations se sentent dépossédés.

Pour cela, les crises géopolitiques telles que les crises migratoires ou les conflits armés participent, nous l’avons vu, à justifier de la sophistication des barrières aux frontières. Celles-ci ressemblent de plus en plus à des laboratoires de nouvelles technologies, quand elles n’en sont pas entièrement le fruit comme la muraille de drones de l’OTAN.

Au nom de la smart defense, on déploie le long de ces murs des technologies de surveillance et de reconnaissance, des réseaux d’alerte précoces, des dispositifs anti-drones, ou encore des technologies satellitaires de pointe. Concernant la muraille de drones, l’OTAN a décidé de faire appel aux allemands Quantum Systems et Helding pour la production de centaines de drones par jour et pour la mise au point de technologies d’intelligence artificielle. Quantum Systems, qui séduit de plus en plus l’industrie de la défense, vient d’ailleurs de lever 160 millions d’euros, en mai 2025, pour le renforcement de ses solutions de renseignement aérien. Cela nous montre à quel point ce développement technologique peut cacher un marché florissant et donner une nouvelle vie au complexe sécuritaire-industriel et militaro-industriel.

L’émergence contemporaine d’une menace de guerre hybride participe amplement à défendre l’utilisation massivement croissante de ces hautes technologies ; au même titre que le nouveau contexte spatial, entre course à l’espace et militarisation, favorise grandement leur développement. Dans ce contexte, les États se veulent compétitifs. La construction de barrières au sein de l’UE alimente une course technologique qui vient expliciter et servir les intérêts des États en matière de souveraineté nationale et de prestige international, par le biais d’une nouvelle économie du mur.

Escalade et normalisation de la violence

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Tant dans le message qu’il envoie que dans ses effets concrets, le croissant recours à la politique du mur semble instaurer ce qu’il prétend initialement combattre. La Russie perçoit l’édification de ces murs comme des provocations et la présence d’un mur polonais à la frontière biélorusse participe à cristalliser et alimenter des tensions déjà virulentes, dans une zone déjà sensible. La Russie ne manque d’ailleurs pas de renforcer elle aussi ses frontières à l’Ouest, notamment les frontières norvégiennes, finlandaises et baltes par la mise en place de tout nouveaux projets militaires (hôpital militaire, nouveaux logements pour les troupes…). Et alors que le premier ministre polonais Donald Tusk affirme vouloir que les Polonais se sentent plus en sécurité le long de la frontière, les organisations internationales relatent une violence escalatoire et une militarisation de plus en plus accrue au niveau de la frontière murée qui sépare la Pologne et la Biélorussie, par ailleurs située dans une zone reculée au fond de la forêt de Białowieża.

La normalisation des murs telle qu’on peut l’observer en Europe s’accompagne d’une normalisation de la militarisation des frontières. La militarisation des frontières est un organe important de la politique du mur dans son volet démonstratif et dissuasif, et elle amplifie les risques d’escalade de la violence et du conflit. Par la relation systématiquement asymétrique que cette militarisation instaure avec les populations visées par le dispositif des murs, elle est encline à faire des frontières un théâtre de violence : notamment par le biais de la pratique du push back, qui consiste à rejeter arbitrairement des migrants à la frontière sans examiner leur situation. À Melilla, le 24 juin 2022, l’utilisation de gaz lacrymogène par les autorités marocaines et espagnoles a été constatée sur des migrants, en plus d’attaques au sol, alors qu’ils étaient piégés entre les clôtures. La violence elle-même se normalise aux frontières.

De plus, au-delà d’une désinhibition de la violence, on assiste dans certains cas à une dépénalisation de la violence. Pour preuve, la Pologne adopte, le 12 Juillet 2024, une loi autorisant les forces armées à tirer en cas de “légitime défense” sur des personnes exilées qui tenteraient de rejoindre la Pologne par la frontière biélorusse. Le terrain est donc fertile à un usage disproportionné d’une violence considérée comme légitime par ceux qui l’administrent à une tranche de la population qui, déjà initialement placée dans une situation vulnérable, s’enfonce dans des dynamiques asymétriques qui leur sont dangereuses, voire létales.

Des dynamiques de pouvoir asymétriques

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La politique du mur se traduit donc, dans ses effets concrets, par l’instauration de dynamiques de pouvoir asymétriques. L’incompatibilité avec les valeurs européennes, parfois avec le Droit européen et international, la non-différenciation entre migrants et demandeurs d’asile, ou plus encore, la non-différenciation entre ethnie, religion et terrorisme nous donnent un bon aperçu de ce caractère asymétrique du mur en tant que réponse aux crises. Et dans le prolongement de cette division, de ce repli sur soi et de ce cloisonnement induit par la politique du mur, ces dynamiques s’accentuent de plus en plus.

La construction d’un mur par une tranche d’acteurs étatiques et la fonction physique que ce mur implique signifient qu’une partie s’octroie de nouveaux pouvoirs de contrôle, de triage et de séparation sur une deuxième partie qui, d’ailleurs, peut être très vaguement définie (‘l’immigration africaine”). L’asymétrie instaurée par la politique du mur est donc puissante. De lourds investissements à hauteur de plusieurs millions d’euros sont réalisés en faveur du renforcement des barrières-frontières, et le déploiement technologique, policier et militaire de plus en plus conséquent sert d’outil à l’expansion de ces pouvoirs.

Dans ces conditions, une partie qui s’octroie le droit de restreindre la liberté de mouvement d’une autre ne se restreint en revanche pas à élargir la sienne, au sens de ses moyens d’action. Des forces spéciales sont déployées aux frontières murées et les États font également de plus en plus appel à des sociétés de sécurité privées. Mais cette partie jouit même nouvellement, comme nous avons pu l’évoquer, d’un soutien civil. Celui-ci peut participer à transformer les dynamiques des mécanismes de contrôle qui opèrent aux frontières. Les alliances qui se créent entre garde-frontières, forces de l’ordre et militants patriotes, relatées par des organisations humanitaires comme le Service de secours humanitaire bénévole de Podlasie, mettent en péril à la fois l’accès à la zone, la prise en charge des migrants mais aussi la propre sécurité des membres de ces organisations humanitaires.

 

En conclusion, derrière de prétendus intérêts collectifs, les murs érigés aux frontières témoignent en réalité d’une Union Européenne divisée et polarisée. Les intérêts européens affichés servent en réalité des intérêts nationaux prépondérants, symptomatiques de crises identitaires profondes touchant de plus en plus de pays sur le continent. Et loin de démontrer leur efficacité pour contrer les problématiques avancées, les murs ne font que les renforcer, plongeant l’Union Européenne dans des dynamiques de pouvoir asymétriques propices à l’escalade, à l’exacerbation des conflits et de la violence, et non pas à leur dissuasion.

 


La première partie de l’article est parue dans le numéro 257

 

(*) Sarah Caron est étudiante en Master 2 de Droit public – parcours Droit et politiques de défense et de sécurité nationale. Elle a préalablement validé un Master de recherche en Histoire – parcours relations internationales, guerres et conflits, ainsi qu’une licence en science politique. Elle se passionne notamment pour les questions nucléaires et spatiales, en plus des études de genre en lien avec la Guerre froide.