Salvador : Face aux mafias
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Nathan Vauthier (*)
Étudiant en relations internationales (sécurité & défense)µ
ILERI Paris & UGA
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La terre des volcans souffre d’une insécurité notoire, en raison de l’influence criminelle de groupes mafieux. En retour, les politiques étatiques sont de plus en plus répressives.
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Des milliers de morts, des centaines de milliers de pauvres, un État le plus souvent absent qui délaisse sa population. Depuis presque un demi-siècle, le Salvador est confronté à de nombreuses difficultés. Parmi les plus importantes, figurent les mafias, définies par l’Académie française comme des « sociétés criminelles […], organisées en un puissant réseau, dont l’action et l’influence occultes pèsent, dans certains pays, sur l’ensemble des activités économiques, politiques et sociales – organisations […] secrètes ayant ses propres lois et s’opposant à l’état de droit ». Ces mafias sont à l’origine des principaux maux du pays.
La source du mal : l’origine du symptôme de cette maladie sociétale
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Les raisons qui ont poussé à la formation des mafias salvadoriennes ainsi qu’au développement de leur influence dans le pays sont liées à des problèmes dits « classiques », c’est-à-dire qu’elles s’inscrivent dans un cadre traditionnel : lorsqu’un État n’arrive pas à remplir ses missions régaliennes, un autre acteur peut alors se substituer à lui. Au début des années 1980, les champs concernés sont l’économie (inflation +20 à 30%, offre et demande, prix des biens et des services, taux de chômage 12 à 14%-FMI), la sécurité intérieure (ordre/paix sociale) ainsi que la transparence et la légitimité des représentants nationaux (absence ou taux faible de corruption).
Ces trois vecteurs ont favorisé l’installation puis le développement de ces organisations criminelles. Dans ces domaines, l’exécutif a donc soit été absent soit a mal rempli l’objectif. On estime leur nombre entre 25 000 et 30 000 entre 2010 et 2020.
Le symptôme contemporain majeur qui explique l’arrivée puis l’essor des activités criminelles dans le pays est la politique économique menée par l’État. À la suite de la guerre civile du Salvador (1979-1982), qui opposait le gouvernement de Carlos Humberto Romero Mena (1977-1979) au Front Farabundo Martí de libération nationale, un mouvement de guérilla marxiste, devenu par la suite le parti politique FMLN (Farabundo Martí de libération nationale,) ; l’économie salvadorienne a connu une transformation majeure. Les nouvelles autorités ont en effet proposé et fait adopter plusieurs projets de lois économiques néolibéraux. Ces textes ont, de manière succincte,ouvert l’économie de leur pays au monde, intégré l’accord de libre-échange d’Amérique centrale (CAFTA) en 2006,ou encore remplacé leur monnaie nationale de l’époque, le colon salvadorien, par le dollar américain, entraînant ainsi une dollarisation et une dépendance accrue du pays envers les États-Unis d’Amérique. Toutes ces réformes se sont faites dans un cadre où la mondialisation était à son apogée. De plus, l’hégémonie et la politique américaines ont joué un grand rôle dans la reconfiguration de l’économie du pays.
Les conséquences d’un contrôle politico-économique inadapté
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À la fin des années 2000, toutes ces mutations précipitées ont obligé les différents acteurs du monde économique salvadorien à s’adapter. Ce nouveau monde, marqué par une compétitivité multisectorielle agressive, tant sur la quantité que sur la qualité, a profondément fragilisé l’économie salvadorienne. Si l’ouverture des marchés à l’international a créé des d’emplois (2000 – 2010 / +9,2% en générale), les salaires notamment dans les zones rurales sont restés au plus bas, sans aucune progression (3 à 6 USD par jour en moyenne). Le rapport sur le développement humain du Salvador (années 1990-2000) issu du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) indique qu’à l’époque sur l’ensemble de la population du pays, entre 40% et 50% des Salvadoriens vivaient sous le seuil de pauvreté. Le taux de pauvreté a fait projeter ces individus dans les bras des organisations criminelles. De plus le taux de chômage élevé à aggraver la situation (7,33% – 2009) Ces points négatifs sont venus s’ajouter à d’autres problématiques, tout aussi conséquentes, telles que l’insécurité et la corruption, et ils ont facilité l’intégration et la propagation des organisations criminelles salvadoriennes dans la société. L’État salvadorien n’a pas réussi à protéger son économie face à la compétitivité des autres pays. Cela a entraîné par conséquent un glissement progressif de la population vers la précarité, aggravant les inégalités économiques et sociales. En réponse à ce manquement de l’État et face à l’urgence vitale pour de nombreuses familles de survivre et de subvenir à leurs besoins, nombre d’entre elles se sont tournées vers des activités criminelles. Ce mécanisme a favorisé l’émergence d’organisations criminelles dans lesquelles les citoyens s’engagent volontairement ou, parfois contraints par l’absence d’action de l’exécutif. Tout cela donne la vitalité nécessaire aux mafias locales, « mara », pour exister et régner sur le pays comme le fait la plus grande mafia du pays : la Mara Salvatrucha 13.
La Mara : Mafia Salvatrucha 13
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La mafia Salvatrucha 13 est apparue en dehors du Salvador entre les années 1970 et 1990, dans la ville étatsunienne de Los Angeles, en Californie. L’organisation criminelle a été fondée par des ressortissants salvadoriens qui avaient fui la guerre civile de leur pays (1979-1982). Plusieurs enquêtes politico-judiciaires et ouvrages tel le livre de l’anthropologue salvadorien Juan José Martinez D’Aubuisson, Voir, Entendre et se taire (2020), ont rapporté ces réalités. D’Aubuisson, expert mondial des gangs, pour les besoins de son étude, a passé 1 an dans une cellule avec des membres de la Salvatrucha 13, afin de les observer et analyser.
La réussite du développement des maras aux États-Unis s’explique par deux raisons majeures. D’une part, de nombreux immigrés salvadoriens, considérés pendant un temps comme clandestins, n’avaient pas accès au marché du travail légal ; incapables de subvenir à leurs besoins vitaux, beaucoup se sont tournés vers ceux qui leur proposaient une activité, licite ou non, afin de survivre. D’autre part, le contexte politique américain jouait également un rôle. Les Américains se montraient très réticents à accueillir des immigrés en provenance de pays politiquement et économiquement instables comme le Salvador. Les demandes d’asile étaient donc rarement acceptées, afin d’éviter un appel d’air migratoire et de ne pas faire des États-Unis une terre d’accueil perçue comme inconditionnelle. Les maras ont su tirer parti de cette situation : l’exclusion institutionnelle a renforcé la cohésion entre les anciens et les nouveaux membres de ces organisations criminelles, et a permis à l’organisation de se protéger face à l’hostilité extérieure.
Lors des 20 dernières années, la Salvatrucha 13 a été un acteur majeur dans la vie de la société salvadorienne, entre pouvoir économique et chaos social. Son influence s’est illustrée par l’augmentation d’activités criminelles diverses : trafic de drogue, d’armes, d’êtres humains, proxénétisme et extorsion. Au fil du temps, cette mafia a créé un écosystème dominé par l’incertitude, l’insécurité et la mort. En effet, la majeure partie des décès enregistrés dans le pays est liée aux différentes confrontations armées entre la mafia Salvatrucha 13 et la mafia de la 18ᵉ rue (18th Street Gang). Si l’accès à des chiffres fiables et officiels est presque impossible, on estime malgré tout qu’au moment les plus dramatique, le pays connaissait en moyenne 10 meurtres par jour (2015).
Ces deux organisations criminelles sont des rivales de longue date qui ont fait plonger la société dans une précarité sécuritaire importante.De nombreux règlements de compte sont liés à la guerre des mafias pour dominer voire s’emparer du marché de produits illicites (drogue, armes, etc.), et ont rythmé l’actualité du pays. Ces affrontements permettent aussi au vainqueur d’obtenir l’accès à des routes plus fiables et plus rapides, pour acheter/vendre leurs produits. Tout cela dans l’objectif de détenir la plus grosse clientèle, en concentrant la demande sur un seul producteur. D’après l’observatoire politique d’Amérique centrale de l’institut de science politique de paris, en 2015, le taux d’homicides liés aux activités criminelles a explosé ! On enregistre alors environ un rapport de 105,4 tués pour 100 000 habitants. Jusqu’en 2022, l’État a été classé parmi les pays les plus dangereux au monde. Le développement de l’économie du pays a bien sûr lui aussi été entravé par la multiplication néfaste d’économies parallèles et souterraines. Le détournement et la perte d’argent ont, de fait, empêché les autorités publiques et désignées d’investir et/ou d’entretenir les services et projets publics destinés à la population tels que les constructions d’écoles ou d’hôpitaux.
Et aujourd’hui, en 2025 ? L’arrivée de Nayib Bukele « le dictateur cool »
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Si le tableau dressé jusqu’à présent du Salvador peut donner l’image d’un pays dangereux, où les citoyens vivent une situation socio-économique inextricable, et où les touristes peuvent être victimes d’agression ou d’enlèvement, les différentes politiques récentes mises en place par les nouvelles autorités salvadoriennes obligent désormais à nuancer ce constat.
En 2019, Nayib Armando Bukele Ortiz est élu président de la République du Salvador, avec 53 % des voix, dès le premier tour. D’un point de vue politique et de modèle sociétal, il représente à la fois une continuité et une rupture vis-à-vis de ses prédécesseurs ; il est libéral dans le domaine économique et défend la vision d’une société conservatrice, avec des idées et schémas traditionnels. Ainsi, est-il opposé au mariage homosexuel. Sur le champ sécuritaire, il a mis en œuvre le plan de contrôle territorial (PCT). Celui-ci est composé de 7 phases dont une optionnelle non dévoilée jusqu’à présent : préparation (1), opportunité (2), modernisation (3), incursion (4), extraction (5), intégration (6), (… / 7). Le PCT a pour objet de réduire à néant les organisations criminelles comme la Salvatrucha 13. Cependant, les conséquences de cette politique contre l’ennemi de l’État ont affiché des résultats controversés. D’une part, le taux d’homicide a chuté drastiquement. Il est en effet passé d’un taux extrêmement élevé, à savoir 106/100 000 habitants à 2,4/ 100 000 habitants, ce qui équivaut à la moyenne en Europe.
Aujourd’hui, l’influence des mafias, dont la Salvatrucha 13, s’est réduite de plus de moitié parce que la majeure partie de ses membres est en prison. Si les résultats sont sans appel concernant la volonté de faire disparaître la criminalité et ses acteurs, la manière de procéder peut toutefois choquer certains acteurs dont les associations des droits de l’homme. La présidence salvadorienne procède en effet à des arrestations de masse et arbitraires. Depuis son investiture en 2019 jusqu’à présent, on comptabilise approximativement 90 000 arrestations sans respect des droits des citoyens quant au droit d’avoir un avocat, par exemple, ou la visite de leurs proches. Les conditions de détention sont aussi pointées du doigt par Amnesty International et de nombreux témoignages évoquent la torture, et des traitement dégradant de la part des autorités pénitentiaires.
Si le gouvernement est parvenu, grâce à une politique sécuritaire drastique, à répondre largement aux attentes de la population salvadorienne dans ce domaine, le champ social et économique, lui, n’a pas bénéficié de la même attention. Il apparaît clairement que la priorité du gouvernement, qui est partagée par une grande partie des citoyens, est la disparition du phénomène d’insécurité. D’ailleurs, en 2024, le président a été reconduit pour un second mandat et a remporté les élections législatives avec une majorité écrasante (54 sièges sur 60). Mais certaines interrogations demeurent : la violence et le poids d’un modèle carcéral et judiciaire arbitraire, appliqué aux criminels, ne sont-ils pas en réalité les pires ennemis de la population salvadorienne ? Que deviendront les membres de gangs qui, un jour, sortiront de prison ? Jusqu’à présent, le temps et le budget consacrés à la réintégration des anciens criminels dans la société civile (phase 6 du PCT) restent marginaux. Pour cette dernière phase les fonds alloués (sont seulement) de 30 millions de dollars. À titre de comparaison, le budget de la phase 3 du PCT (modernisation des moyens sécuritaires) est porté 198,4 millions de dollars soit une différence de 168 millions. La question reste donc ouverte : faut-il s’attendre à une récidive inévitable, portée par un message de défiance envers un système qui les marginalise ? Ou peut-on envisager une transformation, une forme de rédemption et de repentance ?
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(*) Nathan Vauthier est étudiant en master 2 de Sécurité internationale, Cybersécurité et Défense à L’ILERI Paris et à l’université de Grenoble Alpes. Il est passionné parallèlement par le fonctionnement des négociations diplomatiques menées lors de conflits armés ouverts à haute intensité. Quant au sujet géopolitique de manière globale, il s’intéresse particulièrement à la diplomatie de défense américaine depuis le XXIᵉ siècle. |
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